3-7 La crise de la représentation et de la légitimité politique.

La mort d’Houphouët-Boigny va laisser la Côte d’Ivoire en proie à une « guerre de succession ». Fin 1993, la Côte d’Ivoire est orpheline de celui qui avait œuvré toute sa vie avec succès, pour être le seul et unique représentant de l’Etat, laissant peu de place et de visibilité à ses adversaires ou à un éventuel dauphin. Les difficultés de la succession vont se cristalliser dans une « dispute » pour le pouvoir entre ceux qui se présentent comme les héritiers ; de cette rivalité va renaître la controverse sur la « nationalité douteuse » d’Alassane Ouattara, jusqu’alors Premier ministre.

Au lendemain de la guerre succession, la situation politique ivoirienne se présentait de la manière suivante. Un PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) miné par des contradictions internes, des conflits d’intérêts et de générations, de ces contradictions naquit le Rassemblement des républicains (RDR, qui, d’abord courant interne au PDCI, se transforma en parti politique). En effet, à partir de janvier 1994, les rénovateurs du PDCI font scission, créent le RDR et désignent l’ancien premier ministre, Alassane Ouattara comme leader. Une grande majorité de la communauté musulmane issue du Nord- les Dioulas- se range derrière Ouattara, considéré comme le leader tant attendu.

Pendant les trois dernières années du « règne », entre 1990 et 1993, Alassane Ouattara s’est progressivement imposé comme l’héritier d’un Félix Houphouët-Boigny malade, qui ne dirigeait plus effectivement le pays. S’il est intervenu dans le temps fort du renouveau démocratique avec l’annonce du multipartisme, il incarne également la rigueur budgétaire des années de crise. Son image est néanmoins celle d’un homme d’action ayant pris les problèmes de la Côte d’Ivoire à bras le corps dès son arrivée au pouvoir. A la mort d’Houphouët-Boigny, il n’est pas seulement le chef du gouvernement, il est aussi le numéro deux du parti. Face à cette légitimité gagnée dans l’action, Henri Konan Bédié, successeur présidentiel constitutionnellement 50 désigné, semble faire pâle figure. Il est peu connu des ivoiriens, mais dispose néanmoins de la majorité au PDCI.

La guerre de succession a commencé bien avant la mort du « Vieux », lorsqu’Alassane Ouattara a rendu officielle sa candidature à l’élection présidentielle de 1995, ce dès le premier octobre 1991. Il plaidera peu de temps après pour la réforme de l’article 11 de la constitution ivoirienne qui stipule que « lors du décès du Président de la République, l’intérim de ses fonctions est attribué au président de l’Assemblée nationale » en l’occurrence Henri Konan Bédié, mais il se voit opposer une coalition défavorable au sein du PDCI et doit y renoncer.

A la mort du président, le 7décembre 1993, Alassane Ouattara tente de rester au pouvoir en saisissant la Cour Suprême et en déclarant qu’il ne quittera pas son poste avant l’annonce officielle de la vacance de la présidence. Le 8 décembre, Henri Konan Bédié s’autoproclame président dans la précipitation ; Alassane Ouattara remettra au même moment sa démission. A partir de cette date une lutte sans merci va être engagée pour la conquête du pouvoir.

Dans cette confusion politique, a émergé le RDR, comme parti politique né en janvier 1994 de la rencontre des militants s’accommodant de moins de moins des pratiques internes au PDCI et des revendications d’une partie de l’élite du Nord de la Côte d’Ivoire voulant se soustraire du statocentrisme akan. Ces revendications contenues dans la « Charte du Grand Nord » diffusée à partir des années 1992 s’articulent autour d’une participation plus importante des populations du Nord à la vie politique ; exigence de participation autorisée par la sortie imminente de la scène politique d’Houphouët-Boigny vis-à-vis duquel ils avaient accepté jusque-là d’être loyaux. Le RDR a capitalisé ces ressentiments des déçus du PDCI et des ressortissants du Nord qui ne veulent plus être considérés comme des citoyens de seconde zone et, a trouvé dans la personne de l’ex-premier ministre, lui-même ressortissant du Nord, le leader capable de porter leurs idéaux dans le champ de cette compétition politique. Cette compétition politique entraîne une lecture binaire du problème ethnique régional et économique entre Nordistes et Sudistes. Les ethnies du Sud, les Akan, les Krou, au-delà de leurs différences, portées par une communauté culturelle tenant au fond forestier, ont invariablement entretenu l’idée que les Nordistes ivoiriens, du fait qu’ils sont massivement migrants dans le Sud, n’y sont pas chez eux. L’assimilation des Nordistes ivoiriens aux étrangers musulmans de l’Afrique Occidentale Française (AOF) avec lesquels ils ont une parenté culturelle renforce chez les gens du Sud la pensée, parfois inconsciente, que ces ressortissants du Nord ivoiriens sont des étrangers 51 .

Désormais, le paysage politique s’est constitué autour de trois personnages représentant chacun une région doublée dans l’imaginaire populaire d’un clan politique : Henri Konan, l’héritier du mythe de l’aristocratisme akan disposant d’un électorat, localisé de façon substantielle dans le Centre, le sud et le Sud-est ; Laurent Gbagbo, le « prophète » de la rupture radicale avec l’houphouëtisme et continuateur, pour certains, de l’œuvre de Kragbé Gnagbé 52 , symbole de ralliement des populations bété et d’une frange importante des populations de l’Ouest, s’estimant marginalisée dans la redistribution des fruits de la croissance, et enfin Alassane Dramane Ouattara, le candidat des dissidents du PDCI et surtout des populations du Nord en majorité musulmanes.

Le débat sur l’ivoirité domine la scène politique et rend compte des jeux de positionnement divers par rapport à l’houphouëtisme. Par le biais de la nationalité, la question de la citoyenneté était posée au sens plein du terme, mais ne trouvait de réponse politique que dans une mobilisation récurrente de la violence au service de ce que les populations du Nord vivaient comme étant des frustrations, sources de crispations identitaires.

En définitive, à la mort d’Houphouët-Boigny, la jeune nation ivoirienne, tout juste trentenaire, traverse la première crise sérieuse de son histoire. La crise économique s’est transformée en une crise sociale qui à son tour a dégénéré en crise politique. Même si les tensions et les déséquilibres augmentent au sein de la société ivoirienne, les luttes de factions entre les anciens « barons » d’Houphouët-Boigny pour le partage des derniers « carrés de chocolat » 53 tendent à dresser le contexte de crise qui a permis la constitution d’une sorte de « terreau fertile » de la rhétorique identitaire.

Notes
50.

Le 7décembre 1993, le gouvernement dirigé par le premier ministre Alassane Dramane Ouattara annonçait officiellement la mort du président Félix Houphouët-Boigny. La succession qui, en principe, aurait dû se faire sans difficultés car ses modalités étaient prévues par l’article 11 de la constitution qui faisait du Président de l’Assemblée nationale (Henri Konan Bédié l’était à l’époque) le successeur du Président de la République en cas de décès, démission ou empêchement absolu, allait ouvrir la voie à une période d’incertitudes pour le pays.

51.

Cette manière de voir les choses est, à l’analyse, le résultat de configurations géographiques qui donnent, presque partout dans le monde, une semblable construction idéologique quand les pays sont composés d’une partie nord et d’une partie sud avec des milieux naturels très tranchés. Le Nigeria, l’Italie, l’ex Union soviétique, le Cameroun en sont des exemples.

52.

La tentative de sécession conduite dans la région de Gagnoa par Kragbé Gnagbé, en octobre 1970, a donné lieu à une sanglante répression. C’est « l’affaire du Guébié » dont le nombre de victime reste controversé. Le traumatisme des populations du Guébié, foyer principal des événements, constitue, dans la région de Gagnoa, le fondement d’une forte hostilité au pouvoir, depuis le président Houphouët-Boigny.

53.

CHALEARD (Jean-Louis), (2000), Les derniers carrés de chocolat. La fin d’un système économico-politique en Côte d’Ivoire. Afrique contemporaine, 1er trimestre, n° 193, p.45