Les raisons profondes du conflit ivoirien sont nombreuses: on a une sorte d'enchevêtrement de causes historiques, politiques, économiques, religieuses. C'est donc une nation complexe dynamique, mouvante multipolaire, pluridimensionnelle dont les membres s'inscrivent à la fois simultanément et alternativement dans le cadre de plusieurs espaces collectifs organisés chacun sur la base d'une polarisation distincte commandant sa dynamique.
Ces diverses configurations de rapports sociaux ne forment pas une mosaïque de blocs juxtaposés. Elles s'ordonnent sur un fond de crispations selon un dispositif kaléidoscopique, chaque sujet se trouvant sollicité par diverses appartenances ou identités à la fois sans pouvoir échapper aux déchirements subséquents. Des conjonctures momentanées peuvent l'inciter à privilégier l'une ou l'autre et à se mobiliser en conséquence, fut-ce jusqu'au sacrifice suprême. Chaque sujet doit alors trancher entre les solidarités qui le sollicitent. A chaque restructuration, l’individu doit obéir aux lois de la configuration dominante. Comme le souligne Guy Nicolas, « ces mouvements entretiennent un jeu de politisation/dépolitisation autorisant à la fois les multipolarités et les mobilisations univoques et contradictoires. La polarité nationale, que l'Etat s'efforce de faire prévaloir sur les autres, possède un double statut ambigu de champ dominant, dont le règne requiert la dépolitisation progressive de tous les autres et de configuration alternative susceptible de se voir concurrencée par celles-ci ou l'une d'elles » 97 .
Le mouvement national est bouleversé par les mobilisations concurrentes de certains ensembles partiels débouchant sur des positions centrifuges de types nationalitaires qui ont conduit le pays à la situation qu'il traverse depuis maintenant quelques années.
Après les polarisations ethniques ou interreligieuses qui dominèrent cette crise jusqu'ici (et qui ont resurgi lors de la tentative de putsch du 19 septembre 2002), c'est la configuration régionaliste qui semble aujourd'hui le plus en position de menacer l'unité de la nation qui s'en trouvé coupée en deux blocs (une partie Nord du pays sous le contrôle de la rébellion et une zone Sud sous le contrôle du pouvoir du président Laurent Gbagbo).
Il est aussi important de souligner l'extrême vigueur sociale des pratiques identitaires et l'emprise qu'exercent les politiques et les « rebelles » sur les populations des zones contrôlées tant au niveau de l'identité institutionnelle et dans une moindre mesure qu'au niveau de l'identité oppositionnelle. Le terrain identitaire semble être un laboratoire des mécanismes de déconstruction/reconstruction des dynamiques sociales.
Cette formalisation du champ social s'exprime ensuite de manière globale au niveau politique. En cela, les mouvements de rébellion (MPCI, MPIGO et MPJ), bien qu'ils soient circonscrits à des régions géographiques déterminées (les régions Nord et l'Ouest) et à des populations précises (Sénoufo, Dioula, Malinké, Yacouba), ont constitué et constituent une levée en masse semblable à celle déjà décrite par Bayart lorsqu'il écrit:
« Les mouvements de base se fraient (...) un chemin propre à travers les brèches de la violence étatique, créant un espace autonome d'expression des masses et en dehors de tout contrôle organique de l'Etat. C'est ce qui a conduit les régimes politiques à rechercher aujourd'hui de nouvelles formes de légitimation. C'est aussi ce qui donne aux changements politiques en cours (...) le caractère de processus ouvert. Le problème de la constitution de cet espace autonome d'expression des masses et de son impact éventuel sur la configuration de l'Etat reste entier. » 98
Si comme l'affirme George Balandier 99 , toute société est problématique, c'est parce que les conflits qui l'investissent ont pour effet de redéfinir sans cesse les termes dans lesquels les agents envisagent de débattre du lien qui les unit les uns aux autres. Le contrat social est le lieu conflictuel commun, l'espace antagoniste minimal qui lie les acteurs sociaux les uns et aux autres. « L'identité se définit donc comme un écart ou comme une différence. C'est également l'oubli des conditions de production du social et du politique qui fonde l'identité ou l'ethnicité. Les formations politiques se distribuent sous la forme d'ethnies (Akan, Bété, Dioula, sénoufo, Malinké...) parce que leurs modes d'apparition, de fonctionnement et de disparition se sont perdus dans la nuit des temps. » 100
NICOLAS (Guy), « Le Nigéria: dynamique agonistique d'une nation à polarisation variable » in Cultures et conflits, n°1, Hiver 1990-1991 p.144 (pp. 114-150)
BAYARD (Jean-François), (1989), « La revanche des sociétés africaines », In Politique africaine, n°11, p. 98.
BALANDIER (George), (1971), Sens et puissance, Paris, PUF.
Amselle (Jean-Loup), Logiques métisses, op. cit., p.88