La logique communautaire de la violence occupe une place de choix dans la crise ivoirienne. La rationalité de la violence nationaliste peut donc se penser sur un double niveau. Celui des élites nationalistes et celui des entrepreneurs politiques responsables de la réécriture historique fondée autant sur des souvenirs communs que sur des oublis, pour reprendre la formulation de Renan, qui entraînent la haine ethnique. Ce choix de la violence ethnique peut répondre soit à une logique intercommunautaire, visant l'éviction de l'autre rival ou/et à l'accès au pouvoir, soit à une logique intracommunautaire dans laquelle la violence sert à se démarquer du concurrent pour la représentation de la communauté.
Nous nous proposons d'analyser la géographie ethnique et linguistique de la Côte d'Ivoire mais aussi la représentation de ces ethnies dans le champ politique.
Si le Nord bénéficie d'une homogénéité ethnique et religieuse, on ne peut pas en dire autant du Sud chrétien et animiste, mais scindé en clan rivaux.
Le découpage ethno-régional recoupe des lignes politiques toujours mouvantes. Après la disparition du parti unique et les soubresauts putschistes, chacune des quatre grandes régions s'est dotée à son tour d'un parti et d'un candidat pour postuler à la présidence. Henri Konan Bédié et le PDCI (Parti démocratique de Côte d'Ivoire) pour le Centre, Alassane Ouattara et le RDR (Rassemblement des républicains) pour le Nord, Laurent Gbagbo et le FPI (Front populaire ivoirien) pour le Centre-Ouest, feu Robert Gueï et l'UDPCI (Union pour la démocratie et la paix en Côte d'Ivoire) pour l'extrême Ouest. Une telle configuration ethnopolitique a des incidents sur la situation politique d'aujourd'hui, en particulier, elle permet de comprendre la dynamique ethnique de la prise du pouvoir par Laurent Gbagbo. La lutte ethnique est aussi une lutte pour le pouvoir politique où à l'accès partagé à ce pouvoir. Ainsi en fut-il des Bétés, peuple de l'Ouest marginalisé par la politique d'Houphouët-Boigny, qui déclara en 1970 une éphémère république indépendante avant de subir une terrible répression. Avec Laurent Gbagbo, c'est tout le Nord musulman, souvent résumé par l'appellation de « dioula » qui se voit écarté du pouvoir militaire et politique jusqu'à ce qu’ait lieu une sévère crise de régime.
La crise en Côte d'Ivoire relève aussi d'une stratégie d'instrumentalisation d'une thématique raciste et ethnique par des entrepreneurs politiques soucieux de minorer le rôle central du chef du gouvernement afin d'accéder eux-mêmes aux structures de l'Etat. Le concept d'ivoirité -popularisé par le président Bédié- va permettre d'introduire dans la vie politique ivoirienne une grille de lecture ethnique fort utile pour polariser la vie électorale et chasser du pouvoir un candidat à l'élection présidentielle. Fruit d'un obscur institut proche de certains cercles nationalistes (la CURDIPHE) 93 , l'ivoirité est un construit intellectuel qui permet de restreindre de l'appartenance nationale à certains groupe ethniques (particulièrement les Akan et les peuples chrétiens du Sud) et d'évacuer du débat politique les populations du Nord assimilés à des étrangers. Au-delà des effets brutaux qu'aura la polarisation de ce concept sur la vie politique ivoirienne, c'est avant tout pour chasser du pouvoir le premier ministre Alassane Ouattatra, désigné comme un « étranger musulman » et pour accéder au pouvoir politique (et économique), que certains -à l'image de Laurent Gbagbo- vont étendre et vulgariser ce concept hautement polémique.
Chaque identité ethnique s'enracine dans un héritage culturel généralement reconstruit, mais effectivement mobilisateur. Celui-ci comprend une langue spécifique, un discours historique et mythique exaltant le modèle d'un peuple uni, l'attachement à des institutions particulières: chefferies locales, rituels, cérémonies traditionnelles, folklore, commémoration de grandes figures du passé. Il s'étend aux vêtements usuels, à divers types de comportements stéréotypés jugés caractéristiques de « l'héritage », dont certains se sont élaborés récemment dans les zones de confrontation entre groupes immigrés. Il supporte généralement des dispositions endogames et la persistance d'un népotisme ethnique obligeant beaucoup de citoyens à se classer, parfois contre leur gré, dans un cadre ethnique donné pour accéder à une place ou une à promotion, ou pour défendre leurs droits. Mais le fondement premier des mobilisations ethniques demeure politique. Celles-ci se sont érigées en entités solidaires à l'époque des premiers partages partisans, les leaders politiques ayant alors tendance à chercher à se constituer des électorats fidèles en mobilisant les membres de leur « tribu » sur cette base et en agitant des arguments xénophobes à l'encontre des « étrangers » envahisseurs. Certains partis politiques ivoiriens se sont édifiés sur le socle d'associations culturelles vouées à la défense et à la promotion d'ethnies particulières. Ces mobilisations ne sont toutefois ni exclusives ni permanentes et succombent souvent devant les courants de division issus d'un passé où l'unité ethnique était toute relative, devant la concurrence d'autres pôles de mobilisation, internes ou externes, les clivages nés d'affrontements de leaders locaux ou de confrontations partisanes. Il n'en reste pas moins que le partage ethnique demeure une source de division que des politiciens en quête d'électorat ou d'audience peuvent toujours chercher à raviver avec des succès variables, ou grâce à des mobilisations à l'occasion de problèmes de terre, de postes ou du meurtre de sujets appartenant à un groupe donné.
La prolongation des conflits fait souvent perdre la dimension idéologique au profit de dimensions plus quotidienne de « guerre traditionnelle ». Cela ne signifie pas une réduction de ces conflits à des dimensions tribales ou ethniques. Il y a plus sûrement un processus de politisation de l'ethnicité et non une ethnicisation du politique.
En définitive, la contre-polarisation ethnique montre dans le cas de la Côte d'Ivoire des rapports étroits entre ethnicité et reconnaissance identitaire. L'ethnicité participe des constructions identitaires qui sont à la fois et en partie attribuées par le groupe dominant et éventuellement revendiquées par l'entité dominée. Taylor 94 opère une distinction entre le besoin et l'exigence de reconnaissance, le premier ayant trait aux divers courants politiques nationalistes alors que le second concerne plutôt les groupes minoritaires. L'exigence de reconnaissance peut se lire à travers le lien supposé existant entre reconnaissance et identité comprise dans le sens général de la perception que les individus ont d'eux-mêmes. La reconnaissance ou au contraire la non-reconnaissance ou la mauvaise perception par les autres, participe de la formation des identités au même titre que d'autres éléments. Ainsi, la non-reconnaissance ou une reconnaissance inadéquate peuvent causer du tort à un individu ou un groupe victime d'une mauvaise image d'eux-mêmes renvoyée par les autres et constituer une forme d'oppression qui enferme les êtres dans une manière d'être. Du coup, la reconnaissance de l'identité devient importante car cette dernière dépend de la relation avec le autres.
CURDIPHE: sigle signifiant cellule Universitaire de recherche et de diffusion des idées et des actions politiques du président Henri Konan Bédié.
TAYLOR (Charles), (1994) Multiculturalismes, Différence et démocratie, Flammarion Champs, Paris, p. 41.