La constitution de la population ivoirienne entre l'époque coloniale et les différentes phases d'immigration progressive de la sous région ouest africaine, résulte du double processus d'aspiration et de refoulement ou de rencontre et d'expulsion qui résume une grande partie de l'histoire de l'Afrique de l'Ouest comme sans doute de bien d'autres aires culturelles. L'histoire du peuplement ivoirien, c'est-à-dire l'histoire des migrations des différents constituants ethniques de la Côte d'Ivoire, ne peut-être comprise indépendamment de deux événements majeurs: la colonisation et les processus d'immigration.
L'histoire du peuplement local, telle qu'elle est étudiée par les ethnologues à travers le schéma des « premiers occupants » et des « derniers arrivés » et de la théorie des races coloniales se renforce aussi mutuellement en ce qu'elle transforme le schème structurant, c'est-à-dire le rapport de force entre paysans et Etat-classe en un affrontement imaginaire entre des populations appartenant des ethnies différentes. L'histoire de la Côte d'Ivoire se confond avec celle de ses immigrés aujourd'hui montrés du doigt. Dès le début du XXe siècle, les colons français importent en masse des bras pour leurs implantations de la « Basse Côte ».
Vient le temps de l'indépendance, période pendant laquelle le président Félix Houphouët-Boigny décrète son pays « terre de l'hospitalité » pour les voisins. Burkinabés, Maliens, Ghanéens, Guinéens etc. entendent le message et migrent par vagues massives en quête du « miracle ivoirien ».
Le gros du bataillon descend des pays du sahel, et tout d'abord du Burkina Faso et du Mali, les deux voisins de la frontière Nord. A eux seuls, les Burkinabés (2,2 millions en 1998) représentent aujourd'hui plus de la moitié de la population immigrée en Côte d'Ivoire.
Les Maliens (huit cent mille en 1998) arrivent en deuxième position. Si on ajoute environ deux cent mille guinéens et encore quelques autres, les trois quarts des immigrés viennent donc des frontières septentrionales. Issus des mêmes ethnies, ils n'ont été séparés de leurs cousins du Nord ivoirien que par une frontière tracée d'une période coloniale. Ils partagent les mêmes langues, les mêmes croyances, la même foi musulmane. De part et d'autre des frontières, les noms et les clans familiaux sont un pot commun, par-delà les nationalités. Cette proximité réelle servira plus tard les intérêts des politiciens du Sud, prompts à amalgamer Ivoiriens du Nord et étrangers, à dénoncer un « axe du mal » musulman et une volonté de mainmise étrangère sur le fleuron ivoirien.
La violence ethnique et la contribution aux élans belliqueux qui accompagnent la propagande nationaliste ivoirienne, répondent en premier lieu aux désirs de valorisation matérielle des protagonistes de la haine.
L'un des aspects de la déstabilisation de la Côte d'Ivoire résulte du fait qu'il oppose un Nord musulman regroupant des ethnies transfrontalières et un Sud chrétien tourné sur la défense d'une ivoirité inventée. Il pourrait s'expliquer en termes de motivations économiques. Le soutien populaire fort dont bénéficient les rebelles du Nord passe par une adhésion aux milices armées qui font payer chèrement leur protection aux entreprises locales ou occidentales, forestières et minières, générant un important marché de la sécurité et des emplois ad hoc.
Par ailleurs, la jalousie économique, la volonté de captation d'un marché disputé ou l'intense rivalité dans l'accès aux fonctions publiques ou électives expliquent aussi largement une violence qui se donne pourtant à voir sous les oripeaux de l'idéologie nationaliste.
La violence sert aussi souvent à briser l'ascension économique des membres de la communauté adverse et rivale. Alain Bonnafieux le montre dans le cas du « géant africain », le Nigeria, traversé par de multiples tensions communautaires et religieuses.
Le Nord du pays, sous domination des Haoussa, va mettre en place un islamisme puritain et intégral doublé d'un certain racisme à l'encontre des autres ethnies, qui sera en fait essentiellement destiné à marginaliser les rivaux potentiels, souvent mieux préparés à entrer dans la modernité et à occuper la pouvoir: « A l'approche de l'indépendance, la question du contrôle du pouvoir politique et économique sur fond de dissensions religieuses est devenue très rapidement un enjeu primordial du rapport entre les communautés (...) Depuis le début des années 1950, l'aristocratie du Nord du pays, consciente du retard de sa région par rapport au Sud-est et Sud-Ouest sur le plan économique et éducatif, s'est efforcée de combler cet écart. A l'instigation du Premier ministre de la région, Ahmadou Bello, l'extension de l'islam était favorisée pour renforcer l'hégémonie des musulmans sur le nord Nigeria et accroître leur influence pour le contrôle du pouvoir fédéral ». 95
Le conflit ivoirien et les heurts qui le caractérisent rappellent également cette exploitation -au sens économique du terme- de la violence communautaire. Confronté à une immigration essentiellement burkinabé, réputée fiable et bon marché, une partie de la jeunesse périurbaine éduquée ainsi économiquement marginalisée va développer une rancoeur violente à l'égard de ces concurrents sur un marché du travail étroit. Des ligues de natifs de la Côte d'Ivoire vont multiplier des attaques ciblées contre les immigrés travailleurs, forcés de mourir ou de partir. Cet essor d'une violence instrumentale permettant de barrer l'accès au concurrent n'a pas toujours une motivation économique. La peur d'une idéologie rivale ou d'une radicalité menaçante pour le statu quo instauré par certains peut aussi alimenter le recours aux armes.
En définitive la contre-polarisation régionaliste qui se décline dans le cas de la Côte d'Ivoire sous la dichotomie entre « Ivoirien » et « Ivoirien du Nord étranger » entraîne une distribution spatiale ethnisante et participe de l'émergence de logiques stigmatisantes. Ici s'instaure le rapport entre identité et persécution où le sujet apparaît comme un véritable briseur de rêve dont les différences peuvent être perçues comme des menaces au maintien d'une série de symboles savamment entretenus au cours des temps et présentés aux populations dans le but de maintenir vivantes et vivaces les croyances portées par ces symboles. Pour Goffman, le stigmatisé est « l'individu que quelque chose disqualifie et empêche d'être pleinement accepté par la société » 96 . Le stigmatisé n'est pas seulement exclu, mais aussi et surtout un individu qui fait partie du jeu des interactions quotidiennes communes. Il appartient à la société, mais dans le même mouvement, il est aussi différent.
BONNAFIEUX (Alain), (2003), « Le Nord Nigéria sous la Charia: la question sur l'origine et le sens des violences », Cahiers d'histoire immédiate, n°23, p.47.
GOFFMAN (Erving), (1963), (1975), Stigmates, Les Editions de Minuit, Paris, p.7.