Troisième partie - Les lieux et les évènements de la guerre

Introduction

La guerre, par les événements qu’elle représente, qui sont toujours des événements graves, tragiques, comme par la décision et l’engagement qu’elle représente, qui sont toujours des engagements ultimes, a un rôle et une dimension spécifiques dans le champ de la communication politique, car c’est l’existence même d’un pays qui peut être en jeu quand elle surgit. Elle se présente à nous souvent comme le résultat d’un déséquilibre, son aboutissement ultime, son point de rupture ou sa liquidation. Etape fondamentale dans le processus de représentation de la violence, la communication pendant la guerre permet aux médias de maintenir la permanence symbolique du fait institutionnel, au moment où les institutions et la sociabilité politique sont en crise.

Les médias assurent ainsi le maintien minimal des identités symboliques et des représentations politiques ; mais également et surtout, ils assurent la présence symbolique de la guerre dans l’espace public par la confrontation permanente entre le réel de la guerre et les représentations symboliques dont elle peut faire l’objet. A ce titre pendant le déroulement de la guerre, les médias assurent la médiation entre l’espace symbolique (la représentation dans l’espace politique) et l’espace réel (le déroulement effectif des engagements et des actions qui font l’actualité de la guerre).

En Afrique de l’Ouest, la particularité du contexte régional a essentiellement trait à la diversité et à la superposition des modes de confrontations : aux conflits sociaux et identitaires régionalisés se conjuguent des affrontements interétatiques indirects se manifestant par la complicité des Etats avec certains mouvements rebelles. C’est le cas notamment des conflits libérien, sierra léonais, casamançais, bissau-guinéen et ivoirien qui contribuent à légitimer l’hypothèse d’un « régionalisme conflictuel de nature transfrontalière ou transétatique.

Ce régionalisme conflictuel postule la continuité existant entre le rapport politique (interne) et le champ conflictuel, d’où les notions, élaborées par Didier Bigo, de « conflit enchevêtré » et de « continuum conflictuel » 101 .

La notion de « continuum » met l’accent sur la rencontre de l’ordre interne et de l’ordre international dans le champ de la conflictualité. « La conflictualité politique contemporaine forme un continuum traversant la frontière entre ordre interne et ordre externe, et se situe, pour presque tous les phénomènes qui la concernent, dans l’interface de ces deux ordres qui ont fabriqué des disciplines différentes : relations internationales et sociologie politique. » 102

La notion de « conflit enchevêtré » permet de prendre en compte un grand nombre de paramètres et de mettre l’accent sur la coexistence de processus conflictuels qui, tout en étant distincts, n’en sont pas moins imbriqués et complémentaires. A cet égard, ce complexe conflictuel offre des exemples de situations d’interprétation de deux ordres, dans lesquelles « la dynamique de la lutte, que ce soit dans l’ordre interne ou dans l’ordre externe, a tendance à brouiller les frontières des secteurs sociaux, à les désegmenter, à faire perdre aux acteurs leurs lignes de conduite habituelle … et l’on pourrait même généraliser en affirmant qu’il n’existe plus de conflit interétatique ou même intraétatique [pur] » 103 . Les meilleures illustrations des deux notions de « continuum conflictuel » et de « conflit enchevêtré » sont offertes par le conflit bissau-guinéen à l’époque des luttes de libération nationale et par l’irrédentisme casamançais dans la partie méridionale du Sénégal. Ces deux cas révèlent les positions symétriques ou asymétriques des acteurs engagés directement dans le conflit. « Durant la guerre de libération nationale (1963- 1973) contre le colonisateur portugais, les maquisards bissau-guinéens avaient trouvé facilement appui à l’extérieur du pays. Celle-ci terminée, certains paysans transfrontaliers furent honorés et parfois récompensés pour avoir nourri et abrité les gens du PAIGC ou même transporté des armes. Dans le sud du territoire, des combattants nationalistes traversaient la frontière pour se réfugier jusqu’à Kandiafara en Guinée Conakry, où stationnait une partie de l’armée guinéenne, qui fut un temps commandée par Lansana Conté, l’actuel président, alors que Nino Viera, alors responsable militaire de la zone sud dans la guérilla, fréquentait ces lieux » 104

De même, la rébellion casamançaise des années 1980 qui a connu une résurgence tout au long des années 1990 et qui s’est affirmée sans cesse davantage au Sénégal, ne relève pas uniquement de l’affirmation identitaire et localiste : elle est également la manifestation d’une crise qui à l’origine géographiquement circonscrite, avait mué en crise régionale 105 .

Du fait de sa contiguïté territoriale avec le foyer de la crise casamançaise et de la répartition des deux côtés de la frontière de l’ethnie diola, le territoire bissau-guinéen a servi de base arrière à la rébellion du MFDC (Mouvement des forces démocratiques de la Casamance) mais aussi de refuge aux casamançais fuyant les combats.

Dès la création du MFDC en 1982, l’Etat sénégalais n’a cessé de dénoncer l’approvisionnement en armes dont auraient bénéficié les rebelles à partir d’une Guinée-Bissau devenue indépendante. L’insistance du Sénégal a incité, entre 1994 et 1996, les autorités de Bissau à engager leurs forces armées le long de la frontière nord, dans le cadre d’opérations combinées avec l’armée sénégalaise. Pourtant, parallèlement à cet engagement, certains hauts responsables militaires bissau-guinéens, participaient à des trafics d’armes au profit du MFDC. C’est d’ailleurs ce qui explique la justification officielle de l’intervention de l’armée sénégalaise aux côtés du président Nino Viera en Guinée-Bissau lors de la mutinerie du 7 juin 1998 puisque ; au-delà de la « guerre juste », se trouvent une certitude et une présomption : « la certitude que de hauts responsables de l’armée bissau-guinéenne trempent dans un trafic d’armes à destination de la rébellion casamançaise, alors que la Guinée-Bissau se porte garante des accords jusque-là négociés entre le Sénégal et le MFDC. La présomption selon laquelle le général Ansoumana Mané, chef des mutins, récemment démis de ses fonctions de chef d’Etat-major au motif de son implication dans le trafic -selon la version officielle- pourrait bien être un rouage essentiel (…) » 106 Les enjeux de cette intervention militaire sénégalaise pour soutenir le président bissau-guinéen Nino Viera contre la mutinerie d’Ansoumana Mané, se résume à l’équation selon laquelle, une défaite des mutins signifierait, du côté sénégalais de la frontière, la fin de la rébellion du MFDC.

Les stratégies des acteurs génèrent de nouveaux enjeux politiques : l’espace politique étatique et non étatique, les dynamiques transnationales, les dimensions ethniques et régionales, les influences individuelles, collectives ou internationales sont autant de facteurs qui participent d’une redéfinition de la paix. Dès lors, les enjeux ne sont pas conçus exclusivement sur une base nationale mais aussi sur une base à la fois interétatique ou transétatique. « Contrairement à l’idée d’une hiérarchie simple qui subordonnerait les conflits locaux au contexte international régi par les rapports de forces entre les grandes puissances (thèse des stratégistes sur le contournement de la dissuasion par dérivation sur les conflits locaux), il y a en réalité une autonomisation du niveau local, un découplage entre l’historicité propre du conflit et le contexte international ou plus exactement une hiérarchie enchevêtrée où les logiques des deux niveaux (local, international) se superposent et se confondent au plan des représentations des acteurs mais se séparent et s’opposent au plan des profils conflictuels. » 107

Ensuite, des affrontements internes, dont l’enjeu est l’accès au pouvoir ou à l’inverse sa conservation, qui sont souvent étroitement liés sinon à la problématique de la démocratisation, du moins à la remise en cause de la gestion patrimoniale et clientéliste de la plupart des Etats de la sous-région.

Et enfin la posture politico-diplomatique de la France en Côte d’ivoire et en Afrique de l’Ouest, articulée autour de la conservation des liens privilégiés avec les pays francophones de la sous région, fait que les médias français s’intéressent particulièrement aux conflits qui touchent ces pays. Ces médias seront par conséquent confrontés aux notions fondamentales de l’altérité parce qu’ils sont amenés à traiter d’événements tragiques se situant hors de leur espace géographique. La guerre, en raison de l’antagonisme qu’elle représente entre les adversaires, demeure un facteur d’identification publique forte et de violence idéologique. Par conséquent, même si elle se déroule à l’extérieur des frontières, elle suscite une forte demande d’information tout à fait compréhensible et qu’il n’est guère facile de satisfaire dans l’immédiat. De ce point de vue, les règles de la proximité et ou de l’éloignement, dans leur double dimension géographique et psychologique s’appliquent dans ce contexte particulier. Cette loi de la proximité ou de l’éloignement est à l’origine d’un phénomène d’ « internationalisation » de la perspective sur l’événement, phénomène d’autant plus présent dans le discours médiatique qu’il suscite des implications dans l’espace public, notamment du fait de la quantité de ressortissants français en Côte d’Ivoire.

Notes
101.

BIGO (Didier), (1991), « La conflictualité à travers l’analyse de la banque de données de l’Institut français de polémologie » , Approches polémologiques : conflits et violence politiques dans le monde au tournant des années 1990, Paris, Fondation pour les études de défense nationale, Institut français de polémologie, pp. 51-80

102.

BIGO (Didier) « La conflictualité à travers l’analyse de la banque de données de l’Institut français de Polémologie », Approches polémologiques…, op. cit., p.53

103.

Ibidem, p.52-53

104.

GAILLARD (Gérard), (1999), « Guinée-Bissau : un pas douloureux vers la démocratie », Afrique contemporaine, n°191, 3ème trimestre, p.44

105.

Les griefs économiques d’une partie des habitants de Casamance à l’encontre de Dakar, accusé de se comporter comme un véritable colonisateur intérieur, sont les suivant : les droits de prélèvements piscicoles opérés le long de ses côtes par des flottes industrielles étrangères, les bénéfices de l’exploitation forestière ou les revenus touristique de la Casamance ne retombent pas sur une région qui concentre l’un des plus fort taux de chômage du Sénégal, alors qu’elle procure la majorité des ressources nationales

106.

Institut Panos, Rapport colloque « Médias pour la paix : comment les appuyer et les renforcer », Atelier de réflexion. Stratégie et méthodologie, Accra (Ghana) 26-27 avril 1999, p.45

107.

BIGO (Didier), « Les interprétations des années 1989/1990 : enjeux et problématiques », Approches polémologiques…, op. cit., p.35