La plupart des analyses contemporaines concernant « les constructions nationales » en Afrique se basent sur le modèle centré et sur le rôle fondateur quasi exclusif de l'Etat héritier du pouvoir colonial. Tout au plus s'interroge-t-on sur la nature réelle de l’appareil que l'on désigne sous le nom d'Etat et sur les rapports qu'il entretient avec la masse des citoyens, masse atomisée, soumise à des tendances centrifuges diverses. Plutôt que de s'interroger sur la date d'apparition de l'Etat dans tel ou tel contexte, on peut alors s'interroger plutôt sur ce qu'on entend effectivement par Etat. En d'autres termes plutôt que d'établir la pseudo-génèse d'institutions définies a priori, il convient de voir comment s’effectue la spatialisation et la polarisation les relations intersociétales. Dans cette optique, « on est conduit à envisager l'histoire, non pas comme un processus tendant vers certaines fins -l'émergence de l'Etat par exemple- mais comme une « pompe » qui de manière simultanée aspire et centralise politiquement, c'est-à-dire édifie des Etats et refoule, satellite des sociétés segmentaires vers la périphérie » 92 .
Depuis quelques décennies, de tels modèles volent en éclat du fait de la résurgence d'identités mobilisatrices collectives dont on croyait qu'elles étaient en résorption. Sous l'impact des explosions « ethniques », « tribales » « identitaires » affectant de nombreux Etats, on doit privilégier une approche susceptible de prendre en considération la complexité souvent extrême des sociétés concernées, leurs contradictions, leurs dynamiques propres, les travestissements qu'y revêtent les modèles importés et la vitalité de contre-polarisations collectives. En effet, le consensus national se trouve périodiquement mis en question du fait de l'existence de champs de polarisation concurrents, ordinairement refoulés à l'arrière-plan de la scène politique mais toujours susceptibles d'entrer en éruption et de mobiliser les citoyens sur des lignes centrifuges.
La société ivoirienne se présente, par exemple, comme un kaléidoscope constamment en mouvement où de grandes configurations concurrentes coexistent, se superposent, s'amalgament en mobilisant les mêmes sujets sur des positions diverses. Chacune de ces configurations de champs collectifs possède ses caractéristiques propres, son discours, sa logique, ses contradictions. Chacune pourrait être au principe d'une élaboration nationale, chacune constitue pourtant un champ spécifique qui a ses composantes, ses lignes de rupture, ses traditions, son « paysage social ». Pourquoi y a-t-il ces soubresauts périodiques des identités? Que recouvrent-elles? Les mouvements de rébellion, les manifestations violentes post-électorales, ne sont-ils que des luttes où se manifestent le particularisme ethnique, les problèmes d'identité en construction ou en re-construction et ou portent-ils sur des mouvements sociaux capables de lutter au nom d'objectifs généraux contre le pouvoir étatique? Quel est le lien existant entre l'ethnicité et la formation des identités dans la gestion quotidienne de l'Etat, l'accès et l'exploitation des espaces-ressources?
Autant de questions qui constituent le cadre général dans lequel nous avons été attirés sur le problème que pose l'exercice du pouvoir dans une société multiethnique et la façon dont ce pouvoir met en acte l'intégration nationale. Or, si nous admettons qu'à chaque pays correspond un modèle et une structure de pouvoir, l'appréhension totale des identités conflictuelles en Côte d'Ivoire ne serait donc possible que si l'on saisit correctement l’évolution de ce pays dans le long moment de l'histoire ainsi que la nature du pouvoir en cours.
Nous tenterons ici d'illustrer ces considérations par une esquisse de la dynamique nationale de la Côte d'Ivoire.
L'expression est empruntée au titre de l'étude de Guy Nicolas « Le Nigéria: Dynamique agonistique d'une nation à polarisation variable », in Cultures et conflits, n° 1, Hiver 1990-1991, pp. 114-150
AMSELLE (Jean-Loup), Logiques métisses, Editions Payot, Paris, 1990, p. 107.