2-3 Une fonction rationnelle

Il s'agit essentiellement d'une fonction utilitariste de l'ethnicité que l'on va retrouver dans les courants de la nouvelle ethnicité et dans les théories du choix rationnel. Les acteurs instrumentalisent leur appartenance ethnique pour s'en servir comme une ressource dans leurs stratégies sociales et politiques.

Cette fonction est surtout présente dans les pays qui ont institutionnalisé la division des divers groupes constitutifs de la nation en créant officiellement des catégories ethniques. Dès lors, émerge une série d'intérêts en termes économiques et politiques, souvent institués à travers des mesures de discriminations positives, qui incitent chacun à se positionner ethniquement de façon à bénéficier des différentes ressources distribuées par l'Etat ou les collectivités territoriales dans le cadre des ressources politiques publiques.

Ici, les individus tentent de maximiser le bénéfice net qu'ils tireront de leur choix, sachant que pour certains d'entre eux, il est toujours possible de changer d'identité ethnique en fonction du contexte. Cette fonction reste optionnelle et toutes les minorités n'y ont pas accès.

L'exemple du conflit libérien est évocateur à ce propos. En effet, dans le conflit libérien, l'ethnicisation des cercles politiques, économiques et militaire opérée par Samuel Doe au profit des Krahn, et accessoirement des Mandingues, la politique d'oppression menée l'encontre des Gios et des Manos avant le début du conflit, et les représailles perpétrées en retour par ceux-ci à l'encontre des groupes associés à l'ancien régime ont cristallisé la lutte du pouvoir autour d'enjeux identitaires, contribuant à faire de l'appartenance ethnique une dimension importante et instrumentalisée par les acteurs du conflit 85 . Les stratégies d'ethnicisation, menées aussi bien par les régimes américano-libériens successifs que par Samuel Doe, ont conféré au discours identitaire un important pouvoir de mobilisation. L'exclusion délibérée de certains groupes de « natives » jusqu'en 1980, puis le monopole des ressources politiques et économiques reconnus aux Krahn et aux Mandingues après l'accession au pouvoir de Samuel Doe, ont assigné une pertinence politico-économique à l'appartenance tribale.

Bien entendu, l'ethnicité possède d'autres fonctions telles que la ségrégation ou la discrimination. Il ne s'agit pas de les répertorier dans leur totalité et certaines sont abordées plus loin. A ce stade, nous retiendrons que parmi les principales, figurent celles qui permettent la division de l'espace social en des groupes distincts et souvent hiérarchisés dans une logique de dominants/dominés et/ou de majoritaires/minoritaires; la dimension mobilisatrice de l'ethnicité représente également une fonction non négligeable, tout comme celle qui participe à l'élaboration des identités collectives et à la production de traits culturels.

D' après Poutignat et Streiff-Fenart 86 , les problèmes clefs qui se retrouvent de façon récurrente dans la manière d'identifier les problématiques de l'ethnicité sont les suivants :

 Le problème de l'attribution catégorielle par lequel les acteurs s'identifient et sont identifiés par les autres. Il concerne la façon dont les membres d'un groupe s'auto-définissent et la manière dont ils définissent par les autres, ce processus dynamique s'établissant au sein d'une relation dialectique entre définitions exogènes et endogènes. Se pose ici la question de qui détient le pouvoir de nommer.

Le problème des frontières du groupe qui servent de base à la dichotomisation Nous/Eux. Il indique que ce n'est que par rapport à la ligne bien délimitée entre membres et les non-membres que l'appartenance ethnique se détermine. Ces frontières ethniques, plus ou moins stables, ne sont pas des barrières dans la mesure où elles sont mouvantes et perméables. Leur maintien ne dépend nullement de la permanence des cultures des groupes ethniques et elles sont manipulables par les acteurs qui peuvent les produire et les reproduire au cours des interactions sociales.

  • Le problème de la fixation des symboles identitaires qui fondent la croyance en l'origine commune. La croyance en une origine commune, celle-ci s’appuie sur des liens de parenté, la croyance en des ancêtres communs et la fixation de symboles identitaires autours de souvenirs et de mythes.
  • Le problème de la saillance qui recouvre l'ensemble des processus par lesquels les traits ethniques sont mis en relief dans l'interaction sociale. Il exprime l'idée que l'ethnicité est un mode d'identification possible parmi d'autres, elle ne renvoie pas à une essence que l'on possède, mais à un ensemble de ressources disponibles pour l'action sociale.

De son côté, Martiniello 87 souligne l'importance d'appréhender l'étude de l'ethnicité selon trois niveaux distincts: le niveau microsocial, le niveau mésocial et le niveau macrosocial. Le niveau microsocial s'intéresse à l'individu et correspond aux processus d'identification à une entité ethnique. Mais l'ethnicité doit également être approché d'un point de vue mésocial, c'est-à-dire comme un processus de mobilisation groupale et comme un principe mobilisateur pour l'action collective. Enfin, le niveau macrosocial permet d'aborder le concept en fonction des contraintes structurelles de nature sociale, politique et économique qui élaborent les identités ethniques et qui assignent les individus à une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance attribuée à une catégorie ethnique.

Un rapide survol de la littérature traitant de l'ethnicité permet de voir ses différentes définitions. Si certaines convergent, d'autres divergent et donnent l'impression que le terme est utilisé pour rendre compte de réalités tout à fait différentes. Il est nécessaire de nous inscrire dans un champ défini et d'opter pour une définition de l'ethnicité.

D'emblée nous écartons les approches naturalistes et primordialistes basées sur une conception caduque de l'ethnicité que nous ne partageons pas dans la mesure où nous ne considérons nullement les comportements ethniques comme des aspects essentiels et innés de la nature. Il en sera de même pour les théories sociales substantialistes qui renferment des notions à l'évidence obsolètes.

Par conséquent, c'est du côté des théories sociales non substantialistes que nous nous tournons en repérant les caractères constitutifs aptes à élaborer une définition minimale de l'ethnicité. Nous nous inspirerons en cela largement des travaux de Frederick Barth qui ont révolutionné le champ de l'étude de l'ethnicité dans l'introduction du livre qu'il a dirigé et publié en 1969, Ethnics Groups and Boundaries. Cette oeuvre est considérée comme une des premières réfutations systématiques des théories primordialistes et substantialistes.

Pour synthétiser l'approche de Barth on peut dire que ce dernier a été influencé par les travaux du sociologue interactionniste américain Erving Goffman. Sur le plan méthodologique, ses études empiriques se centrent sur les individus qui changent d'identité ethnique afin de comprendre les processus menant à la reproduction des groupes ethniques. Il pense que les identités et les groupes ethniques sont des questions d'organisation sociale et non pas de contenu culturel. La culture n'est pas une donnée, elle n'est pas stable, elle est toujours en flux et recèle souvent des contradictions et des incohérences. Ainsi, ne doit-elle pas être considérée comme un élément de définition des groupes ethniques, mais plutôt comme une conséquence ou une implication de l'établissement et de la reproduction des frontières entre ces groupes. Dans la continuité, Barth considère que les identités ethniques ne sont pas des réalités primordiales, mais sont liées à la situation sociale qui leur donne naissance. L'appartenance à un groupe ethnique dépend de processus d'imputation et d'auto-imputation. Pour qu'un individu ait le sentiment d'appartenir à un groupe ethnique, il faut que ce dernier le reconnaisse comme un de ses membres en termes d'organisation sociale. Les individus manipulent toute une série de marqueurs symboliques pour tracer les frontières entre leur groupe ethnique et les autres. Ceux-ci constituent les seules différences culturelles significatives que le chercheur devra déchiffrer. Enfin, Barth se penche sur le rôle important des leaders ethniques dans la mobilisation de leur groupe.

L'approche de Barth se situe, on le voit, dans une démarche interactionniste qui donne au groupe ethnique une dimension dynamique, celui-ci n'est pas considéré comme un groupe concret mais comme un type d'organisation basé sur l'assignation et l'auto-attribution des individus à des catégories ethniques qui les inscrivent dans un processus de construction sociale d'où résulteront les identités ethniques qui ne sont plus considérées comme des réalités primordiales. De ce point de vue, le groupe ethnique se différencie de la définition traditionnelle de l'ethnie qui a tendance à enfermer le groupe dans un espace où règne la stabilité des entités socio-culturelles. Ainsi Barth présuppose que c’est à travers le contact culturel et la mobilité des personnes et le maintien de leurs frontières que les groupes émergent et persistent en tant qu'unités identifiables. Dès lors, il s'agit de comprendre comment les groupes entretiennent leurs frontières et les conditions de production et de maintien des éléments d'identification des membres et des non-membres. « Dans cette perspective, le problème posé par l'ethnicité est celui des conditions génératives d'émergence des distinctions ethniques et de l'articulation de ces distinctions avec la variabilité culturelle » 88 . Enfin, pour Barth, l'ethnicité est un processus organisationnel dans la mesure où il considère le groupe ethnique du point de vue de l'attribution de catégorie Eux/Nous.

Parmi les principales critiques formulées à l'égard de la position de Barth, on peut retenir le fait que l'auteur, en se focalisant sur les interactions sociales, implique des acteurs individuels ce qui ne permet pas d'expliquer comment les distinctions ethniques émergent dans une ère donnée et comment des groupes en viennent à se séparer. En se polarisant sur les actions individuelles et sur l'acteur individuel, Barth omet parfois de prendre en compte les contraintes structurelles (Etat, institutions etc.).

Ainsi, considérons-nous avant tout l'ethnicité comme une forme d'organisation sociale et politique à l'oeuvre dans la plupart des sociétés contemporaines, basée sur une logique de différenciation et d'inégalité structurelle. Elle repose « sur une attribution catégorielle qui classe les personne en fonction de leur origine supposée, et qui se trouve validée dans l'interaction sociale par la mise en oeuvre de signes culturels socialement différenciateurs ». 89 Par conséquent, elle est liée à la classification sociale des individus et aux relations entre les divers groupes d'une société. Pour émerger, exister et persister, les groupes ethniques doivent maintenir un minimum de contacts entre eux et entretenir des idées de leurs spécificités culturelles, physiques ou psychologiques réciproques. Ainsi, selon Débarbieux, « l'ethnicité est [...] un processus actif, qui permet d'organiser les identités et les interactions, en décrivant les frontières et les relations des groupes sociaux. L'ethnicité est un des éléments dans la production relationnelle des cultures » 90 . Aussi, constitue-t-elle une dimension fondamentale de l'identité de tout individu.

Si elle implique des critères physiologiques, culturels, voire psychologiques, ceux-ci ne doivent en aucun cas être considérés comme des réalités naturelles et innées, mais comme des constructions sociales et politiques dans la mesure où l'ethnicité repose sur la perception par les acteurs et les groupes de l'importance de ces caractéristiques, réelles ou supposées, pour les relations sociales. Enfin, dans cette optique, l'ethnicité est pensée comme un processus actif et variable, jamais fini et toujours en cours de construction.

Ce cadre méthodologique doit nous permettre de nous pencher sur l'étude sur les spécificités de la notion d'ethnicité voire d'identité qui concerne directement notre recherche.

Notes
85.

GALY (Michel), (1998), « Libéria, machine perverse: anthropologie politique du conflit libérien », Cahier d'Etudes africaines, 150-152, XXXVIII, p. 537.

86.

POUTIGNAT (Philippe), STREIFF-FENART (Jocelyne), (1995), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF.

87.

MARTINIELLO (Marc), L’ethnicité dans les Sciences sociales contemporaines.

88.

POUTIGNAT (Philippe), STREIFF-FENART (Jocelyne), Thèories de l'ethnicité, op. cit., p.123-124

89.

POUTIGNAT (Philippe), STREIFF-FENART (Jocelyne), Théories de l’ethnicité, op. cit., p.154.

90.

DEBARBIEUX (Eric), GARNIER (Alix), MONTOYA (Yves), TICHIT (Laurence), La violence en milieu scolaire -2- Le désordre des choses, op. cit, p. 74.