3-8 Le concept d’ivoirité ou la fonction sélective d’une idéologie.

L’affirmation de l’appartenance à une identité culturelle ne serait pas dangereuse en elle-même, si cette quête identitaire n’était pas en même temps synonyme d’exclusion. La définition de l’ivoirité est ambiguë, en ce que les critères sur lesquels elle repose, ne semblent pas faire l’unanimité parmi ceux qui sont censés la définir et la diffuser. Ainsi se dégage au sein de ce mouvement de revendication d’une identité culturelle ivoirienne exclusive, deux courants de pensée contradictoires.

Pour un premier courant, l’ivoirité se définissait comme l’expression des peuples de Côte d’Ivoire, c’est-à-dire à la fois des ivoiriens mais aussi des étrangers qui souhaitaient intégrer les valeurs ivoiriennes.

Selon l’ethnologue Niangouran-Bouah, membre de la CURDIPHE 54 , « l’individu qui se réclame de l’ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à une ethnie autochtone de la Côte d’Ivoire, ou s’il est étranger, d’avoir la nationalité ivoirienne grâce à une demande spéciale. » 55 Pour les défenseurs de cette thèse, il ne s’agissait pas de xénophobie, une thèse critiquée par Jean-Pierre Dozon, selon lequel, « certains de ces idéologues du parti pensaient plutôt encourager une nouvelle sensibilité nationale, distincte du sentiment d’appartenance ethnique traditionnel, devant correspondre à un nouveau palier identitaire, celui de l’Etat-nation. » 56

Cependant pour le second courant, l’ivoirité était un support idéologique destiné à défendre exclusivement les intérêts politiques et économiques des ivoiriens.

L’ambiguïté caractérisée par l’inclusion ou l’exclusion des étrangers souhaitant appartenir à cette identité ivoirienne est sous-jacente et sans doute volontaire dès l’officialisation du concept en 1995. Cette ambiguïté qui engendre ce glissement vers la xénophobie va être reprochée à Henri Konan Bédié et aux idéologues du PDCI dès cette date. C’est la raison pour laquelle, certains acteurs politiques, utilisent un arsenal de mots et de périphrases aux accents parfois lyriques, afin de convaincre l’opinion publique de la légitimité de leur concept. Surtout ils affirment et réaffirment à grand renfort de précautions verbales, l’absence de dimension xénophobe de l’ivoirité. Henri Konan Bédié, lui-même, un an après la naissance officielle de l’ivoirité, lors du 10ème congrès du PDCI, tente de mettre un terme à la polémique que suscite ce concept : « De deux choses l’une, ou bien on est ivoirien, on se sent ivoirien, et on estime que les ivoiriens sont l’expression d’un ensemble d’attitudes, de comportements ou d’opinions qui leur ressemblent et les rassemblent et qu’ainsi ils ont en commun un héritage et des valeurs, une culture nationale à partager et faire fructifier pour en assurer l’universalité (…) ou bien on est étranger à cette réalité, à cette communauté (…) et dans cas on n’est pas concerné par le concept d’ivoirité, mais on peut vivre sa nationalité, sa citoyenneté pleinement dans la paix ; l’ivoirité, quelle que soit notre ethnie, notre religion, notre région, notre race est promise à tous, même aux étrangers pour autant qu’ils embrassent la culture ivoirienne. » 57

Au regard de cette définition, l’ivoirité se présente comme un piège intellectuel inévitable dans lequel vont tomber ceux qui voulaient remodeler la psychologie identitaire de la Côte d’Ivoire. Pour deux raisons, cette rhétorique défensive introduit une fracture sociale dans le compromis houphouétiste en tant que mode particulier de gestion de la diversité sociale : d’une part, la théorisation explicite de l’ivoirité rompt avec l’informalité de praxis politiques restées jusque-là efficaces parce que non écrites ; d’autre part, la systématisation de mécanismes d’exclusion politique justifiés par une ligne imaginaire entre « ivoiriens de souche » et « ivoiriens de circonstance » engendre des « polarisations identitaires » qui débouchent sur des modalités d’affirmation conflictuelle de l’identité.

Notes
54.

CURDIPHE : sigle signifiant Cellule Universitaire de recherche et de diffusion des idées et des actions politiques du président Henri Konan Bédié.

55.

NIANGOURAN-BOUAH, in Ethnics n°1, 1996

56.

DOZON (Jean-Pierre), (2000), La Côte d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonationalisme. Politique africaine, juin, n°78, p. 24.

57.

Extrait du discours d’Henri Konan Bédié, lors du 10ème congrès du PDCI, le 28 octobre 1996. Kipre (Pierre), Les discours politiques de décembre 1999 à l’élection présidentielle d’octobre 2000 : thèmes, enjeux et confrontations. In VIDAL (Claudine), LE PAPE (Marc) (Sous la dir.), (2002) Côte d’Ivoire 1999-200, l’année terrible. Paris, Editions Karthala, p. 93