2-3 La contre-polarisation religieuse

La dimension religieuse des imaginaires politiques ivoiriens, en particulier la place de l'Islam dans la culture politique de ce pays, mais aussi dans l'élaboration du conflit, nous amène à analyser ce qu'on pourrait appeler les imaginaires politique et religieux de la Côte d'Ivoire. La fracture religieuse apparaît comme porteuse de tensions et objet de toutes les craintes. En quarante ans, la donne a changé entre chrétiens et musulmans.

Renforcé par une immigration africaine composée pour les trois quarts de musulmans, l'islam a pris la première place en Côte d'Ivoire, une place jusqu'alors réservée aux chrétiens. Félix Houphouët-Boigny, de confession catholique, en tira une part de sa légitimité politique. Mais aujourd'hui, les musulmans représentent 38% de la population vivant en Côte d'Ivoire, immigrés compris, les chrétiens seulement 30 %. Cette supériorité de l'islam s'explique par la présence de très nombreux immigrés musulmans sur le sol ivoirien. D'où la montée d'un sentiment d'invasion, savamment entretenu par les politiciens. Avec l'ivoirité et l'apparition du front des « Tout sauf Ouattara », l'exploitation à des fins politiques de la montée d'une phobie antimusulmane chez les populations chrétiennes constitue le terreau dans lequel s'enracinent les graines de la violence.

Une grande majorité de la communauté musulmane issue du Nord -les Dioulas- se range derrière Alassane Outattara et son parti le RDR (Rassemblement des républicains). Les nordistes estiment que leur heure est arrivée de gouverner. Et surtout, l'ouverture de la joute présidentielle leur permet d'espérer un poids politique à la hauteur de leur importance démographique. Le concept d'ivoirité développé alors par Henri Konan Bédié, servira à rabattre les prétentions politiques des nordistes et à désigner Alassane Ouattara, accusé de n'être pas ivoirien mais burkinabé.

Suspectées de ne pas être complètement ivoiriennes, les populations du Nord sont mises en situation de faiblesse. En réalité, sous couvert de « nationalisme ivoirien », le pouvoir de Konan Bédié stigmatise toute une région au risque de réveiller les démons de la division ethnique et religieuse. Pour asseoir son pouvoir contesté, Henri Konan Bédié joue pleinement sur le réflexe identitaire, manipule les peurs et les jalousies entre ethnies, gonfle la hantise des gens du Sud, chrétiens et animistes, d'être envahis par les immigrés musulmans venus des pays voisins.

C'est pourquoi dans le domaine religieux comme dans d'autres domaines (ethniques, politique, etc.), l'identité est relative: on est akan ou baoulé, premier occupant ou ivoirien par rapport à des musulmans dioula ou malinké. Le rapprochement avec des phénomènes ethniques n'est donc pas arbitraire, puisque l'identité ethnique est souvent fonction du statut politique de l'appartenance religieuse.

Un schéma usuel, fondé sur le schéma régionaliste et promu par le pouvoir colonial, « divise » la Côte d'Ivoire, en un Nord musulman et un Sud chrétien et animiste. En réalité, une partie importante des septentrionaux n'adhère pas à l'islam, et une forte proportion de méridionaux, à l'exception de ceux qui vivent à l'Est, sont musulmans. Cette situation résulte de l'histoire: la religion musulmane s'est infiltrée, en effet, en zone sahélienne depuis plusieurs siècles, marquant la culture des sociétés intégrées au réseau migratoire transsaharien.

Si le discours nationaliste sert de cadre de référence aux engagements personnels, leur offrant une raison d'être, une forme de justification et un encouragement, il ne fonctionne que parce qu'il prend partiellement souche à la fois dans un terreau culturel favorable, mais également parce qu'il rencontre l'intérêt des participants à la violence. Cette confusion entre violence nationaliste et identité prend donc souvent un tour religieux. La religion apparaît ainsi comme une forme d'exacerbation de la violence nationaliste. En effet, l'instrumentalisation de la religion, peut mener le groupe nationaliste sur la voie de la violence. La religion qui habille le conflit nationaliste apparaît comme un prescripteur d'identité, lorsque le cadre national s'avère défaillant et que les thématiques nationalistes sont insuffisantes. L'identité religieuse devient alors un substitut à l'identité nationaliste.

En définitive, la contre-polarisation religieuse entre un Nord musulman et un Sud chrétien, telle qu'elle se décline ici, montre que l'accent est porté sur les différences culturelles et religieuses qui empêcheraient toute intégration à la population et que dans le même mouvement toutes les caractéristiques sociales, linguistiques et culturelles sont niés dans un processus d'homogénéisation. Continuellement, l'islam est pointé comme un obstacle à l'intégration dont la supposée insolubilité dans la République constitue un danger pour la cohésion nationale. Parce que cette dernière peut faire office de marqueur ethnique, elle participe de la constitution du capital ethnique qui agit sur la construction des frontières. C'est alors essentiellement l'islam, appréhendé à tort ou à raison, en tant que modèle de vie différente qui marque les frontières.