Il apparaît nécessaire, pour mieux saisir les aspects inhérents au journal quotidien, dans la mesure où il opère une sélection des nouvelles avant de les mettre en scène dans ses pages comme faits historiques du moment, de définir le sens de l’événement pour et dans la presse. On va comprendre l’événement dans le sens où l’actualité nous l’impose à travers les médias. Mais cela ne signifie pas que l’événement s’élabore à l’état brut. Comme le montrent Maldidier et Robin, loin d’être de purs « enregistreurs de la réalité » 113 , les médias la subvertissent, la transfigurent. En d’autres termes, il n’existe pas d’événement avant d’être saisi par le sujet d’énonciation. L’événement est une construction à partir du réel. Le monde à commenter passe alors par le travail de construction de sens d’un sujet d’énonciation qui le constitue en monde commenté.
Selon Pierre Bourdieu 114 , les faits sont produits par et pour les luttes pour l’imposition du sens et de la valeur du monde social. La signification du sens de l’événement, dépend du regard d’un sujet qui l’intègre dans un système de pensée et ce faisant le rend intelligible.
Il faut alors s’intéresser à la manière dont les médias produisent un événement. C’est qu’on appellera processus d’ « événementialisation ». C’est bien entendu à l’aide du langage que le monde à signifier se transforme en monde signifié. Ce monde signifié acquiert par conséquent toute sa consistance dans le processus d’événementialisation.
L’événement médiatique est le résultat de la série des mises en mots et en images qui produisent un événement susceptible d’être perçu dans l’information. Il faudrait donc tenir compte de la procédure de mise en mots qui constitue les contraintes discursives propres au contrat de communication médiatique.
En effet, l’événement se produit et s’organise en fonction de sa diffusion par les médias. Ainsi, les journaux selon leur ligne éditoriale, le filtrent, le réorganisent, le grossissent, le diminuent, le colorent.
Cette appropriation de l’événement permet de dire par conséquent qu’il existe « une mise en médias », comme il existe une mise en scène : « l’événement, c’est le surgissement inattendu, soudain, troublant le cours des choses, révélateur des problèmes enfouis. Repris par l’ensemble des systèmes de diffusion et d’information, il subit une série de transformations, de réorganisations, de grossissements. Le fait singulier devient le fait diffusé se répandant alors dans l’opinion en plus ou moins grande résonance, rejoignant toute la zone des valeurs, des symboles, des modes de relations sociales, des sentiments » 115
Cette première remarque permet ainsi de noter quelques invariants liés à la notion d’événement : il se date et se localise avec précision ; il se situe dans un temps qui dépend de la perception que lui donnent les médias, ses conséquences sont durables. En outre, ce qui caractérise de prime abord l’événement, c’est son émergence dans une zone géographique précise et le changement progressif et durable du système à l’intérieur duquel il fait événement.
La seconde remarque est une précision sur le lieu et le système, car il s’agit toujours de l’homme dans son rapport à un événement. Cela se manifeste de plusieurs manières : une avalanche de neige ou un typhon dévastateur sont par exemples des accidents physiques fréquents ; toutefois ils ne deviennent véritablement des événements pour la presse que si la chute de neige ou les inondations conséquences respectives de l’avalanche et du typhon, ont des conséquences désastreuses humaines ou matérielles.
En d’autres termes, un accident, une catastrophe « naturelle » ne devient événement que s’il fait des « victimes » : la nature ne devient événementielle que lorsqu’elle atteint la « culture ».
Par exemple, un tremblement de terre est un événement en fonction du bouleversement « apparent » qu’il provoque. Le séisme qui a secoué le Maroc en mars 2003, fait événement (plusieurs photographies dans Libération) alors qu’une sécheresse tout aussi meurtrière, (phénomène également « naturel ») ne fait que rarement événement.
En définitive, ce n’est guère la réalité du phénomène qui constitue l’événement, mais son apparence ; c’est donc dire qu’il n’y a d’événement que dans le regard d’un sujet. L’événement de presse semble comporter l’expression d’une subjectivité essentielle, d’où peut lui venir une profonde ambiguïté ou une relativité qui permet de mesurer l’événement, de le graduer, en quelque sorte, selon une loi de proximité entre la zone géographique d’émergence de l’événement et le système ou le groupe humain qui en est affecté.
Or depuis un siècle, le développement des moyens de communication et l’évolution technique de transmission de l’information ont profondément modifié le rapport entre l’événement et son éloignement spatial et temporel. Les médias paraissent a priori susceptibles de faire succéder la fréquence de l’événement à sa rareté, quand ce n’est pas l’instantanéité de l’information qui fait elle-même événement : la transmission « en direct » d’un fait lointain apporte à l’information une « plus value » événementielle. On assiste ainsi à un « retour de l’événement » 116 . Ainsi l’événement pouvait exister dans d’autres discours ou faire exister d’autres discours, et, en particulier, celui de la presse qui entretient avec lui un rapport essentiel. Ce rapport entre la presse et l’événement est révélé par la place qu’accorde la presse aux faits les plus anecdotiques de la vie quotidienne dans la mesure où les rapports sociaux sont souvent tributaires du fait le plus anodin. Edgar Morin souligne d’ailleurs la fonction prépondérante de l’événement dans l’histoire et soutient « alors que la survie d’une espèce ne dépend pas d’un ou de quelques combats douteux, le sort d’une société peut dépendre de quelques événements heureux ou malheureux, notamment des guerres, dont le déroulement et l’issue comporte toujours, sauf en cas d’inégalité écrasante dans le rapport des forces, quelque chose d’aléatoire » 117 .
Ce caractère aléatoire montre que la presse ne se donne pas pour fonction exclusive l’enregistrement des faits antérieurs, mais qu’elle « entretient la société dans l’attente de l’événement ». 118 Dans cette optique, l’on peut avancer l’assertion selon laquelle la presse quotidienne ne peut se développer que dans une société consciente des conflits qui menacent sa stabilité et incertaine de sa pérennité.
Dans le même ordre d’idées, Moles dans Notes pour une typologie de l’événement 119 , remarque que l’événement est « centripète » et non « centrifuge » entendant par-là qu’il, est un message reçu et non un acte émis.
Aussi l’événement entre-t-il immédiatement dans la mémoire sociale comme un bien culturel qui lui appartient de plein droit, alors que même, précisément, il paraît souvent contredire cette mémoire. Il en ressort quelques remarques : la première est que certains de ces événements (la mort d’un écrivain célèbre, les mœurs sexuelles d’une star) sont d’abord fondamentalement de l’ordre du privé. Ce passage du privé au public suppose qu’il existe quelque chose comme des archétypes du remarquable : ces événements ne deviennent tels que dans la mesure où ils servent de repères d’identification. Cela suppose aussi que les journalistes détiennent en quelque sorte un « mode d’emploi » du remarquable. Les journalistes, en tout cas, fonctionnent ici comme les « émissaires du social » selon le mot de Moles, lorsqu’ils vont à la rencontre de l’événement, et, dans une large mesure, ce sont eux qui le définissent.
En définitive, à travers l’événement, il s’agit moins pour le journal de dire que de montrer, de faire savoir que de faire voir. L’information est en effet donnée à voir d’une triple manière : dans l’organisation matérielle du journal, dont la mise en page donne une consistance topologique, et non simplement logique de l’actualité ; dans la dilution de l’énonciation au profit des acteurs de l’actualité, des témoins ou des experts, à la fois source et autorité du discours ; dans l’organisation narrative du propos qui se fonde, à la fois, sur les propriétés de l’énoncé narratif et sur les artifices réalistes, ce qui est sans doute moins l’illusion de reproduire la réalité qu’une véritable production symbolique du réel.
Dans la mesure où le journal est le lieu de confluence d’une multitude de discours, il est de la nature du journal de tenir un discours nécessairement indirect « médian ». Le discours de presse serait comme une longue citation entrecoupée de narrations (reportages) de dialogues (interviewes, entretiens) auxquels se mêlent des « voix off » (éditoriaux, tribunes libres) sans compter les effets de dramatisation (mise en page, sélection de la Une).
A travers ces modes discursifs du traitement de l’événement évoqués, par Patrick Charaudeau 120 - « événement rapporté » et dans lequel le fait n’existe qu’à partir du moment où il est raconté, décrit et analysé afin de se transformer en « événement verbal » et qui correspond à la première mise en mots, donc de construction de l’événement, « Evénement commenté » où l’on donne le pourquoi et le comment de l’événement rapporté et qui correspond, à la reconstruction de l’événement- que les médias élaboreront une grille de représentation de la guerre en Côte d’Ivoire.
MALDIDIER, D et ROBIN, R, « Du spectacle au meurtre de l’événement » in Pratiques n° 14, pp. 21-65, 1977
BOURDIEU (Pierre), (1986), « La science et l’actualité », In Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°61, pp.2-3
MORIN (Edgar), « Le retour de l’événement » in Communication n°8, Paris, Seuil, pp. 6-21
MORIN, (Edgar), (1996), « Retour de l’événement », in Communications, n°8, Paris, Seuil, pp.6-21
Ibidem .
TETU, (Jean-françois), (1982), Le Discours du journal. Contribution à l’études des formes de la presse quotidienne. Thèse de Doctorat d’Etat, p.398
MOLES (Abraham), (1972), « Notes pour une typologie de l’événement », In Communications, n°18, Paris, Seuil, pp.90-96
CHARAUDEAU (Patrick), le Discours d’information médiatique, op. cit. p. 166