Dans la constitution de notre corpus de la presse française (624 numéros soit 312 numéros pour chacun des quotidiens), nous avons remarqué que la crise ivoirienne n’occupait pas les mêmes proportions de l’espace du journal dans Le Monde et dans Libération. En effet, nous avions constaté que sur l’ensemble de la période (19 septembre 2002 –19 septembre 2003), la crise ivoirienne occupait 5,72% de la surface globale du Monde, alors qu’elle occupait 10,77% de celle de Libération. A l’évidence, le traitement médiatique de la crise ivoirienne occupe une place beaucoup plus importante dans Libération que dans Le Monde, et cette différence quantitative constitue une différence d’engagement dans les deux journaux par rapport au même conflit.
Malgré cette différence de la place de la guerre ivoirienne dans chacun de ces journaux, nous voudrions montrer que l’événementiel, qui constitue la première catégorisation effectuée par le journal dans l’information-flux, est analysé dans son fonctionnement et ses modalités. Tel qu’il se structure au sein du journal et tel qu’il s’y présente, l’événement est déjà un effet de texte et non de réel, comme celui-ci le situe pour ses lecteurs.
Le concept de l’événementiel tel que nous la définissons est relatif à un événement précis. Celui-ci représente le type d’événement qu’attend le journal et qu’il applique sur le flux de la vie, des textes et des discours, bref sur les événements qu’il reçoit. « L’événementiel est ainsi une structuration de l’attente d’événements du journal et une première catégorisation effectuée dans le processus de mise en forme de l’information. L’événement se situe au seuil du journal, encore en deçà de l’information, sa mise en forme finale, mais déjà au-delà du réel qu’il ne fait qu’encadrer. Il n’est pas le fait brut dans sa brutalité primaire, mais une représentation de ce dernier, un palier dans la rhétorique de l’information. » 121
Avec cette catégorisation, le journal hiérarchise et structure son attente de l’événement, et le conditionne tant à son contexte et son histoire qu’au contrat de lecture qu’il établit :
« La transformation d’une occurrence en information- le récit de ce qui est arrivé- implique que celui qui raconte ait au préalable identifié l’événement, ses circonstances, sa durée, son rythme et ses acteurs » 122
Parler « d’événement », lorsque l’on se réfère au contenu du discours médiatique de l’information sur la guerre ivoirienne, peut sembler procéder d’une démarche nécessaire.
La situation politique troublée- telle celle que connaît la Côte d’Ivoire- est productrice de nombreux événements, qui résonnent, notamment, dans le discours des médias. C'est dans ce contexte trouble que les médias sont obligés de nommer, de qualifier les faits et de choisir un vocabulaire. Cette responsabilité sémantique est décisive et implique, au-delà de la qualification des événements, leur intégration dans un cadre de référence plus large.
A l’occasion d’une visite officielle à Rome du président Laurent Gbagbo, un soulèvement d’une partie de l’armée a eu lieu dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002. Les mutins ont lancé l’offensive dans les villes de Khorogo, chef-lieu du Nord du pays, à une centaine de kilomètres de la frontière ivoiro-burkinabé, de Bouaké, principal carrefour au centre du pays, et dans la capitale économique du pays Abidjan.
Si les événements se sont produits dans la nuit du 18 au 19 septembre, il faut attendre le lendemain, en l’occurrence le 20 septembre, pour qu’ils soient mentionnés sous forme de dépêche de l’AFP dans le journal Le Monde « Soulèvement militaire en Côte d’Ivoire », dépêche dans lequel l’accent est mis sur la visée exclusivement informative à travers le titre.
En effet, le journal ne fait que reprendre le contenu de la dépêche en insistant sur les raisons qui sont à l’origine de ce « soulèvement militaire » à savoir le mécontentement d’un groupe de soldats dont la démobilisation avait été décidée par les autorités gouvernementales.
D’ores et déjà, de l’événement se caractérise dans le journal par son aspect laconique, définition par excellence de la dépêche, et Le Monde tout en reprenant cette dépêche semble opter pour la prudence. Cette prudence du quotidien qui dénote un manque d’informations détaillées du journal sur les événements est d’ailleurs repérable dans l’énonciation par une certaine distanciation par l’emploi du conditionnel « un groupe de soldats qui devraient être prochainement démobilisés » (Le Monde 20 septembre 2002).
Contrairement au journal Le Monde qui représente l’événement sous forme de dépêche, le début de la crise occupe une place beaucoup plus importante dans Libération dans la mesure où, on retrouve l’événement en double page intérieure sous la rubrique « Monde » du journal sous le titre « Tentative de putsch en Côte d’ivoire » (Libération 20 septembre 2002).
Dès le premier jour, un premier constat se dégage dans l’avènement de la crise dans les journaux. Cette différence de représentation de l’événement dès le premier jour s’explique pour une large part par la différence du moment de publication des journaux. En effet, si Le Monde est souvent publié vers 14 heures, Libération est quant à lui publié le lendemain matin, ce qui donne au quotidien de plus amples informations sur l’événement.
Si Le Monde se caractérise par sa prudence en optant pour la visée informative de la dépêche, Libération semble d’ores et déjà orienté vers une mise en discours textuel des événements qui les spécifie en « tentative de coup d’Etat ». Ainsi dans Libération, un double mouvement s’opère entre le discours d’information médiatique et l’expérience : le discours doit organiser le sens de l’événement pour constituer une information visible, mais cela nécessite l’expérience pratique du journaliste. Ainsi, le journaliste apprend-il à identifier les éléments constitutifs de l’événement parce qu’il va devoir les mettre en récit. Le discours médiatique essaye de contextualiser l’événement en lui donnant un sens à travers une rétrospective qui établit un rapport étroit entre l’ex-chef de la junte tué, le Général Robert Gueï, et la tentative de coup d’Etat « les événements ouvrent une nouvelle ère d’incertitude en Côte d’Ivoire ». Une telle contextualisation peut apparaître comme le premier mode d’appréhension de l’événement, puisque, le journal, comme l’ont montré Mouillaud et Tétu, découpe et isole dans l’espace aux contours imprécis de l’expérience humaine un événement, lui assignant un début, un développement et une fin.
Il y a par conséquent un premier cadrage de la scène événementielle de la guerre en Côte d’Ivoire. Pour que le réel soit lisible il faut le « borner », le « cadrer » le constituer en fragments racontables. « Le cadre opère à la fois une coupure et une focalisation parce qu’il sépare un champ et hors champ, une focalisation parce qu’en interdisant l’hémorragie du sens au-delà du cadre, il intensifie les relations entre les objets et les individus qui sont compris dans le champ et les réverbères vers un foyer. » 123 Ce premier cadrage de l’événement s’effectue selon le modèle de l’ « histoire » puisque l’événement présente des parentés avec le caractère répétitif des coups d’Etat « la dernière tentative de coup d’Etat date de janvier. »
Ces premières différences d’ancrage énonciatif, balisent à leur manière un dispositif de mise en discours de l’événement, à savoir sa distribution sous forme de dépêche dans Le Monde (donc un effet d’indétermination : « un groupe de soldats ») et, dans Libération sa mise en perspective vers une fonction explicative, « effet d’intertextualité » entre une situation précédente, -celle de la répétition des tentatives de coups d’Etat en Côte d’ivoire- et l’actualité, -celle d’une nouvelle « tentative de putsch » qui plonge le pays dans « une nouvelle ère d’incertitude ».
Ce qui semble caractériser ici Libération, c’est que le discours d’information sur l’événement, s’il utilise des données et les faits, construit l’événement selon des règles qui relèvent d’un autre cadre que celui de la seule présentation des faits. La « mise en récit » de l’événement touche en partie à la pré-connaissance du contexte socio-historique. Dans le cas présent, les événements « tentative de putsch » sont intelligibles parce que le discours d’information intègre le passé répétitif de ces « tentatives de coup d’Etat » dans l’histoire récente de la Côte d’ivoire.
Pour être lisible et parce que le discours médiatique doit satisfaire une visée informative et explicative, le scénario des événements doit être aisément identifiable et fonctionner d’après des modèles existants. Ainsi dans Libération, ce premier ancrage énonciatif de la crise ivoirienne, les données particulières de la « tentative de putsch » (sa localisation, ses auteurs, ses causes), s’insèrent dans une structure discursive de l’événement « coup d’Etat » sous forme de « déjà connu » par la confrontation des discours ou des images exposant un événement comparable et qui peut servir pour une même famille événementielle. Le journal quotidien est un objet à durée limitée. Le texte qu’il véhicule est donc voué à l’oubli. C’est parce qu’il est un objet éphémère que l’instance d’énonciation peut réactualiser des scénarios reproductibles. Il s’agit d’un type d’événement qui a pour caractéristique de revenir régulièrement dans la presse parce qu’inévitablement il se produit. Cette structure est gardée en mémoire par lecteur et réactualisé lorsqu’il rencontre des données événementielles qui correspondent au scénario connu : « la catégorie médiatique de l’événement est le produit, d’une part, d’une chaîne de discours et d’autre part, d’une pré-catégorisation qui en réduit en permanence, la singularité et l’étrangeté» 124
La première « mise en récit » de l’événement dans les journaux, révèle un discours médiatique qui s’efforce d’identifier l’événement et d’en donner une information cohérente, en mettant en œuvre divers procédés : procédé d’énonciation, procédés de structuration du contenu, procédé de mise en scène. « L’instance de production se trouve engagée dans un processus de transformation, dans lequel elle joue un rôle de médiateur, et parfois de constructeur d’événement, entre le monde extérieur où se trouve le fait à l’état brut, et le monde médiatique, scène sur laquelle doit apparaître l’événement médiatisé. » 125 Le discours médiatique donne les événements à lire en citant les auteurs « selon l’un des mutins » (Le Monde 20 septembre 2002) ou en invoquant la crainte des autorités gouvernementales « le pouvoir reconnaissait qu’un coup d’Etat se poursuivait…) (Libération 20 septembre 2002) et les mettant en relation par le récit. De prime abord, la visée d’information inscrit le discours médiatique dans un processus qui consiste à inscrire les événements dans un certain espace social de l’information. Cela oblige les médias à se situer d’une certaine façon dans le temps et l’espace. Ce cadre temporel devient par conséquent ce que l’on appelle habituellement l’actualité. La double articulation temporelle et spatiale permet ainsi de parler de « soulèvement militaire », de « tentative de putsch », tout en situant l’action en « Côte d’Ivoire » comme un surgissement du moment, le « voilà, aujourd’hui ce qui est ». De même, cette première catégorisation de l’événement permet aux médias de donner une consistance réelle à l’événement, et cette consistance peut être considérée de deux points : celui de l’existence même des acteurs et des événements dont il est question, celui de l’explication apportée pour donner une raison d’être aux événements.
Une telle modalité explicative est indiquée par la narration de l’événement, à savoir les modalités temporelles et circonstancielles de son déclenchement et de son déroulement « des tirs d’armes automatiques retentissaient dans la capitale économique » (« Soulèvement militaire en Cote d’Ivoire », Le Monde 20 septembre), « Abidjan s’est réveillé hier au son des armes automatiques et des mortiers », « Dès trois heures du matin, de violents combats avaient éclaté en plusieurs points névralgiques de la capitale économique », « On entendait depuis le matin des tirs nourris ». (« Tentative de putsch en Côte d’Ivoire », Libération 20 septembre). Ici les modalités explicatives et descriptives permettent au discours médiatique d’une part, de prouver que ce qui est décrit correspond bien à des événements qui se sont produits, et d’autre part de représenter de l’événement dans ce que l’on pourrait appeler l’ « authenticité des faits ». Les effets d’authenticité s’expriment dans la concrétisation des faits : l’identification des lieux et des protagonistes des événements. Quant au « pourquoi », il a un statut particulier : le discours médiatique ne l’identifie pas. Les motifs précis de la « tentative de putsch » pour Libération ou du « soulèvement militaire » pour Le Monde, demeurent obscurs et révèlent l’ambiguïté de la situation : « des dissensions sont souvent évoquées au sein des forces armées ivoirienne », « les causes réelles demeurent floues » (Le Monde), « Des rumeurs annonçaient l’arrivée imminente de mutins », « les événements ouvrent une nouvelle d’incertitude », « la hantise du complot est omniprésente » (Libération).
Or cette confusion qui règne autour des événements caractérise en tant que telle la mise en discours ; c’est bien cette absence précise de visibilité de l’événement, qui oblige les médias, afin de satisfaire les exigences discursives qui s’imposent à la production de l’information, à articuler le discours médiatique sur la conjonction entre le contexte socio-historique et le « surgissement » de l’événement dans l’actualité. La nécessité de réduire l’opacité de l’événement prend place dans une mémoire historique, plus précisément dans une énonciation qui plonge ses racines dans le passé de la Côte d’Ivoire.
Comme pour compenser le caractère laconique de l’information de la veille (« soulèvement militaire en Côte d’ivoire » dans Le Monde du 20 septembre 2002), dans sa rubrique « International » du lendemain, Le Monde, consacre une double page à la crise ivoirienne sous le titre « Une tentative de putsch souligne la fragilité de la Côte d’Ivoire » (Le Monde 21 septembre 2002). Le Monde développe un schéma explicatif nuancé qui articule une combinaison de facteurs dont les rapports complexes justifient la « tentative de putsch » « la tentative de putsch souligne la fragilité de la Côte d’Ivoire ».
Ce schéma explicatif prend la forme d’un condensé de symptômes économiques « la crise financière de l’Etat est le problème de fond », et politiques « la situation politique ayant épousé en courbe parallèle, une mutinerie (…) vire au premier coup d’Etat de l’histoire du pays, et les soubresauts du malaise social et dont le sommet serait la « tentative de putsch », d’où cette conclusion « Crise financière, guerre des chefs et xénophobie ont en raison du « modèle ivoirien ».
Par ailleurs cette tendance du quotidien Le Monde à considérer la « tentative de putsch » comme un des maillons qui a fini de fragiliser le pays, est mise en relief par une comparaison entre un passé prospère, (« Pendant trente ans, la Côte d’ivoire est restée une équation stable » d’où l’utilisation de l’expression « miracle ivoirien ») et un présent « explosif » (« Mais au printemps 1990, la Côte d’Ivoire s’enflamme »). Derrière l’éparpillement des faits, le discours médiatique élabore le canevas explicatif qui organise l’information autour de la fragilisation « le modèle ivoirien est devenu un géant aux pieds d’argile » et l’implosion « Si un modèle ivoirien a un jour existé, il a volé en éclats en 1990.
Enfin, ce cadrage avec une portée générale permet ensuite au discours médiatique d’effectuer une focalisation sur l’événement. Par ailleurs, cette focalisation sur l’événement déclencheur- la tentative de putsch- qui a permis à la crise ivoirienne de s’inscrire dans la durée au sein du journal et de l’actualité internationale, se retrouve le 11 octobre 2002 à la « Une » du journal sur fond d’enquête, trois semaines après le début de la crise : « Côte d’Ivoire : Enquête sur une mystérieuse rébellion » (Le Monde 11 octobre 2002).
L’organisation discursive s’énonce sur le mode interrogatif en pages intérieures du même numéro : « Côte d’Ivoire : Le visage de la rébellion ». Ici le quotidien élabore la « carte d’identité » de la rébellion sous la forme d’un récit qui s’appuie sur des tournures interrogatives : « Qui sont ces hommes qui, dans la nuit du 19 septembre, ont fait basculer le Nord du pays dans le but de prendre le pouvoir ? Qui sont-ils ? Quel est l’itinéraire qui les fait rebelles ? » Dès lors, le discours médiatique s’effectue sous la forme d’un récit factuel qui présuppose « à tout ce qui est énoncé, un corrélat référentiel dans le monde réel vers lequel on peut se retourner pour en savoir plus, pour vérifier » 126 . Un tel discours renvoie à la double temporalité des médias. « D’une part, il y a la temporalité de l’événement, du numéro, qui est une temporalité quotidienne, du même ordre de grandeur que celle que nous vivons ; il s’agit de la temporalité du récit. D’autre part, il y a celle du média, de la collection, qui est une temporalité discursive, d’un autre ordre de grandeur, il s’agit de la temporalité de l’archi-récit » 127 . Le lecteur se trouve ainsi pris dans un discours de la réalité qui n’est plus réalité, mais n’est pas pour autant fiction. Il circule aussi entre le dedans et le dehors des événements que lui énonce le journal. Par ailleurs si le journal donne une seule indication dans son sous titre « Ils appartiennent à la Cosa nostra que dirige le sergent-chef « IB », installé à Ouagadougou », celle-ci met l’accent sur l’expression « Cosa nostra ». Le journal puise dans le répertoire symbolique occidental, notamment celui de la mafia, pour qualifier les auteurs de la tentative de putsch de « Cosa nostra ». Une telle analogie joue le rôle d’un « emblème onomastique », signifiant majeur autour duquel semble constituer l’identité qui génère également des « effets de signifiants ». Ces effets signifiants fonctionnent dans tous les sens afin de constituer un « nom-programme » qui oriente vers une revendication politique. Cependant, cette revendication politique se caractérise par la complexité de la situation ; une situation complexe qui se résume à quelques thèmes majeurs. « Pour comprendre, il faut revenir douze ans en arrière… ». Il s’agit de la question identitaire « la vénéneuse querelle de l’ivoirité. Cette arme fatale sert, dans le combat des chefs qui s’est engagé après la mort d’Houphouët-Boigny, en décembre 1993, à exclure l’un des héritiers du « vieux », l’Ex premier ministre Alassane Outtara » ; La fracture communautaire au sein de la population «( …) dans la «boucle du cacao », dans le Sud-ouest, des villages burkinabé à part, donne aux autochtones le sentiment d’être colonisés sur leurs terres ancestrales », la manipulation politique « on mesure le potentiel de xénophobie qui n’attend qu’à être exploité par des apprentis sorciers de la démocratisation » ; la porosité des frontières « Entre 1932 et 1947, la Basse- Côte d’ivoire et la Haute-Côte d’Ivoire, tout l’Ouest du Burkina Faso d’aujourd’hui formaient un et même pays. Artificielles, imposées par une coupe au crayon du colonisateur, les frontières de la Côte d’Ivoire sont menacées par les contours d’une crispation identitaire qui cherche à les retracer autour de « communautés » tout aussi « arbitraires ». Ici la crispation identitaire s’explique par le fait que la porosité des frontières contribue à un emboîtement des identités qui constitue une ressource pour les uns et demeure une contrainte pour les autres. Cette crispation identitaire résulte donc d’un manque de distinction claire entre l’interne et l’international qui confine à l’amalgame où la frontière n’est plus un élément de délimitation a priori mais bien comme une variable susceptible d’expliquer certaines évolutions socio-économiques, politiques et spatiales.
C’est d’ailleurs, ce qui explique que dans le discours médiatique, l’identification des motifs de l’événement se réalise en référence à l’histoire –basée sur une connaissance d’éléments du passé- qui permet d’une part d’identifier la rébellion, et d’autre part d’évoquer les différents événements de la vie politique ivoirienne et dont la rébellion apparaît comme un des avatars. Comme le souligne Daniel Bach, « la montée de la violence et des conflits relève, pour l’essentiel, de tentatives de redéfinition du rapport à l’Etat et, beaucoup plus rarement, d’une volonté de recomposition d’ensembles séparés par les frontières coloniales » 128 .
On retrouve ce même souci d’éclairage dans Libération qui consacre sa « Une » du 30 septembre 2002 aux événements de la Côte d’Ivoire, en titrant : « Côte d’Ivoire : Les mystères d’une mutinerie ». Un tel titre semble évoquer de façon implicite la nécessité pour le journal de dévoiler les raisons de la crise, donc s’apparente au titre du Monde « Côte d’Ivoire : enquête sur une mystérieuse rébellion » (Le Monde 11 octobre 2002). Si dans le titre de Libération le terme « enquête » n’est pas utilisé, la construction interrogative du titre de l’article en page intérieure du même numéro « Qu’est-ce qui fait courir les mutins ivoiriens ? », apparente la « Une » à une « enquête » cherchant à élucider la situation socio-politique qui prévaut.
Cette modalité interrogative structure la compréhension de l’événement autour du dévoilement de sens, voire du décodage : « Trois clés pour comprendre la crise actuelle ». Cet éclairage permet d’une part, de dévoiler le véritable visage de la rébellion « qui sont les rebelles ? », et d’autre part, mettre en relation leurs revendications ponctuelles (« l’intégration de soldats démobilisés ») avec des fins politiques (« simple mutinerie ou coup d’Etat téléguidé », « l’incertitude plane sur les desseins à long terme des mutins. »). Cependant, l’éclairage semble s’orienter beaucoup plus vers une origine politique de la crise puisque le journal ne considère pas que l’absence de « visage politique » cautionne l’hypothèse de simples revendications ponctuelles de militaires démobilisés. D’ailleurs cette orientation politique de la rébellion s’illustre à travers les discours contradictoires des leaders rebelles qui varient entre désintéressement (« la politique, ne nous intéresse pas ») et revendication politique (« changement de régime »). Ce discours contradictoire semble cacher le jeu des rebelles « Ils parlent en militaires, ils ont des objectifs, à défaut de programmes déclarés, ils sont loin d’être un mouvement de va-nu-pieds comme d’autres rébellions » (« Côte d’Ivoire : les mystères d’une mutinerie » Libération du 30 septembre 2002) .
L’ancrage politique de la crise ivoirienne comme schéma explicatif dans Libération se confirme par une double page dans la rubrique « Grand Angle » du numéro du 21 octobre 2002, « Les dessous du chaos en Côte d’Ivoire », qui allie les procédés d’énonciation et de structuration du contenu de l’information comme une forme de codification du sens, implicitement suggérée dans le sous titre « La guerre des trois », en l’occurrence les principaux acteurs politiques : Laurent Gbagbo, Robert Gueï, et Alassane Ouattara.
Du point de vue de la structuration du contenu de l’information, Libération préfère à l’intitulé habituel qui sert au « rubricage » des informations de l’étranger, en l’occurrence « Monde », celui de « Grand Angle ». De plus, il s’agit d’une rubrique qui n’est pas spécialisée dans le domaine politique. Une telle « rubricage » de l’événement dénote pour Libération, une volonté d’analyser en profondeur la crise, comme si depuis le début du traitement de la crise, la dénomination de la guerre ivoirienne jusque-là faite au sein du journal était fragmentée ou parcellaire, d’où le titre assez évocateur « Les dessous du chaos ».
Du point de vue chronologique, la présence de la crise ivoirienne sous forme de « Grand Angle » apparaît dans le traitement du conflit par Libération comme une analyse synthétique de l’événement, puisque entre le 19 septembre 2002 –début de la crise – et le 21 octobre, il y a environ un mois que le conflit dure. Cependant cette permanence de l’événement contraste avec son opacité dans le discours d’information médiatique. Le discours médiatique sur l’événement semble certes morcelé du fait de la complexité du conflit mais s’effectue de plus en plus précise en fonction de l’évolution du conflit ; ainsi, ici, l’information sur le conflit ressemble à un nouvel éclairage qui évolue d’une signification apparente, la « tentative de putsch » « le règlement de compte déguisé » du 19 septembre 2002, à une signification réelle que résument les expressions « les dessous du chaos », « retour sur une vraie mutinerie doublée d’un non moins vrai coup d’Etat », « la mutinerie qui cache la forêt » ou encore la « guerre de trois ». (« Grand Angle » Libération du 21 Octobre 2002)
Le quotidien considère cette « guerre des trois » comme la toile de fond de cette crise dans la mesure où le schéma explicatif révèle de manière analytique la cohérence entre le passé des principaux acteurs politiques, caractérisés par leur rivalité pour le contrôle du pouvoir (« chacun des caciques suspecte l’autre ») et le présent, la situation de chaos du pays. Et l’emploi dans le discours du mot « caciques » pour caractériser le statut particulier de ces hommes, acteurs politiques, renvoie à leur pouvoir d’influence au sein de la population et auprès des différents protagonistes de guerre qui peuvent s’identifier à eux et légitimer leur combat pour le contrôle du pouvoir.
C’est le cas notamment d’Alassane Dramane Ouattara, perçu après la mort du général Gueï, comme la « cible privilégiée » mais aussi et surtout comme « le symbole de la sous représentation Dioulas, les musulmans du nord du pays » (Libération 21 octobre 2002)
Ce qui caractérise cette première dénomination de l’événement dans le discours médiatique de la presse française, notamment Le Monde et Libération, c’est la présence d’une même « identité informative » sur la qualification des événements. : « Du point de vue informatif, il y a identité lorsque que l’on retrouve la même donnée factuelle dans plusieurs textes » 129 . Ainsi dans le discours médiatique, les journaux s’accordent-ils sur des faits qui permettent de structurer l’information pour identifier l’événement. Cette « identité informative » permet d’appréhender les mécanismes discursifs développés par Le Monde et Libération sur la qualification des événements. En effet, de ce point, il y a beaucoup plus de convergences factuelles que de divergences sur les auteurs de la « tentative de putsch » mais aussi sur le processus de décomposition de la Côte d’ivoire avant l’éclatement du conflit. Les discours des deux journaux s’accordent sur les faits suivants : Les auteurs de la tentative de putsch sont d’anciens militaires exilés au Burkina Faso, après avoir été accusés de vouloir renverser le pouvoir de Gbagbo en 2001. Au-delà des auteurs de la tentative de putsch, il y a aussi, les rivalités entre différents acteurs politiques pour le contrôle du pouvoir ou sa conservation. Cette rivalité qui s’inscrit dans le temps de crispation identitaire dans laquelle l’évolution socio-politique voire historique situe le pays, sert d’assise au discours médiatique. La « mise en récit » de l’information en fonction des nécessités discursives, à travers des procédés d’énonciation et de structuration du contenu de l’information, a permis par le biais de la comparaison de l’information médiatique, à propos de cette première présence de l’événement dans les journaux, de faire apparaître leur apparente univocité. La « tentative de putsch » constitue aussi bien pour Le Monde que Libération « l’événement présent» qui ancre durablement la crise ivoirienne dans les pages des journaux, tandis que le discours médiatique fait sens en s’appuyant sur l’histoire qui inscrit la situation présente dans une perspective globale.
Ces deux catégories, présent et passé apparaissent comme deux temps de l’événement et se regroupent dans le discours d’information sur la crise ivoirienne qui donne un éclairage sur le contexte social, politique et historique. Ici, l’organisation du discours d’information médiatique sur l’événement s’effectue en fonction de l’évolution du conflit, à travers le filtre de l’histoire de la Côte d’Ivoire sur laquelle s’articulent les quotidiens pour élaborer un schéma discursif qui aide le lecteur à comprendre l’événement.
Il semble que l’information sur le début de la crise ivoirienne puisse être analysée suivant un processus de « mise en récit » dans lequel la chaîne d’événements antérieurs qui jalonnent l’histoire de la Côte d’ivoire prend le pas sur l’actualité. Le poids de l’histoire articulé au surgissement de l’événement permet au discours médiatique de constituer une matrice discursive d’attribution de sens aux événements. La focalisation sur le contexte historique, social et politique par les médias –qui détermine la compréhension de l’événement et la perception de sa charge symbolique- le lien de cette focalisation avec la « tentative de putsch » montre ici que l’événement médiatique n’est jamais réductible exclusivement à l’actualité immédiat.
Mais ces deux temporalités sont mobilisées pour l’attribution d’un sens ou d’une valeur à l’événement. Dès lors, l’information prend la forme d’un événement quand la cohérence entre histoire et actualité devient productive, puisque cette conjonction du présent et du passé permet de définir l’événement.
L’événement initial, « la tentative de putsch », se produit, mais les éléments manquent pour le transformer en information ; il ne peut être raconté de façon pertinente que si l’événement s’intègre à la mémoire historique, et les nouveaux événements se lisent par rapport à elle. Le caractère complet de l’événement est ainsi à comprendre dans l’articulation effective de ces deux éléments que sont, la maîtrise du contexte socio-historique et le double jeu entre le passé et l’actualité, qui participent d’un même mouvement général de production discursive de l’événement. Le discours informatif tel qu’il est développé par Le Monde et Libération marque ce glissement et cette évolution. « L’événement ne peut donc pas être analysé uniquement dans son surgissement et son déroulement. Il a besoin d’un passé pour exister en tant que tel ; et ce passé conditionne toutes les étapes de la constitution de l’événement dans le discours informatif. » 130
Les schémas discursifs développés pour structurer l’information et en faire un événement répondent à l’une des fonctions de la presse qui consiste à inscrire le flux des événements dans l’histoire, à organiser le chaos événementiel en récit journalistique. Et la crise est un événement toujours partiellement imprévisible, elle constitue ce que l'on peut appeler le « degré zéro de l'événementialité ». Il s'agit ici du réel de l'événement, à la fois parce qu'une crise en constitue le moment où se révèlent les identités des acteurs en présence, le moment de leur éclaircissement, de leur élucidation, et parce qu'elle rend l'événement irréductible à toute représentation symbolique.
La presse en informant construit du même coup des significations et cela dans une « mise en récit » de l’événement qui elle-même contribue à l’édification du sens.
Cette fonction fait de la presse un « dispositif de lisibilité » fondé sur des mots qui jalonnent chaque article depuis le choix de la mise en page, de ses phrases, de son vocabulaire, comme de son titre ou de ses titres. En ce sens, l’argumentation discursive (au sens d’argumentation, de raisonnement), constitue « une stratégie de scription conforme au modèle supposé du discours médiatique légitimant un contrat de communication » 131 .
En définitive, le discours médiatique sur la crise ivoirienne, tel qu’il s’élabore dans les quotidiens se décline globalement suivant deux lignes d’interprétation, qui peuvent être plus ou moins combinées ou exclusives.
D’un côté, nous avons un discours d’information médiatique qui oriente l’intelligibilité de la crise ivoirienne vers une explication mettant en avant les facteurs de type économique. Près de deux décennies de crise et d’ajustement structurel ont conduit à l’effondrement des équilibres antérieurs qui faisait de la Côte d’Ivoire un « modèle », un « miracle » dans la sous région de l’Ouest africain.
De l’autre, une explication privilégie la piste socio-politique; l’épicentre de cette explication tourne autour des rivalités pour la succession de Félix Houphouët Boigny à la tête de l’Etat en 1993 et de ses corollaires, les conditions d’éligibilité, le code de la nationalité, questions autour desquels le conflit s’est cristallisé et qui paraissent comme des armes forgées par les quatre prétendants présidentiels (Laurent Gbagbo, Robert Gueï, Henri Konan Bédié, et Alassane Dramane Ouattara) et leur clans respectifs dans la lutte acharnée pour le pouvoir.
Dès le début, la dénomination des événements ivoiriens par les journaux en termes de « soulèvement militaire » (Le Monde 20 septembre 2002) et en « Tentative de putsch » (Libération 20 septembre 2002), semble être une première interprétation, qui permet de montrer la crise aux lecteurs, de la faire apparaître, de la rendre intelligible dans l’espace public, mais aussi de proposer les moyens de la construire symboliquement. Mais cette première interprétation de l’événement sert-elle au discours médiatique à qualifier les événements comme un simple soulèvement militaire ou à lui donner une multiplicité de sens possibles ? Une telle catégorisation de l’événement est-elle présente dans l’ensemble du corpus et au cours de la période du conflit ou y a t-il une variation terminologique de la qualification des événements du 19 septembre 2002 ?
Le discours médiatique d’information autour de l’événement ressemble à un processus de codage qui permet aux journaux d’apposer à côté de l’événement décrit, les éléments de « clôture de sens » permettant d’orienter l’interprétation vers une lecture préférentielle en termes de« Soulèvement militaire », de « tentative de putsch » donc vers un sens dominant : « un texte contient toujours des indications qui promeuvent certaines significations et qui en élaguent d’autres, qui orientent la lecture et la compréhension des récepteurs. Il manifeste toujours une polysémie structurée » 132 .
La fonction de désignation, de représentation tout en étant une partie constitutive de la dimension référentielle s’inscrit au sein du discours médiatique dans le processus de mise en rapport de l’événement « tentative de putsch », « soulèvement militaire » et les traits qui le caractérisent. « L’acte de dénomination pré requis par toute relation de dénomination consiste en l’institution entre un objet et un signe d’une association référentielle durable. Constant car cette association référentielle n’a pas pour but une désignation uniquement momentanée, transitoire et pas contingente, mais l’établissement d’une règle de fixation référentielle qui permet l’utilisation ultérieure du nom pour l’objet dénommé » 133 .
Cela met le discours médiatique dans une contradiction « l’événement médiatique serait sélectionné en fonction d’un potentiel de saillance qui réside dans son caractère de notabilité ou d’inattendu susceptible de provoquer intérêt ou étonnement, soit dans son caractère de désordre susceptible de provoquer danger, menace, terreur, apitoiement » 134 . Dans le cas de la crise ivoirienne, la singularité du discours médiatique réside dans cette distance historique, qui permet ce que l’on pourrait nommer un « retour de l’événement », l’émergence d’événements sur-signifiants; le dépassement de l’histoire événementiel dans une histoire de longue durée (qui) crée des événements à une autre échelle de l’histoire.
L'information sur l'événement tire ainsi, sa signification de sa confrontation au passé : au retour dans l'espace public d'événements de même nature ou de même sens. D'abord l'événement est inscrit dans une série: il n'est pas isolé dans des circonstances qui lui seraient propres, mais, au contraire, il est inscrit dans une succession avec d'autres événements censés appartenir au même ensemble .La série événementielle, le contexte qui permet de lui donner du sens, est, finalement, ce qu'on peut appeler l'histoire.
Dans le cas du conflit ivoirien, la tentative de putsch du 19 septembre 2002 est situé par rapport à d'autres événements semblables qui avaient également secoué le pays. Les journaux développent une syntagmatique événementielle qui donne du sens aux événements dans leur déroulement et dans leur succession, et, par ailleurs, dans le retour, la répétition, de plusieurs événements comparables ou similaires, ou, au contraire dans la différenciation entre des événements qui en fondent la signification. Il y a, ainsi, dans l'actualité liée à la guerre et dans l'histoire, des paradigmes événementiels. Dans cette mise en forme de la réalité pour le lecteur, le journal introduit du sens: Il met en perspective, historicise ou contextualise afin d'offrir au lecteur une analyse qui lui permette de comprendre un événement.
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