La représentation de la guerre dans les quotidiens inscrit l'événement dans ce qu'on pourrait appeler des paradigmes d'événements: elle inscrit l'événement dans une construction lexicale dénominative qui renvoie à d'autres événements plus ou moins de même nature, de même consistance ou de même caractère dramatique. La guerre ivoirienne acquiert, dans ces conditions, le caractère d'un véritable paradigme. Les quotidiens ne se contentent pas de raconter l'événement, de la décrire ou de l'expliquer. Ils l'inscrivent dans un véritable complexe discursif, qui permet de comprendre la guerre à partir de la description de la situation de l'espace de sociabilité considérée, définissant, par ailleurs, ses paradigmes de significations.
Au moment où se déclenchaient les événements dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, personne n’a su, à coup sûr, qui était qui, qui faisait quoi, ni qui briguait le pouvoir ni si même on avait vraiment voulu renverser le pouvoir en place. La multiplicité des conjurations semble avoir brouillé la lisibilité des événements qui ont conservé pendant les premiers mois du conflit une part de mystère qui fait penser au titre de l’ouvrage de Philippe Duval, Fantômes d’Ivoire 135 .
« Depuis le 19 septembre 2002, fantôme, masques, revenants, zombies ont fait irruption sur la scène ivoirienne. Et le pays francophone le plus riche de l’Afrique de l’Ouest est la proie d’un carnaval sanglant qui évoque le spectre du Rwanda ». Ce recours à l’imaginaire semble caractériser un pays qui donne l’impression de vivre une fiction éloignée, et laisse croire que la situation est beaucoup plus grave qu’on ne le croit.
En effet, la complexité de la crise ivoirienne, faite de la combinaison de plusieurs facteurs, fait que ce « sens dominant », de « soulèvement militaire » et de « tentative de putsch », est sans cesse modifié et ressaisi par le discours médiatique.
Si l’événement a un début qui le définit comme « un soulèvement militaire » ou une « tentative de putsch », la première semaine de la crise, il a aussi un développement, une durée au cours desquels, cette qualification première va subir des variations lexicales (guerre, putsch, mutinerie, coup d’Etat) qu’on retrouve au sein des journaux et qui entraînent une interrogation sur sa vraie nature.
L’événement doit donc être inscrit dans une « nature » symbolique en fonction de laquelle il peut être identifié et interprété. Or, ce rapport des symboles véhiculés avec notamment, la trame historique est extrêmement important dans une situation telle que celle de la Côte d’Ivoire.
L’étude de la qualification de l’événement passe alors par l’analyse de sa singularité, de ce qui le caractérise. Ainsi les médias, dans le souci de faire sens à travers le traitement de l’événement (analyse, commentaire récit), produisent un discours médiatique fait de mots, énoncé dans un lexique spécifique qui laisse apparaître en filigrane, l’angle à travers lequel ils analysent l’événement. En définitive, dans le cas des événements en Côte d’Ivoire, quelle est la grille d’interprétation au sein des journaux ? Les événements en Côte d’Ivoire sont-ils perçus sous le prisme de la « guerre » ? Ces événements sont-ils qualifiés de « guerre », de « mutinerie » de « tentative de putsch », de « coup d’Etat » ou de « crise » ? Comment ce lexique s’énonce t-il dans le discours médiatique tout au long de la période étudiée ? Ce lexique sert-il à caractériser l’événement à une période bien précise du conflit ?
Dans la qualification de l’événement, les protagonistes de la crise ivoirienne ont produit, en fonction de leur position dans la scène politique, un discours spécifique pour le désigner : « terrorisme » « ingérence étrangère » « forces du mal » pour les autorités gouvernementales et « mouvement revendicatif » pour la rébellion. Nous examinerons ainsi comment le discours médiatique spécifie une telle qualification des événements en fonction des énonciateurs.
Etudier le lexique du corpus représentatif d’un certain discours pour essayer d’en découvrir le fondement idéologique, nous paraît la procédure susceptible de montrer les spécificités du discours médiatique de chaque quotidien. Cela est d’autant plus vrai que les représentations sont autant de « mise en scène » qui résultent d’une combinaison discursive, et d’une certaine utilisation des marques linguistiques mais aussi surtout les thèmes et les représentations idéologiques et politiques.
Il s’agit d’étudier et d’interpréter la fréquence de ce lexique au cours de la crise ivoirienne, dans chaque quotidien et conformément à la chronologie de la guerre afin de mettre au jour l’organisation du discours et de montrer son importance dans le processus de construction du discours médiatique sur la guerre.
Cette analyse sera effectuée en deux temps, d’abord un inventaire des mots et de leur occurrence dans chaque journal, puis leur classification sur une grille structurée autour de deux axes : l’axe paradigmatique des mots les plus fréquents et l’axe paradigmatique des mots les moins fréquents.
L’analyse des occurrences lexicales dans la dénomination de l’événement du 19 septembre 2002 qui constitue le début de la crise ivoirienne dans les médias montre un vocabulaire qui varie entre « tentative de putsch », « tentative de coup d’Etat », « mutinerie » « guerre », « crise »). Elle ne se donne pour champ l’ensemble de la période choisie « (19 septembre 2002 –19 septembre 2003), mais elle se limite plutôt au deux premiers mois de la crise, qui correspondent à la période pendant laquelle les journaux ont essayé de définir la situation. En effet, nous avons constaté que la variation lexicale est beaucoup plus importante durant ces deux premiers mois jusqu’à la mi-octobre, moment qui coïncide avec la dénomination officielle du mouvement rebelle en MPCI « Mouvement patriotique de la Côte d’ivoire.» Par ailleurs, les occurrences « tentative de putsch », « tentative de coup d’Etat » et « tentative de coup de force » seront analysées comme désignant une même réalité, puisque les termes « putsch » « coup d’Etat » « coup de force » sont toujours précédés du mot « tentative » En définitive, ce qui apparaît dans le recours à ces deux expressions, c’est que les événements sont représentés comme de simples tentatives.
Ainsi avant la dénomination officielle du mouvement rebelle, dans la dénomination lexicale des événements pour la première fois, aussi bien pour Le Monde que pour Libération, les occurrences les plus fréquentes sont « tentative de putsch », « tentative de coup d’Etat », « tentative de coup de force.»
Cette fréquence du mot « tentative » est beaucoup plus importante dans Le Monde avec 55 occurrences dont le 1/3 se retrouve entre le 19 septembre 2002 et le 15 octobre ; dans Libération pour la même période, nous avons relevé 30 occurrences.
L’importance d’un tel indice de fréquence du mot même s’il est un peu plus élevé dans Le Monde que Libération, montre que le discours médiatique semble avoir articulé l’événement sur un axe symbolique binaire : d’une part, la légitimité institutionnelle, incarnée par le gouvernement et d’autre part, une rébellion « illégale » dont l’objectif final « c’est de renverser Laurent Gbagbo » (Le Monde 3 octobre 2002).
Cet axe symbolique binaire qui oppose la légalité à l’anarchie laisse entrevoir dans le discours médiatique une autre opposition entre la logique des urnes, celle de la démocratie, et celle de la violence. Une logique de la violence qui apparaît comme un moyen privilégié d’accession au pouvoir politique par la force, démarche bien connue dans les pays voisins, Libéria et Sierra Leone, que semble confirmer une ère féconde en guerres le règne des « grands frères d’armes ». L’on comprend à ce propos que le président Laurent Gbagbo fasse le plaidoyer de la légitimité institutionnelle de son pouvoir acquis après une « élection démocratique » : « En trente ans de vie politique, je n’ai jamais pris les armes. Voilà à peine deux ans que je suis au pouvoir et des gens les prennent contre moi. » 136 ou encore « On ne me laisse pas faire le travail pour lequel j’ai été élu par les ivoiriens. Les attaques directes armées contre le régime que je dirige alternent avec des campagnes de presse ignominieuses et irresponsables. J’ai été dans l’opposition pendant trente ans et j’ai gagné les élections présidentielles. Jamais, pendant ces trente ans, je n’ai utilisé le moindre pistolet, le moindre fusil. » 137 La logique des armes comme forme de contrôle du pouvoir, révèle in fine la –relative- difficulté institutionnelle de l’Etat africain affectant, inéluctablement, l’Etat dans l’Etat qu’est l’armée. Le fameux raccourci de l’historien Charles Tilly (1618-1648)-« L’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat » semble caractériser le conflit ivoirien.
Par ailleurs, il faut souligner que cette dénomination de l’événement par les mots « putsch », « coup d’Etat », « coup de force » est régulièrement précédée du terme « tentative » qui dénote l’échec.
Les dénominations dans lesquelles les unités lexicales ne comportent pas le terme « tentative » se retrouvent dans le discours des médias, mais servent plutôt à rappeler les antécédents des événements de la Côte d’Ivoire, notamment les événements du 24 décembre 1999, à l’occasion desquels, une mutinerie s’était transformée en coup d’Etat, qui avait permis au Général Robert Gueï de destituer le président Henri Konan Bédié. En effet, le discours médiatique semble distinguer les événements du 19 septembre 2002 qui n’ont pas abouti à la destitution du pouvoir en place, ce qui explique l’emploi du terme « tentative », contrairement au événements du 24 décembre 1999, qui avaient permis de renverser le pouvoir de Henri Konan Bédié. Ce qui explique l’absence du terme « tentative » quand les médias font référence à cette époque. En outre, cette différence résulte de l’issue finale de la mutinerie, puisque contrairement aux mutins du 19 septembre 2002, ceux du 24 décembre 1999 avaient atteint leur but, celui de renverser le pouvoir de Bédié.
En ce qui concerne les autres mots, Libération se caractérise par sa singularité dans l’emploi très récurrent du terme « mutinerie » avec 36 occurrences en septembre et 39 occurrences en octobre, et que l’on retrouve de façon anaphorique dans les titres « Les mystères d’une mutinerie » « Traque aux mutins » « Qu’est-ce qui fait courir les mutins ivoiriens ? » (Libération 30 septembre 2002). Cette fréquence du terme « mutinerie » dans le discours médiatique permet au quotidien de montrer l’illégalité et l’illégitimité de l’opération. En effet, Libération dans l’identification de ces récents événements effectue un rapprochement successif entre les événements du 19 septembre 2002 et ceux des années précédentes. « (…) depuis les années 1990, les mutineries se succèdent mais se ressemblent. ») (Libération). La répétition du terme révèle en filigrane le malaise qui secoue l’armée ivoirienne ébranlée par trois événements. Le premier, survenu en 1990, émanait de conscrits qui descendirent dans la rue pour exiger de ne pas être rendus à la vie civile, mais de devenir au contraire des engagés, afin de recevoir une solde. On leur céda, d’où l’interruption du recrutement comme de l’avancement et l’obligation à laquelle tous durent faire face, dix ans plus tard, même les vieux soldats, d’effectuer de mauvaise grâce des corvées de conscrits, ce qui engendra un état détestable dans l’armée. La seconde mutinerie eut lieu en 1992 dans la garde présidentielle et se termina en tragi-comédie, les mutins ayant pillé la cave du président. Enfin celle du 24 décembre 1999 dont l’origine provient du mécontentement dans les rangs de militaires rapatriés de la République centrafricaine pour des revendications matérielles a finalement débouché sur un coup d’Etat, après que les mutins eurent appelé le Général Gueï à la rescousse. En effet, pendant la nuit précédant Noël, des soldats en colère, qui exigeaient le paiement d’indemnités liées à leur participation à la mission des Nations unies en République centrafricaine (Minurca), ont attaqué des magasins dans le centre commercial du Plateau, à Abidjan, capitale économique du pays. Le discours médiatique en faisant un rapprochement avec les événements précédents et la « tentative de coup d’Etat » du 19 septembre 2002, révèle en filigrane l’impact de la politique extérieure de la Côte d’Ivoire sur ces événements. La décision du président Henri Konan Bédié de faire participer l’armée ivoirienne à la Minurca (Mission des Nations unies en République centrafricaine), se révéla désastreuse pour le régime civil.
Une telle lecture des événements semble installer la Côte d’Ivoire dans des remous socio-politiques répétés où l’armée a joué un rôle essentiel. Cela est d’autant plus vrai qu’avant l’intervention des soldats dans la politique locale, la Côte d’Ivoire était l’un des pays africains les moins pourvus en moyens de défense intérieure ou extérieure.
Philippe Decraene faisant une revue des faits sur le coup de force militaire contre le régime de Konan Bédié évoquait déjà une réduction des effectifs et le vieillissement de la troupe, le manque d’entraînement, l’état du matériel. Ce sont quelques aspects parmi tant d’autres qui font passer l’armée de la « marginalisation à plusieurs tentatives de prise de pouvoir (…) et montraient que les forces armées constituaient bel et bien en Côte d’Ivoire une menace politique interne » 138
Enfin la notion de « crise » est certes évoquée dans les journaux durant les deux premiers mois des événements et se retrouve d’ailleurs dans l’ensemble du corpus, mais sa présence dans le discours médiatique s’explique plutôt par le besoin pour les journaux de montrer toute la dimension temporelle de l’événement et pour caractériser le cycle de turbulence dans lequel est plongée la Côte d’Ivoire. En effet, dans le discours des journaux, souvent le terme de « crise » fait référence aux différents remous politiques de la Côte d’Ivoire depuis le premier coup d’Etat du 24 décembre 1999. Par conséquent, la fréquence du terme « crise » dans le discours ne sert pas à qualifier les événements du 19 septembre, mais à montrer le déséquilibre politique, économique et social de la Côte d’Ivoire C’est la référence aux remous politiques qui ont traversé la Côte d’Ivoire depuis cette date qui explique qu’on retrouve le mot « crise » souvent précédé du substantif « début » pour caractériser l’évolution de la situation. Néanmoins, le terme « crise » reste présent dans le discours médiatique relatif à la négociation destiné à résoudre le conflit et, dans ce discours de médiation, il peut apparaître comme un euphémisme à la réalité de la guerre sur le terrain et qui oppose les forces gouvernementales aux factions rebelles.
En définitive, on constate que les médias ont eu recours à un usage varié de termes pour qualifier les événements du 19 septembre 2002. Une telle variété lexicale pourrait être interprétée comme une difficulté pour les journaux d’établir une grille de lecture lisible de l’événement. L’usage du lexique Le Monde va se stabiliser à partir du moment de l’apparition d’une dénomination officielle pour la faction de la rébellion qui occupe Bouaké en Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) « Les rebelles se donnent un nom : Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire » (Le Monde 3 octobre 2002).
Le discours médiatique, pour être crédible, reprend souvent la version officielle en alignant l’information sur le discours des autorités gouvernementales d’où les mots « rébellion », « mutins ». C’est ainsi que Le Monde et Libération, reprennent les soupçons du gouvernement attribuant la tentative de coup de d’Etat au Général Robert Gueï. Mais le recours au discours officiel des autorités gouvernementales est plus fréquent dans Le Monde, qui donne la qualification des événements en citant l’autorité et plus particulièrement le président Laurent Gbagbo. Cette version officielle s’illustre dans l’information par la présence de marques formelles du discours rapporté : « selon le chef d’Etat », « selon le gouvernement », « pour les autorités gouvernementales » « selon Laurent Gbagbo, on ne peut pas dire que c’est l’armée de la Côte d’Ivoire qui se rebelle (…) ces armes et leurs cibles montrent bien que (…) c’est la côte d’Ivoire qui est attaquée » (Le Monde 22 septembre) d’où cette qualification de « forces du mal » « ingérence étrangère » « assaillants » voire de « terroristes ». Par ailleurs, le recours au discours rapporté, dans lequel le discours médiatique accorde plus d’importance aux réactions des acteurs politiques face aux événements du 19 septembre 2002, pourrait être interprété comme une prise de distance.
Une telle qualification des autorités gouvernementales qui considèrent la rébellion comme des « assaillants » des « forces du mal » (Le Monde 22 septembre 2002), explique aussi le discours martial de Laurent Gbagbo : « l’heure du patriotisme a sonné, l’heure du courage a sonné. L’heure de la bataille a sonné. On nous a imposé une bataille et nous la mènerons » (Le Monde 22 septembre 2002)
Cette qualification des événements et de l’adversaire par le président Laurent Gbagbo constitue une expression décisive du recours à la force et de son incontestable légitimité. Elle permettrait aux autorités gouvernementales de mobiliser plus vigoureusement leur camp, de gagner des soutiens extérieurs. Cette vision de l’événement et l’appel au combat qui suit les déclarations de Laurent Gbagbo, tendent à faire de la « légitime défense » le plus efficace des arguments. Il est, en effet, universellement admis, tant comme pour les individus que pour les sociétés qu’on peut résister à une agression.
En ce qui concerne la qualification des événements, d’inextricables contestations qui opposent les protagonistes, apparaissent dans le discours médiatique. La capacité de chacun à se poser en victime dépend souvent moins du déroulement des événements que des interprétations que l’on réussit à imposer. Dès lors le discours médiatique dévoile les différentes qualifications des événements par les deux camps (autorités gouvernementales /mutins).
Dans cette qualification des événements du 19 septembre 2002, les médias montrent une opposition entre le discours des autorités gouvernementales qui mettent en avant la légitimité constitutionnelle, en témoignent les propos du président Gbagbo « ce coup d’Etat est injustifiable » (Le Monde 15 octobre 2002) ou encore « Les rebelles ont tort (…) toute la communauté internationale dit qu’ils ont tort d’avoir pris les armes contre un gouvernement légitime. Il y a un ordre à rétablir (…) les rebelles sont illégitimes. » (Le Monde 16 janvier 2003) et celui des leaders de la rébellion qui réclament le « changement de régime au profit d’une vraie démocratie. Nécessité de justice et d’union » (Libération 30 septembre 2002).
Par ailleurs cette différence de la qualification des événements pour les uns et les autres aboutit à un discours conflictuel dans lequel les mots et les expressions servent à disqualifier l’adversaire et le diaboliser. « On ne se contente pas d’opposer un discours à un autre, pour laisser le choix au public ; on s’attaque à l’identité de l’adversaire, puisqu’on lui construit une autre identité, tant personnelle que discursive. Pour ce faire, on ne demande évidemment pas l’avis de ce dernier. L’agresseur se fait plaisir en perpétrant son acte, car le fait de séduire au détriment de l’adversaire, d’avoir raison et d’imposer sa raison en dénigrant l’Autre, le rival haï, fait du bien à l’ego. » 139 Ainsi dès le début du conflit, les deux camps se proclament simultanément en victime, et par conséquent invoquer le combat comme représailles ou comme défense sert à légitimer le recours à la force militaire et à la violence. C’est pourquoi le discours martial de Laurent Gbagbo apparaît logique dans son appel à la bataille et au combat, qu’il justifie par la défense de la souveraineté nationale et le sursaut d’orgueil de patriotisme. Du point de vue des autorités gouvernementales, la défense de la légitimité contre l’illégalité demeure d’ailleurs ici un des thèmes récurrents, puisqu’il est plus facile de mobiliser des alliés et des soutiens, ce qui rend le recours à la force et à la violence plus facile.
Si le discours médiatique sur la dénomination de l’événement est remarquable par la variation lexicale qui le caractérise, il s’avère aussi que les journaux ne se limitent pas dans le traitement de l’information, à donner leur propre grille d’analyse. La qualification des événements se retrouve également dans le discours des protagonistes à savoir les autorités gouvernementales et les mutins. Et en fonction de ces identités politiques, les événements sont diversement qualifiés.
En effet, là où les mutins ne se considèrent pas comme un mouvement politique mais plutôt comme un mouvement non politique qui défend des revendications d’ordre purement ponctuel, le gouvernement privilégie une interprétation nationaliste du déclenchement de la guerre, vue comme une agression venant de l’étranger.
Cette différence d’appréhension de l’événement entre les différents protagonistes ivoiriens du conflit, à laquelle s’ajoute la représentation des médias permet la construction symbolique des événements à travers une multiplicité de sens possibles. Il s’agit pour le discours médiatique de montrer la complexité de ses significations pour mieux comprendre ces événements.
Cette identification des événements, englobe en définitive dans les journaux, un processus d’explication de l’événement qui s’articule autour de deux discours pour faire sens : un premier discours propre aux journaux dans la construction de l’événement, puisqu’ils analysent l’événement à travers ces traits caractéristiques selon le modèle courant du coup d’Etat ; un deuxième discours, cette fois-ci inhérent aux protagonistes.
Cette seconde lecture des événements propres aux acteurs ivoiriens du conflit préfigure déjà les enjeux qui en résultent et qui aboutiront au blocage du processus politique au profit de l’option militaire. On peut ainsi dire, pour paraphraser Paul Virilio 140 , que la guerre ne se réduit plus pour les responsables politiques et militaires à la mise en œuvre de la stratégie guerrière la plus efficace avec les armes et l’utilisation des ressorts de la diplomatie contre l’ennemi : elle se double d’une lutte engagée dans les médias avec des « armes de communication » dont l’enjeu est la conquête de leur propre opinion publique mais également de l’opinion publique internationale. Aussi bien dans le récit du Monde que dans celui de Libération, on note une certaine « stratégie de maîtrise du discours » adoptée par les différents protagonistes (autorités gouvernementales vs rebelles) et qui aboutit, durant les premiers jours de ce conflit, à une symétrie entre l’euphémisation, la dramatisation, la scandalisation et les stratégies de victimisation et de diabolisation déployées par chacun des deux camps pour stigmatiser l’action de l’autre et tenter de retourner l’opinion publique ivoirienne ainsi que l’opinion publique internationale.
La qualification consiste pour les protagonistes du conflit à tenter d’attribuer, par le recours à des figures rhétoriques spécifiques qui font référence à la souveraineté ou à l’illégitimité. Il s’agit de donner ou non une qualité de leur action militaire de manière à attester sa légitimité, à créer les conditions de possibilité de son acceptabilité en la présentant comme nécessaire.
Pour en saisir les tenants et les aboutissants, il faut prendre en considération les propriétés essentielles du discours développé dans les médias par ces acteurs sur la nature de la violence des événements. D’une part, « ce discours n’est pas seulement un objet verbal mais une forme d’interaction sociale » 141 : porteur de contenus extrêmement variables selon son contexte d’énonciation, il participe d’une logique d’influence et a pour but d’agir sur l’autre pour le faire agir, le faire penser, le faire croire ; il est conçu pour convaincre et mobiliser, pour susciter l’adhésion et conquérir la faveur du public de masse. Orienté de façon médiate ou immédiate vers la sensibilité populaire, il exploite les analogies entre les formes de la logique rhétorique et celle de la pensée commune ; ses figures visent à rendre possible ou, au contraire, à limiter les investissements affectifs. En ce sens, ce discours est constitutif du travail politique et vise à produire des effets politiques. C’est ainsi que les responsables politiques et militaire du régime de Laurent Gbagbo développent dans les médias un discours dual consistant d’une part, à qualifier les événements du 19 septembre 2002 d’« illégaux », « barbares », « illégitimes » parce que provoqués par des « assaillants », « terroristes », « forces du mal » et, d’autre part, à employer un répertoire lexical euphémisant : « exercice du droit de légitime défense », « riposte proportionnée à l’agression d’un gouvernement légitime », « défense de la souveraineté nationale », « sursaut d’orgueil du patriotisme ». L’observation faite par Frédéric Bon, pour qui « la guerre, sauf rares exceptions, n’ose plus se présenter dans le monde contemporain sous son véritable nom » 142 , est ainsi vérifiée. Dans le même registre, les responsables politiques ivoiriens usent aussi des ressorts de la dramatisation et de la « scandalisation » dans la présentation des événements et des violences et dans la construction du sens qu’ils donnent du conflit. La dramatisation et la scandalisation jouent à la fois sur le registre de l’intelligibilité et sur celui de l’émotion, visent les mêmes objectifs : surcharger les comportements décrits de connotations affectives : « assaillants », « envahisseurs », « barbares » et légitimer du point de vue éthique la défense du territoire ivoirien. Dramatiser et scandaliser ici c’est insister sur la gravité des actes de l’ennemi et affirmer qu’il y a scandale, en prenant une posture indignée en son nom, en le décrivant ; dramatiser et scandaliser c’est également laisser implicitement entendre qu’un seuil a été franchi dans l’échelle du tolérable vers l’intolérable par l’ennemi.
Dans la dénomination des événements du 19 septembre 2002, le discours médiatique a recours à plusieurs modèles interprétatifs des événements. Le Monde et Libération tentent de structurer l’information mais cette structuration de l’information se caractérise par une difficulté à qualifier ce qui passe et à choisir une grille de lisibilité de l’événement parmi celles qui sont possibles. Cette multiplicité de sens possibles montre ici que le discours d’information médiatique est une collection d’occurrences et de faits relativement hétérogènes et que la qualification de l’événement requiert une synthèse de ces éléments hétérogènes qui en font une totalité intelligible. En définitive la construction médiatique de l’événement n’est pas simplement une affaire de mise en forme et de mise en scène de nouvelles sélectionnées par les médias ; elle comporte aussi un processus d’individuation de l’événement.
Par ailleurs, la guerre, par les événements qu’elle représente, qui sont toujours des événements graves, tragiques, désigne toujours l’envers du symbolique : l’innommable de la sociabilité, parce que la guerre c’est tout de même la mort au bout de la représentation, des discours, mais aussi et des engagements et des combats. « La guerre est une violence en action, et son usage n’est limité par rien ; chacun des adversaires impose à l’autre sa loi, d’où découle une action réciproque qui ne peut manquer, conformément à l’essence du sujet, de mener aux extrêmes » 143
Outre la mort, inhérente à la violence de la guerre, l’espace de la guerre est caractérisé par le chaos, les troubles et la confusion ; dans ces conditions le discours médiatique est ainsi tenu de décrire la réalité de la guerre, d’en faire le portrait le plus exact qui permet au lecteur à la fois de s’y reconnaître et de s’y informer.
Dans la représentation de l’espace social de la crise ivoirienne, à l’instar du « mystère » (Libération du 30 septembre 2002) qui englobe la représentation de la tentative de putsch, les médias ont articulé la confrontation permanente entre le réel de la guerre et les représentations symboliques dont elle peut faire l’objet.
Par conséquent, ce moment d’interruption de l’exercice des médiations se retrouve dans le discours médiatique des quotidiens Le Monde et Libération, dans ce que nous avons appelé : le discours médiatique de la confusion.
L’analyse du discours médiatique de la confusion occupera principalement la période du début du conflit (19 septembre 2002) jusqu’au mois décembre qui correspond au sein de notre corpus à la signature de la trêve entre le gouvernement et les forces rebelles en vue des négociations de Marcoussis.
Le processus d’individuation de l’événement, de réduction de son indétermination, de sa complexité et de son hétérogénéité se retrouve dans le traitement de l’information. Cette complexité de la crise ivoirienne permet de noter la récurrence du terme « confusion ». C’est ainsi que dès le 30 septembre 2002, soit onze jours après le début de la crise, Libération titrait à la Une « Côte d’Ivoire : Les mystères d’une mutinerie » Ce titre à visée informative qui se focalise sur le caractère confus de la tentative de putsch, est mis en relief davantage en pages intérieures par un titre à modalité interrogative « Qu’est-ce qui fait courir les mutins ivoiriens ? », suivi du sous-titre « Dix jours après le début des combats, la situation reste confuse ». Durant la période, nous avons relevé 26 occurrences qui qualifient l’espace de la guerre : « la situation sur le terrain est confuse » (Libération 23 septembre « Des soldats français dans le chaos ivoiriens ») ; ou qui évoquent l’identité des auteurs de la tentative de putsch « dans la confusion qui règne, en l’absence d’informations convaincantes sur l’identité des assaillants, la Côte d’Ivoire vit au rythme des rumeurs » (Libération 22 septembre « Traque aux mutins »). On a ici, rassemblés, tous les facteurs annonciateurs des événements qui vont entraîner le pays dans une nouvelle ère d’incertitude qui s’oppose à l’image passée idyllique du pays, « la Côte d’Ivoire est demeurée, pendant au moins trois décennies, un eldorado » d’où le thème de la crainte de la contagion « Côte d’ivoire : L’Afrique craint la contagion » (Libération 29 septembre 2002). En outre, dès le début du conflit, on observe la nécessité pour le journal d’articuler l’atmosphère de « confusion » sur une symétrie récurrente en un passé idyllique et un présent confus du fait d’événements dont le quotidien a du mal définir.
Cependant en face d’une situation pesante et de faits mal définis, les journaux développent un discours explicite ayant un rapport au réel. Ce discours de la « confusion » sélectionne tous les indices du quotidien des habitants des principales villes en proie aux combats entre les forces gouvernementales et les mutins.
Si l’on note une importance de la fréquence du terme « confusion » pour révéler le potentiel perturbateur de l’équilibre social, le discours de Libération souligne une pratique journalistique qui semble régie par une « loi de proximité ».
Les événements comme ceux observés le 19 septembre, sont présentés comme l’origine du bouleversement socio-politique du pays, phénomène d’autant plus présent dans le traitement médiatique, qu’ils entraînent des effets collatéraux dans l’espace public.
Néanmoins, une telle récurrence du terme « confusion », si on peut observer dans Libération avec 26 occurrences, est moins remarquable dans Le Monde, dans lequel, pour la même période, ne sont répertoriées que deux occurrences sous la forme du substantif « confusion » et de l’adjectif « confuse ». La première se retrouve dans la phrase « Les véhicules des rebelles reflètent cette confusion » (« Trois mouvements rebelles opposés à Gbagbo » Le Monde 5 décembre 2002). La présence de cette occurrence dans le discours médiatique ne fait pas référence à la situation chaotique qui vit la Côte d’Ivoire au lendemain de la tentative de putsch du 19 septembre 2002 mais plutôt traduit le manque de frontière spatiale entre les trois factions rebelles. (MPCI, MPIGO, MPJ)
La seconde occurrence se retrouve dans l’expression « période confuse », qui permet au journal d’évoquer l’engourdissement de l’activité commerciale dans la ville de Bouaké.
En définitive, la faible présence de ce terme dans le discours du Monde s’explique par le fait que contrairement à Libération, Le Monde a mis l’accent sur les implications de la crise sur le quotidien des habitants dans les villes en proie aux combats. Le journal a orienté son analyse vers celle des effets collatéraux de la guerre, notamment le ralentissement des rouages de l’économie compte tenu du poids économique de la Côte d’Ivoire dans la sous-région et vers la représentation des identités politiques.
D’ailleurs, la faible présence d’occurrences est également notée pour ce qui concerne le terme « trouble », pour lequel on compte une dizaine d’occurrences dans Le Monde contre 32 dans le quotidien Libération. Aussi bien pour Le Monde que pour Libération, l’emploi de « troubles » est identique puisque ce recours au mot permet au discours médiatique de faire d’une part référence au manque de lisibilité de l’événement (« de nombreuses zones d’ombres, continuent d’entourer les troubles en Côte d’Ivoire » (Libération 22 octobre 2002), d’autre part, de marquer une balise temporelle dans laquelle la date du 19 septembre sert d’ancrage référentiel.
Ainsi dans Le Monde on retrouve, par exemple : « il s’agissait de la quatrième opération de rapatriement réalisée par l’armée française depuis le début des troubles le 19 septembre » ou encore dans des expressions récurrentes « les troubles actuelles », « les troubles ont commencé le 19 septembre 2002 ».
Le discours médiatique de la confusion tel qu’il est développé dans les quotidiens, exprime toute la complexité des événements de la crise ivoirienne ; une complexité qu’évoque d’ailleurs Judith Rueff dans son ouvrage Côte d’Ivoire. Le feu au pré carré : « La Côte d’Ivoire n’est pas un pays simple dans une région compliquée. La crise profonde, où se mêlent les enjeux de la succession du fondateur et de la démocratisation, est aussi une crise d’identité » 144
DUVAL (Philippe), (2003), Fantômes d’Ivoire, Editions du Rochers, Paris.
DUVAL (Philippe), Fantômes d’Ivoire, op. cit., p.137
Ibidem, p. 162
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