Dans cette partie qui constitue une analyse de notre corpus de la presse française, en particulier Le Monde et Libération, la perspective comparative entre médias nous permettra de saisir les convergences et les divergences entre les représentations d’un même conflit. Nous avons opté pour une étude structurée en plusieurs chapitres qui s’articulent autour des thèmes majeurs de la représentation de la guerre dans les médias à travers trois dimensions : analyse du discours, analyse du lexique et, enfin, analyse de l’image. Il s’agit principalement de la représentation de la guerre dans les journaux notamment l’implication du système médiatique dans la construction des représentations collectives. En effet, plus que jamais, il semble que ce n’est plus l’événement qui fait sens, mais sa projection médiatique. Ainsi, nous partons du postulat selon lequel les médias construisent leur thématique comme un « savoir » « à propos » des événements qui se produisent dans le monde, contribuant par là même à l’élaboration de ce qu’il est convenu d’appeler l’espace public. Il s’agit donc en fait, non pas d’une réalité ontologique de l’espace public, mais de la représentation que s’en font les médias en l’imposant à leurs destinataires. Cet espace public des médias est structuré par une grille de lecture hiérarchisée qui distingue, des rubriques (« vie politique », « monde international », « économie », « sport », « culture » etc.), des sous-rubriques (par exemple dans la rubrique « monde international », on voit apparaître : Amérique, Asie, Afrique, Europe, etc.) puis encore peut-être, des sous-divisions (par pays, par exemple). Ce découpage produit ce que nous appelons des « macro-thèmes de traitement de l’information ». Ici, dans notre étude, le macro-thème est déterminé par avance et se confond avec l’objet de l’étude « le conflit ivoirien ». Il est lui-même subdivisé, pour les besoins de l’analyse, en sous-thèmes. Cette structuration en sous-thèmes ne correspond pas pour autant à un découpage apriorique du contenu. Il dépend du rôle que jouent les acteurs impliqués dans l’événement : soit un rôle d’action (belligérants, militaires, hommes politiques, civils) soit une rôle de parole en tant que sujet parlant et de la nature de leur déclaration. Le critère qui définit le sous-thème est un processus qui décrit les « actants », les « processus » dans lesquels ils sont impliqués et les finalités qu’ils sont censés poursuivre, et la valeur discursive de celles-ci. Cela nous a permis de déterminer à propos du conflit en Côte d’Ivoire plusieurs sous-thèmes : la guerre dans les médias, la représentation des acteurs, la représentation du pouvoir et enfin l’identité.
Cela dit, à chaque événement d’une gravité telle que la guerre, nous devons chercher à comprendre comment ces faits s’impriment de manière particulière dans le discours médiatique parce qu’ils sont saisis et construits par le filtre des médias.
Le premier chapitre analysera la mise en discours de la guerre à partir des événements du 19 septembre 2002, en l’occurrence « la tentative de putsch ». C’est la première occurrence de la guerre dans les journaux, par conséquent son traitement et sa qualification orienteront la position des médias par rapport au conflit, notamment à travers l’analyse des « Unes » et les éditoriaux mais aussi et surtout les occurrences lexicales. Avec cette catégorisation, les journaux hiérarchisent et structurent leur attente de l’événement, conditionnent tant par son contexte et son histoire que par le contrat de lecture qu’ils établissent avec les destinataires.
Les facteurs explicatifs des conflits armés sont évidemment multiples et jouent différemment selon les contextes. On ne peut les réduire au modèle clausewitzien supposant que la violence est un moyen pour aboutir à des fins clairement définies par des stratèges. La complexité de la crise ivoirienne met la lutte pour le pouvoir au cœur de la représentation de la guerre.
La représentation du pouvoir durant la guerre par les médias, constitue un autre aspect de cette analyse. Les facteurs politiques, le plus souvent mis en avant, sont évidemment importants, que ce soit en termes de déficit de légitimité du pouvoir en place de Laurent Gbagbo, de manque de compromis socio-politiques, de querelles de chefs (Gbagbo, Ouattara, Henri Konan Bédié) pour l’accès au pouvoir. La guerre peut avoir ainsi pour finalité politique d’accéder au pouvoir par la force ou de le conserver, parce que « le pouvoir est la dimension proprement réelle qui, dans l’espace de la sociabilité, différencie les uns des autres de l’indistinction ; certains ont le pouvoir, d’autres ne l’ont pas. C’est le pouvoir qui représente le réel du politique, en offrant la différence constitutive des acteurs dans leur singularité, et donnant une consistance effective à la mise en œuvre de leurs choix et de leurs orientations dans l’espace de la sociabilité » 108 .
Le déclenchement de la guerre apparaît comme un moment de recomposition des savoirs existants, c’est-à-dire des référents. Cette nomination des référents s’articule autour de l’opposition entre la configuration de l’espace politique antérieure à la guerre et celle qui est inhérente à la guerre. L’on assiste par conséquent à la prolifération d’un discours ou d’un lexique à fonction identificatoire qui tient à la nature de la crise ivoirienne.
Ce chapitre examinera à travers le discours médiatique les modes de dénomination et de qualification des acteurs politiques du conflit et les représentations qui s’y rattachent. Dans la mesure où le politique s’articule entre le fait et le dire, entre la représentation et l’action dont sont porteurs les acteurs de la sociabilité, alors la représentation par le savoir donne au lien social la consistance de discours entendus et d’images regardées tandis que la représentation par l’institution met en scène la consistance de discours prononcés. Bernard Lamizet souligne que : « Les acteurs politiques, par les stratégies qu’ils mettent en œuvre, donnent leur existence réelle, effective, aux formes institutionnelles de la sociabilité et des lieux dans lesquels elle se déroule et se met en œuvre (…) Les acteurs politiques sont les acteurs qui nous rendent la consistance politique de la sociabilité perceptible autant qu’intelligible : le rôle des médias, de l’information, de la communication politique, et d’une manière générale, de l’ensemble des formes et des structures du langage et du symbolique, est de mettre en œuvre les stratégies et les structures qui rendent les acteurs présents à notre conscience et à notre culture de citoyens » 109 .
Enfin, ce chapitre étudiera la problématique des différentes dimensions de l’identité en l’occurrence de l’identité nationale, politique, ethnique et culturelle telles qu’elles apparaissent dans le traitement et la représentation de la guerre ivoirienne par les médias. Le risque de conflit ouvert est accru lorsque les responsables politiques remettent en question les compromis et s’appuient sur certains clans, factions ou ethnies. Les référents identitaires, communautaires, tribaux, ethniques ou claniques favorisent, dès lors, des logiques de fractionnement : tantôt celle du contrôle du territoire par un pouvoir central, tantôt celle de la conservation du pouvoir. « Le mal ivoirien ne tient pas tant à l’opposition d’une approche positive de la citoyenneté et d’une approche se fondant sur l’ivoirité qu’au contexte actuel : un revirement soudain par rapport aux pratiques d’intégration de tous les groupes sans statut précis autre que la capacité de produire et d’enrichir l’Etat, la configuration de leaderships politiques qui, au nom de la neutralité et la transparence d’une gestion technocratique du pouvoir, cristallisent chacun des aspirations ethniques au contrôle politique » 110 .
On ne se divise plus seulement sur des programmes politiques mais aussi sur des appartenances géographiques ou ethniques. Ces phénomènes de repli ethnique provoqués par des manœuvres politiciennes, accentués encore par la guerre, contribuent à exacerber les crispations identitaires.
Cela n’empêche pas le cinéaste belge Benoît Scheuer de conclure, dans un film, que le pays d’Houphouët-Boigny est devenu une véritable « poudrière identitaire » 111 Il s’agira ici d’examiner dans le discours médiatique, le poids du repli identitaire ou d’un nationalisme dans le cas de cette crise socio-politique à travers le thème de l’ivoirité perçu comme affirmation nationale, forme de redéfinition de la citoyenneté ou comme ethno-nationalisme.
Depuis maintenant trois ans, la Côte d’Ivoire a basculé dans un cycle de déstabilisation et de violences politiques dont l’issue paraît incertaine. Entrecoupé de brèves périodes de rémission, le conflit a connu de multiples soubresauts, qui présentent les symptômes d’une guerre civile généralisée débouchant sur un éclatement du pays, voire sur un embrasement régional. Autrefois modèle de prospérité économique, d’ouverture et stabilité politique, la Côte d’Ivoire a donné, ensuite, l’impression de s’enfoncer inexorablement dans la crise. Ce dénouement paroxystique qui évolue d’un état de stabilité à celui, chaotique, de la guerre civile, entraîne nécessairement des questions : Quels ont été, du point de vue des médias, les mécanismes de l’engrenage qui ont plongé le pays dans la guerre civile ? Plus précisément, comment le discours des médias représentent t-il cet engrenage ?
Partant de l’idée selon laquelle à l’origine de toute guerre, se trouve le recours à la violence avec ses conséquences immédiates, le sang versé, la mutilation, la mort, nous avons trouvé essentiel de mettre en évidence, ses différentes manifestations à travers sa représentation médiatique. La représentation de la guerre, violence brutale qui surgit dans nos sociétés et dont les conséquences sont la suspension de la médiation, l’extermination de l’autre, son élimination de l’espace social, l’abolition de toute communication, pose une question extrêmement difficile aux médias qui tentent à la fois de dire et de d’expliquer.
Dans cette représentation de la guerre, le discours médiatique acquiert toute sa consistance à travers deux pôles : un « faire savoir » et un « faire croire » qui s’articulent autour de trois fonctions principales : explicative, captatrice, et enfin socialisatrice.
Selon Patrick Charaudeau, dans Grammaire du sens et de l’expression 112 , un récit relève d’une vérité homogène et universelle et la représentation de l’authenticité du vécu sous des formes de parcelles de vérité concrète et simple.
Partant du postulat selon lequel les situations de guerre et les phénomènes de violence confrontent différentes figures dans les représentations médiatiques, nous analyserons la nature fondatrice de la guerre présente dans le discours médiatique d’information.
En tant qu’objet langagier, le discours médiatique fait l’objet d’une analyse « sémio-disccursive ». « Sémio », en ce que le sens traduit par les journaux, passe par les catégories de formes (des mots, des fréquences de mots et leur agencement) qui signifient en tant que telles, comme les règles d’engendrement du discours. « Discursive» en ce que ces catégories de formes-sens ne sont pas celles des systèmes de la langue, mais celles d’un usage qui en régule la combinaison, la contextualisation et l’intertextualisation en fonction de conditions d’énonciation et de lecture.
A propos de la représentation de la guerre par les journaux, il s’agira de vérifier certains points : le fait d’utiliser tel mot plutôt que tel autre pour représenter la guerre ivoirienne, le fait d’utiliser telle construction discursive plutôt que telle autre pour commenter ou en rendre compte, décrire des événements qui ont précédé ou suivi le déclenchement de la guerre, le fait de présenter le discours d’information dans telle mise en scène plutôt que dans telle autre, révèlent les places qu’occupent dans la scène de l’information, les différents protagonistes, leurs stratégies d’argumentation et de dramatisation, et donc finalement les engagements idéologiques des journaux.
Pour comprendre la stratégie discursive des journaux dans leur représentation de la crise ivoirienne et déceler les différences entre les quotidiens sur le même événement nous étudierons les catégories du discours médiatique selon une perspective thématique et, ensuite, en comparant ces différents discours.
Il s’agira ici pour nous de décrire la manière dont sont rapportés les événements par les quotidiens, sous formes de récits ou de commentaires, en sachant que le discours d’information médiatique résulte de la combinaison de divers procédés : procédé d’énonciation, procédé de structuration du contenu, procédé de mise en scène qui dépendent de la ligne éditoriale du journal.
Les procédés d’énonciation nous permettront de déterminer la manière avec laquelle l’instance médiatique- le quotidien et le journaliste- se distancie ou se situe par rapport au traitement des événements de la guerre ivoirienne, et a donc recours à des stratégies d’orientation argumentative ou de dramatisation, susceptibles d’intéresser voire de captiver le lectorat.
Les procédés de mise en scène nous permettront à travers le discours et les images, de comprendre la représentation de « l’espace de la guerre », cet espace dans lequel les différents acteurs, à travers à la fois leur action, leurs discours et donc les représentations qu’ils se donnent de leurs pratiques, construisent une certaine identité symbolique.
La façon pour les médias de rendre compte de cet espace, c’est de décrire ce qui s’y passe (les faits, les déclarations) et ce qui s’y symbolise (opinions et système de valeurs représentées).
Notre étude repose donc sur une double analyse du matériau discursif et du matériau visuel. D’une part, cette analyse consistera à relever les traces discursives, d’objectivation ou de dramatisation, qui témoignent de la façon dont la guerre ivoirienne est décrite, et les traces argumentatives, plus ou moins orientées, qui relèvent la façon dont l’événement est commenté. D’autre part, cette analyse consistera à décrire les modes de scénarisation visuelle de la représentation de la guerre, modes qui témoignent de la façon dont les quotidiens cherchent, en même temps ou successivement, à « se légitimer », à « être crédibles ».
LAMIZET (Bernard), La médiation politique, Paris, L’Harmattan, p.359
LAMIZET (Bernard), La médiation politique, op. cit., p.230
LE PAPE (Marc), VIDAL (Claudine), Côte d’Ivoire. L’année terrible 1999-2000, Paris, Editions Karthala, 2002, p.167
SCHEUER (Benoît), « Côte d’Ivoire, poudrière identitaire ». Ce film se diffusait en 2001 clandestinement lors des campagnes par les détracteurs de l’ivoirité et de la xénophobie, jusqu’au jour où, le président Laurent Gbagbo a pris connaissance de son existence. Ensuite, il a exigé du ministre de la communication sa diffusion à la télévision nationale suivie d’un débat. Dans ce film, Benoît Scheuer essaie de faire connaître au monde cette page sombre de la Côte d’Ivoire, en donnant la parole aux victimes et aux auteurs (intellectuels, gendarmes etc.…) de ces crimes.
CHARAUDEAU (Patrick), (1992), Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette.