Chapitre 3 - Le discours éditorial sur l’évènement

Les médias ne se contentent pas de faire le récit de l'événement, mais l'inscrivent dans une logique rhétorique, qui articule souvent sa représentation et sa signification à des prescriptions et à des effets dans l'ordre du réel de la sociabilité et de la politique.  Ils sont porteurs, dans l’ensemble de leur énonciation, d’une orientation et d’un engagement politique –ce qui donne à leur énonciation même comme une orientation politique. Un certain nombre de rubriques, de lieux de l’espace du journal, ont une visibilité politique particulière, assumée comme telle par le journal. Il s’agit des lieux du journal dans lesquels l’identité politique du média s’exprime de façon explicite, comme pour renforcer le média dans son statut d’acteur de l’espace politique. De façon traditionnelle, l’éditorial est le site privilégié où se manifeste l’identité discursive d’un média. Ce statut qu’occupe l’éditorial dans le discours médiatique semble corroborer les propos de Lamizet selon qui : « l’éditorial est sans doute par excellence, la rubrique où s’énonce la position politique du journal, et où, par conséquent s’exprime son identité. C’est d’ailleurs, pourquoi il est, en général écrit par le directeur ou le rédacteur en chef (en anglais « editor »), et marqué par une présentation particulière. L’éditorial fait du média un acteur politique en lui faisant exprimer un choix, en formant une identité qui le distingue des autres médias dans l’espace public» 157 .

L’éditorial engage le média, en définissant ce qui le rend différent de tous les autres, ce qui le rend spécifique; il fait, finalement de l’engagement l’équivalent du désir dans l’espace politique. Il apparaît comme un article publié à des moments importants seulement, engageant l’éditeur par la signature d’un responsable ou de la rédaction, et prenant position, en articulant souvent engagement passionnel et argumentation classique sur un sujet de quelque importance. Comme le souligne Lucien Guissard : « L’éditorial est l’article par lequel l’éditeur s’adresse personnellement à ses lecteurs. Il est le lien le plus direct entre un journal et son public. Par la plume ou la voix d’un des responsables qui s’engage lui-même, mais qui engage avec lui la direction et la rédaction, le journal déclare : « voici ce que nous avons à vous dire d’important…Voici ce que nous pensons de tel événement…Voici pourquoi nous insistons sur tel sujet ou pourquoi nous lançons tel enquête. ( …) L’éditorial est le lieu privilégié où s’exprime l’identité du journal » 158 .

Ainsi l’éditorial apparaît l’exemple type de l’implication singularise qui met en texte une opinion à propos d’un événement d’importance surgissant dans l’actualité avec une force telle qu’il nécessite une réaction particulièrement vive.

Comme le souligne Claude Jamet, « l’éditorial est, parmi l’ensemble des articles de presse, le « genre » qui relève le plus de ce mode d’organisation discursive car c’est là qu’en exprimant un avis sur une question d’actualité, un journal affiche sa ligne éditoriale. » 159

L’analyse du discours éditorial sur la guerre ivoirienne s’articulera sur trois axes qui permettront de montrer l’interprétation de la guerre ivoirienne, le sens qui lui est donné à partir de la représentation des acteurs, notamment les descriptions et les jugements proposés sur eux. Il s’agit à partir de la constitution du sujet énonciatif de l’éditorial d’examiner le traitement de l’événement, de voir comment se construit le sens à partir des discours qui relatent les événements. Nous nous attacherons dans cette analyse du discours éditorial des médias sur la guerre ivoirienne, à identifier les pratiques discursives de construction du sens et d’interprétation de l’événement en fonction de la constitution du sujet énonciatif, le traitement de l’événement et la position pragmatique ancrée dans les « modalités énonciatives ». Nous entendons par « position pragmatique », les buts ou les intentions communicatives du discours, puisque le but du discours éditorial ne se résume pas exclusivement à donner une interprétation de l’événement, mais il va plus loin.

Par le commentaire qu’il porte sur l’événement, le discours éditorialiste tente d’orienter l’opinion publique. En ce sens que la mise en mots de l’éditorial ne s’arrête pas à la description de l’actualité mais aussi de provoquer l’action, ce qui apparaît comme une « morale », ce qui énonce une éthique.

Dans Le Monde, l’éditorial ne porte pas nécessairement sur le domaine concerné par l’article publié en début de journal, car l’ordre des rubriques, dans Le Monde, à la différence de Libération est fixe. En effet, le journal commence toujours par l’actualité internationale et la politique étrangère, suivies par la politique intérieure française, puis par les faits divers, et l’économie, et, enfin, par les sports, la culture et les médias. L’éditorial, publié tous les jours aussi par Libération est, dans ce journal, toujours à la même place : en page 3, et il correspond en général, à l’article publié en pages 2-3, qui porte sur le sujet important du jour.

Il faut également noter une différence de la place topographique des éditoriaux dans les journaux. Dans Libération, il y a une étroite relation de la mise en page de l’événement en « Une » et sa présence obligatoire dans la rubrique « L’Evénement » en pages 2/3.

Dans Le Monde, on note un détachement entre la présence de l’événement en « Une » et sa structuration spatiale dans le journal. En effet, on retrouve souvent l’éditorial du Monde à l’intérieur du journal au sein de la rubrique « Horizons. Analyses et Débats ». Enfin il faut souligner, un aspect caractéristique des éditoriaux du Monde. Contrairement à Libération  dont les éditoriaux portent la signature de quelques éditorialistes comme Patrick Sabatier, Gérard Dupuy entre autres, ceux du Monde ne portent pas de signatures. Cette absence de signature dénote au sein du Monde, la volonté de montrer que l’éditorialiste part toujours de l’information même si son article privilégie l’opinion. Ces éditoriaux qui ne sont pas signés, représentent ainsi la voix collective du journal car « en création éditoriale, le nom constitue un enjeu symbolique important, il doit à la fois marquer une identité, évoquer un programme, renvoyer à une communauté d’intérêt, et simultanément marquer une altérité, afficher sa différence par rapport aux autres publications, tout en signifiant l’appartenance à une catégorie éditoriale » 160 .

Dans le cadre de la représentation de la guerre ivoirienne, sur une période de 12 mois, nous avons noté huit éditoriaux dans les journaux, respectivement deux éditoriaux dans Le Monde contre six dans Libération. Cette première différence peut s’expliquer pour le cas du quotidien Le Monde par le nombre des éditoriaux sur la guerre en Irak, les rares éditoriaux qui traitent de la Côte d’Ivoire correspondant à l’implication diplomatique de la France dans sa tentative de résolution du conflit.

Notes
157.

LAMIZET (Bernard), Travail en cours sur la sémiotique politique.

158.

GUISSARD (Lucien), (sous la dir.), (1998), Le pari de la presse écrite, Bayard Editions, Paris, p.138

159.

JAMET (Claude), JANNET ( Anne-Marie), Les stratégies de l’information, op. cit., p. 244

160.

RINGOOT (Roselyne) et ROBERT –DERMONTROND (Philippe) (Sous la dir.), (2004), L’analyse du discours, Editions Apogée, p.102