1-3 La représentation de la violence

L’analyse du discours relatif à la violence est importante dans la mesure où elle caractérise la guerre au sens strict du terme. Elle permet de décrire la façon dont chacun des adversaires essaie d’imposer sa suprématie par le recours à la violence ou de massacrer le plus d’adversaires possible afin de hâter l’arrivée au découragement chez l’ennemi, car « la guerre, toujours tant qu’elle sera la guerre et qu’on y risquera sa peau, sera essentiellement chose d’instinct » 145 . Par conséquent l’impulsion belliqueuse a pour dénominateur commun « mort » « tuerie » « massacre » « exaction » « exécution sommaire » « carnage » pour exprimer les dangers et les contraintes de la guerre. Le discours médiatique semble articuler cette violence sur deux plans : la violence physique qui aboutit le plus souvent à la mort aussi bien sur le plan des opérations militaires entre forces gouvernementales et mouvements rebelles mais aussi chez les populations civiles. Mais cette violence physique comporte aussi une dimension psychologique. Au sein des populations civiles, les victimes de tueries, d’exactions ou d’agression font en même temps l’expérience douloureuse de leur fragilité, voire de leur humiliation ou de leur impuissance. Nous étudierons également la représentation médiatique de cette violence psychologique que reflète ce que nous appellerons le « psychologie de la panique » avec des termes comme « panique », « angoisse », « hantise », « peur » « inquiétude »

Du point de vue de la violence physique, si l’espace de la guerre en est fortement marqué, on la retrouve dans le discours médiatique sous trois formes : Une violence physique avec la mort qu’elle entraîne, résulte des combats militaires entre les forces gouvernementales et la rébellion. Une seconde violence touche directement les populations civiles puisque les combats se déroulent souvent dans les grandes villes comme Abibjan, Bouaké où Khorogo où les populations se trouvent souvent prises en otage entre deux feux, et semblent condamnées à subir continuellement une sorte d’équilibre des forces et la menace qui en découle. Enfin, une dernière violence plus pernicieuse dans la mesure où elle est préméditée, vise une catégorie de personnes civiles ou politiques bien précises.

La permanence de la violence est d’ailleurs soulignée dès le lendemain des événements du 19 septembre 2002 dans l’article du Monde (« Côte d’Ivoire : près de trois cents morts à Abidjan et des soupçons de règlements de comptes » « quelque 270 personnes, et 300 autres blessées, à Abidjan au cours des affrontements » (Le Monde 22-23 septembre 2002). Le Monde mesure la soudaineté de la tentative de putsch à l’aune de la réaction des autorités en place et de sa répression par la force. Le discours sur la violence des affrontements et leurs conséquences devient un leitmotiv sous forme d’énumération comptable : « près de dix jours après le déclenchement de l’insurrection qui fait plus de 280 morts dans la seule métropole ivoirienne » (Le Monde 30 septembre 2002), « les combats dans les deux principales villes Abidjan et Bouaké ne cessent d’allonger la liste de morts » « Un mois de combats et huit jours de médiation (…) n’ont pas arrêté la longue liste des morts » (Le Monde 19 septembre 2002). Ici l’omniprésence de la mort au-delà de la quantification conduit le discours médiatique vers la généralisation d’une situation où la mort devient un fait courant et quotidien qui s’illustre par sa théâtralité, donc un spectacle de l’horreur. Cette théâtralisation de la mort trouve un large écho dans les expressions utilisées par les envoyés spéciaux du journal « la Côte d’Ivoire est devenue le théâtre de violences armées » « Abidjan et Bouaké sont représentatifs du théâtre de la mort que vit la Côte d’Ivoire depuis les événements du 19 septembre 2002 » et enfin « le pays est devenu un grand théâtre de massacres ciblés » (Le Monde « mutinerie, putsch ou ingérence étrangère : retour sur une semaine de violences »)

Néanmoins si cette permanence de la mort caractérise le thème de la violence représenté par Le Monde, ce terme de « mort » semble être utilisé pour caractériser spécifiquement ses origines à savoir les combats entre les acteurs du conflit. Ainsi pour différencier cet aspect de la violence physique comme une logique inexorable des opérations de combats, le journal va le substituer aux termes de « massacre », d’ « exaction », d’«assassinat », de « justice expéditive ». Cette substitution permet au discours médiatique d’orienter les modalités de la violence mais aussi son mode opératoire qui tend à montrer à la fois son caractère arbitraire et précis puisque ce sont souvent des catégories de personnes bien définies qui en sont victimes tels les hommes politiques ou des opposants. Pour cette catégorie de personnes, le terme le plus souvent utilisé est celui de d’ « assassinat » ou d’« exécution ».

Une telle grille de lecture tend à percevoir dans la violence non pas une « folie meurtrière aveugle » sans distinction mais plutôt une violence qui relève d’une volonté délibérée de tuer à dessein.

Cette mort programmée se retrouve dès le 22 septembre 2002 dans l’expression « soupçons de règlements de compte ». Ce sont d’abord des acteurs de la scène politique qui sont ciblés à l’image de Robert Gueï qui en fut la première victime « Le général Gueï à été tué, jeudi » parce que selon Le Monde,pour « les autorités ivoiriennes, l’âme du complot, n’est autre que l’ancien chef d’état-major, le général Robert Gueï ». Le Monde confirme d’ailleurs la tendance à considérer les autorités gouvernementales comme les auteurs de cet assassinat dans un article situé à un mois d’intervalle, (« Le général Gueï a été exécuté par des loyalistes de l’armée ivoirienne »), (Le Monde 26 octobre 2002), (« Le rôle-clef des gardes du corps du couple présidentiel »« L’homme, selon la version officielle était l’âme des complots contre le président Gbagbo » mais cette version est prise à contre-pied par le réquisitoire du journaliste : « le scénario des autorités a le mérite de la simplicité, mais il est faux ».

Par ailleurs, cette mort ciblée s’élargit aux opposants et aux artistes («Un responsable de l’opposition enlevé à son domicile par des hommes en tenue de gendarmes et retrouvé, le lendemain matin, au bord d’une route, le corps criblé de balles » (Le Monde 4 février 2003 « En Côte d’Ivoire, manifestation contre les rebelles et assassinat d’un opposant »), (« La mort, au bout du portable, du chanteur Marcellin Yacé ») (Le Monde 22-23 septembre 2002), « L’assassinat du général Gueï et celui du comédien Camara H. figureraient parmi leur œuvre ».

Enfin, on retrouve cette violence ciblée sous forme d’ « exaction » voire de « massacre » qui jalonne tout le corpus. Ici le discours de la violence oriente la responsabilité de ces massacres et ces exactions vers les protagonistes du conflit (« Les exactions et crimes de guerre en Côte d’Ivoire, au centre d’un éventuel règlement ») (Le Monde 22 janvier 2003), « Les escadrons de la mort de Gbagbo », « Côte d’ivoire : enquête sur les exactions des escadrons de la mort » (Le Monde 8 février 2003) ou encore « Amnesty International accuse les rebelles ivoiriens du massacre d’une centaine de prisonniers » (Le Monde 28 février 2003)

La situation militaire confuse montre que l’horreur de la crise ivoirienne est multiforme, et implique à la fois des forces loyalistes et des rebelles dans une succession d’atrocités aux dépens des populations civiles. Comme dans beaucoup de conflits internes, la dichotomie manichéenne forces gouvernementales/rébellion reflète mal la réalité des affrontements mais surtout de la violence qui en découle. En réaction contre cette violence, qui aboutit souvent à la mise à sac et au racket des populations locales (« le racket (…) exaspérait toute la population » celles-ci, ne pouvant compter sur la protection d’une armée qui a du mal a quadrillé le pays, ont constitué des unités de défense locale.

« A Gagnoa, au cœur de la zone cacaoyère, 47 barrages ont été érigés par des comités d’autodéfense » (« Les comités d’autodéfense font la loi dans la « boucle du cacao » de la Côte d’ivoire ») (Le Monde 30 janvier 2003). Cette composition de milices locales a constitué pour les populations civiles le seul et unique rempart contre le chaos. Si ces comités d’autodéfense locale luttent en priorité contre les rebelles (« Il y va de la sécurité du pays. Il faut traquer l’ennemi infiltré. Or tout le monde peut être rebelle »), il n’est pas rare que des accrochages opposent troupes régulières et rebelles sur fond de racket et de brutalité à l’encontre des populations civiles. Cet enchevêtrement de guérilla, de règlements de compte locaux concourt à l’extrême nébulosité du conflit ivoirien.

L’importance de ces massacres et les actes de violence qui consistent à cibler les victimes, permettent au journal d’effectuer des comparaisons entre la situation de la Côte d’ivoire caractérisée par des atrocités avec des exécutions ciblées et la découverte de charniers et celle qu’avait vécue le Rwanda, dans des expressions du type « l’ombre du génocide rwandais plane en Côte d’ivoire », « on redoute le scénario rwandais », « éviter le syndrome rwandais » (Le Monde 22 janvier 2003).

Le discours médiatique met en oeuvre à ce propos une sorte d’intertextualité qui convoque l’histoire pour rendre crédible l’information en prenant référence sur des événements identiques.

Dans le discours médiatique de la violence, il apparaît que la violence physique comporte toujours une dimension psychologique. Cette violence qui provoque des effets néfastes et des blessures n’est pas seulement matérielle ou humaine, elle est aussi une violence symbolique, c’est-à-dire une dévalorisation de la personne. La guerre qui réduit les populations civiles à l’état d’otages s’accompagne d’une rhétorique qui tend à humilier l’autre puisqu’il faut bien justifier des comportements qui s’écartent des normes habituelles respectées dans la vie ordinaire. La violence symbolique n’est seulement une dimension sous-estimée de la violence physique développée dans le discours médiatique ; elle existe indépendamment d’elle. Moins spectaculaire- que les massacres, tueries, exécutions- elle engendre pourtant les même effets psychologiques : sentiment douloureux de fragilité et vulnérabilité, expérience d’humiliation. Cette violence symbolique recoupe dans le discours médiatique ce que nous avons appelé « psychologie de la panique » souvent vécue par les populations civiles et que nous retrouvons dans des mots comme « panique », « angoisse », « hantise » « inquiétude ». La violence s’illustre dans le discours du journal sous de multiples aspects.

Outre la panique et l’angoisse de la population du fait de l’intensité des combats dans les principales villes comme Abidjan, Bouaké ou Korogho ou la peur des représailles, le plus manifeste est la dépréciation identitaire visant des groupes entiers. C’est le cas notamment chez les étrangers victime du harcèlement des « jeunes patriotes » partisans de Laurent Gbagbo. «les manifestations antifrançaises se poursuivent » (« L’inquiétude croît chez les ressortissants français en Côte d’Ivoire », Le Monde 30 janvier 2003) ou encore « l’aéroport d’Abidjan envahi par des « patriotes » pour empêcher le départ massif des Français » (Le Monde 3 février 2003). Dans cette représentation de la violence, le discours médiatique sur la guerre semble montrer que la guerre, ce n’est pas seulement la mitraille, c’est aussi le comportement des gens pendant la guerre. Et c’est la guerre elle-même qui se raconte dans tout ce que cette polyphonie a de terrible, de fragmentaires, de terrifiant, de brutal et d’obscène. A travers cette représentation de la violence, dans laquelle le discours médiatique développe les effets psychologiques de la guerre sur les protagonistes, notamment les populations, Le Monde et Libération montrent que la guerre est l’expérience des limites ultimes de l’homme, un passage de frontières et de toutes les valeurs régissant ordinairement et raisonnablement l’organisation en société. Les populations sont plongées dans une peur permanente.

Le conflit ivoirien apparaît comme l’archétype du conflit de prédation, caractérisé par une violence extrême souvent gratuite, des acteurs multiples, animés de motivations diverses, et des enjeux cachés, difficilement discernables au premier coup d’œil. Contrairement au drame libérien et de nombreux conflits africains, il est difficile d’en faire une lecture unilatérale. Aucune des dimensions politique, sociale, économique- même si elles existent, n’apparaissent pas déterminantes dans le déferlement de la violence. Cette violence à l’état brut est souvent instrumentalisée selon des logiques rationnelles : pratique de la guerre psychologique visant à intimider certaines personnes influentes comme les hommes politiques mais aussi les populations.

Du point de vue sémio-discursif, ces différents procédés de représentation de la guerre dans les journaux correspondent à ce que Jamet et Jannet appellent la « refiguration » marquant l’intersection du monde du texte et le monde du lecteur. Cette « refiguration » permet au discours médiatique de la presse de proposer des récits complets, d’autres lacunaires, que le lecteur reconstitue d’où l’appellation de « récits mosaïques » 146 .

Ici les modes narratifs, descriptifs et argumentatifs, permettent aux journaux dans la représentation de la violence de prendre en charge les fonctions du récit médiatique.

Du point de vue narratif, le dévoilement du conflit ivoirien s’articule autour d’un récit factuel représentant des actions (exécution, exaction, massacres) constituant un tout homogène chronologique et logique de l’évolution du conflit entre son début et sa fin.

Le mode narratif adopté par les quotidiens dans leur représentation du conflit constitue un « faire savoir » attribuant au récit une fonction représentative au demeurant explicative. Le premier objectif des médias étant d’être perçus par les lecteurs, il s’agit dans ce cadre de les intéresser de capter leur attention. Claude Jamet et Jannet soulignent que c’est grâce à cette fonction explicative que « le journal communique un savoir au lecteur sur le déroulement de tel ou tel fait » 147 . Par conséquent, l’on a noté le recours aux temps « narratifs » comme le passé simple, l’imparfait. Cette remarque corrobore le propos de Jamet et Jannet qui soulignent que « la spécificité du discours de presse réside dans le fait que le point de départ qui fait naître l’information est toujours dans un présent d’expérience : un fait, un dire, une date. La plus proche de la date du journal ; à partir de là, l’événement médiatique a une certaine durée et s’inscrit dans le flux du temps provoquant des références au passé et un horizon d’attente» 148 .

Du point de vue descriptif, la presse quotidienne à la différence de la télévision qui dispose d’images n’a que des mots par conséquent la description constitue un mode d’organisation qui tente de mettre les choses sous les yeux ; ainsi, la représentation du conflit à travers le mode descriptif a permis à Libération et au Monde d’assurer une fonction de représentation qui donne plus à voir qu’à lire. En effet, l’information que font véhiculer les quotidiens donne l’impression que celle-ci représente la réalité dans laquelle elle est ancrée et tend à montrer que la matière des journalistes réside dans les mots d’où une représentation considérée comme une « métonymie du réel ».

En outre, le mode descriptif, outre les fonctions explicatives, de référence culturelle et enfin persuasive, apparaît comme une mise en scène de l’information, comme une posture de l’instance d’énonciation (le journaliste) qui instaure un pacte de lecture voire de la réception de l’information : « l’équivalence entre une suite de mots et le référent décrit sera toujours le résultat d’une convention, d’une sorte de contrat d’échange intersémiotique qui lie auteur et lecteur ; la description est la mémoire du récit » 149 .

La presse étant le domaine de l’écrit, ce qui veut dire que son champ d’activité discursif et sémiologique est celui de la conceptualisation qui s’inscrit dans une situation discours monolocutive, on perçoit à travers ces différentes modes d’organisation du discours des quotidiens, une exigence de lisibilité et d’intelligibilité de l’information.

L’exigence de lisibilité oblige les médias dans leur représentation de la guerre à opérer le travail d’exposition le plus clair possible du compte rendu des événements grâce aux modes discursifs de l’ « événement rapporté » (faits et dits). Cette exigence de lisibilité est complétée par celle de l’intelligibilité perceptible dans les commentaires, les analyses des quotidiens sur la représentation de cette violence collective. Ces deux exigences se traduisent dans le corpus par la focalisation des journaux sur les auteurs de la tentative de putsch présenté comme l’événement apparemment déclencheur de cette guerre. C’est à partir de cet événement premier que va se construire le processus discursif d’explicitation de la complexité de la guerre. Dans le même ordre d’idées, la visée d’information, s’est effectuée dans Le Monde et Libération par la mise en œuvre de deux types d’activités langagières : la description puisqu’il s’agit de rapporter les faits de la guerre mais aussi l’explication puisqu’il s’agit également d’éclairer le lectorat sur les causes et les conséquences de ces faits. Cette visée d’information s’est effectuée dans notre corpus par la représentation par les quotidiens de la violence et de ses effets collatéraux (mort, exaction, exécution, massacre). Cette représentation de la violence perceptible dans la récurrence d’un lexique de la violence permet au discours médiatique de montrer que la guerre est antinomique avec une sociabilité symbolique, qui suppose une représentation du collectif en termes de médiations et non en termes de rapports de force, et qui se fonde sur une identification symbolique, refusée par la guerre, en raison de la mort qu’elle sous-tend. Cette « sémiologie de la production », c’est-à-dire de l’instance d’énonciation, répond à une logique sémiologique selon laquelle tout organe d’information doit être considéré comme une machine produisant des signes c’est-à-dire des formes et du sens, car, « l’information est pure énonciation. Elle construit du savoir, et comme tout discours elle dépend à la fois du champ de connaissance qu’elle touche, de la situation d’énonciation dans laquelle elle s’insère et du dispositif dans lequel elle est mise en œuvre » 150 .

Mais les dimensions socio-politiques évidentes du conflit ivoirien ne doivent pas faire oublier une dimension économique trop souvent occultée dans l’analyse de l’information. Le déclenchement et la prolongation du conflit ont certes une cause économique, mais ils ont surtout des conséquences qui témoignent de l’engourdissement de l’économie ivoirienne.

Notes
145.

BOUTHOUL (Gaston), (1991), Traité de polémologie. Sociologie des guerres, Editions Payot, p.157

146.

JAMET (Claude) et JANNET (Anne-Marie), Les stratégies de l’Information, op. cit  p. 178

147.

JAMET (Claude) et JANNET (Anne-Marie), Les stratégies de l’information. op. cit.,p.178

148.

JAMET (Claude), JEANNET (Anne-Marie), Les stratégies de l’information op. cit., p. 41

149.

Ibid., p.204-205

150.

CHARAUDEAU (Patrick), Le discours d’information médiatique. op. cit., p. 35