3-2 Les éditoriaux de Libération

A l’inverse du Monde dont les éditoriaux portent exclusivement sur le Président Laurent Gbagbo, Libération aura des éditoriaux nuancés sur les acteurs ivoiriens du conflit, mettant plutôt l’accent, à travers l’évocation de la situation dramatique en Côte d’Ivoire, sur l’action, la politique et la présence de la France dans cette guerre. En effet, même si l’analyse de la politique intérieure ivoirienne y est présente à travers ses principaux acteurs politiques, directement impliqués dans l’éclatement du conflit, c’est plus l’action diplomatique et militaire de la France qui constitue la toile de fond des éditoriaux de Libération.

Cette présence de la France est évoquée de façon implicite dans les titres des éditoriaux, respectivement: « Poudrière » (Libération 30 septembre 2002), « Entre deux feux » (13 décembre 2002), « Péché d’orgueil » (3 janvier 2003), « Pari risqué » (15 janvier 2003), « La

paix ou le bourbier » (27 janvier 2003), « Coincé » (5 février 2003)

Le premier éditorial, «Poudrière» (30 septembre 2002), signé par Jacques Almaric, esquisse une fresque macabre de la situation qui prévaut en Côte d’Ivoire.

Cette fresque s’articule sur le mode de la question rhétorique « Est-il possible d’arrêter la course à la guerre civile dans laquelle est engagée la Côte d’Ivoire depuis trois bonnes années ? ». Nam-Seong Lee, voit dans la question rhétorique une sorte d’échange entre le locuteur (éditorialiste) et le destinataire : « La question rhétorique dans l’éditorial semble un moyen typique par lequel le locuteur demande au destinataire la confirmation de son propos. Elle est donc distincte d’une vraie question qui sert à la demande d’information » 174 . Cette question rhétorique permet à l’éditorialiste de poser le postulat autour duquel s’organise son argumentation qui apparaît comme une sorte d’ancrage de l’énonciation. « L’interrogation est construite pour susciter une réponse au différent degré de l’orientation. Cette orientation vers la réponse peut prendre des formes variables. A la différence de la vraie question, qui peut être orientée d’une façon ou d’une autre, la question rhétorique incite les destinataires à confirmer ce qui leur est posé par le locuteur en ne leur donnant qu’un droit d’acquiescer. Elle manifeste donc une orientation maximum vers la réponse visée par le locuteur si l’on suppose le degré d’orientation.» 175 Nous constatons que cette question n’entraîne pas une réponse, mais sa formulation permet avec le tour interrogatif non pas de marquer un doute ou de provoquer une réponse mais au contraire d’indiquer la volonté de persuader sur la nécessité d’une action française en Côte d’Ivoire « Telle est la question à multiples inconnues à laquelle est confrontée la France ». (« Poudrière. Libération 30 septembre 2002 ») Cette volonté de persuasion explique le recours de verbes de cognition « comprendre » et « voir » conjugués au présent et accompagnés de « on » (marque de déguisement du locuteur, interprétable comme un redoublement de « nous » se référant au tiers collectif) pour exprimer un constat » « On comprend que ses dirigeants s’interrogent face à un imbroglio meurtrier », « on voit mal comment Paris pourrait détourner les yeux d’une crise majeure qui menace 20000 de ses ressortissants » (« Poudrière. Libération 30 septembre 2002 »).

Selon Perelman, « l’emploi de la troisième personne à la place de la première peut avoir pour effet de diminuer la responsabilité du sujet, de créer une distance entre celui qui parle et ce qu’il dit. L’éditorialiste va donc obtenir un effet de la « désubjectivation » de son discours sur le destinataire et du coup rendre son énonciation plus convaincante » 176

Cependant la probabilité et la nécessité d’une action française sont évoquées non sans une description de la fresque conflictuelle qui caractérise le continent africain en général et à la Côte d’Ivoire en particulier.

L’accent est mis sur l’importance du temps dans l’exacerbation des tensions « une guerre civile (…) depuis trois bonnes années », « beaucoup de temps a été perdu » comme mode d’explication des faits « crise de succession », ses effets collatéraux tel que « l’ivoirité » et son antécédent la « xénophobie » dont l’éditorialiste qualifie de « potion magique » pour se maintenir au pouvoir. La situation instable se retrouve dans le discours médiatique qui évoque de façon itérative de l’expression « coups d’Etat militaire » qui a fini par rendre la situation « explosive » faisant ainsi référence au titre « poudrière ».

La conjonction des mots « poudrière » et « explosive » renvoie l’image d’un espace infernal où semble se généraliser « l’histoire récente de l’Afrique est formelle, de la région des Grands Lacs au Zaïre en passant la Sierra Leone et le Congo Brazzaville » d’où l’emploi d’ « imbroglio meurtrier », de « situation dramatique » et de « risque de contagion » (« Poudrière ». Libération 30 septembre 2002).

Si la situation dramatique que vit le continent africain aux prises avec une succession de coups d’Etat militaire, de conflits internes, est évoquée comme une « pathologie », elle permet aussi au journal de se focaliser sur le cas singulier de la Côte d’Ivoire, notamment sur le processus politique et l’action des acteurs politiques comme Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo. Le discours éditorial met en relation la situation dramatique de la Côte d’Ivoire et l’action politique de Konan Bédié et de Laurent Gbagbo, qui par l’application d’une politique nationaliste et d’exclusion, ont élaboré un mode d’accession et de conservation du pouvoir. « Henri Konan Bédié, a cherché dans l’ivoirité, la potion magique pour se maintenir au pouvoir ». L’action politique de Konan Bédié et de Laurent Gbagbo, est ainsi étroitement liée à ce qui est considéré comme les «syndromes ivoirien», notamment l’«ivoirité », la « xénophobie ».

Là où Henri Konan Bédié est perçu comme étant le père fondateur d’une idéologie de « l’ivoirité » qui prône un nationalisme exacerbé aux dérives funestes, Laurent Gbagbo apparaît comme un successeur au pouvoir, qui n’a pas instauré une rupture mais une continuité puisqu’il est « largement responsable de la crise » (« Poudrière » Libération du 30 septembre 2002).

Cette nécessité de s’éloigner du «syndrome ivoirien » permet à l’éditorialiste d’évoquer une action française en Côte d’Ivoire « l’indifférence, même drapée dans le principe de non-ingérence, ne fait à terme qu’aggraver les choses dans des proportions dramatiques ». (« Poudrière » Libération 30 septembre). Cela entraîne d’ailleurs, le parallélisme entre la situation vécue au Rwanda ou au Congo (« c’est prendre le risque d’une répétition des désastres qu’on a laissé se produire au Rwanda ou au Congo ») et le drame qui risquerait de se produire en Côte d’ivoire (« Entre deux feux » Libération13 décembre 2002).

La mise en mots de l’éditorial ne sert pas exclusivement à décrire les réalités d’une situation tragique du conflit ivoirien, mais vise également sa modification. Dans cette perspective, la mise en mots du discours éditorial implique une visée pragmatique qui consiste à provoquer l’action, même si c’est une action conditionnée par la crainte d’un enlisement (« poudrière », « ce qui n’implique pas nécessairement une intervention militaire mais au moins une action diplomatique forte »).

D’ailleurs, cette crainte d’un enlisement de la France dans « le bourbier ivoirien » se renforce davantage dans le second éditorial de « Libération » sur le conflit portant la signature de Patrick Sabatier « Entre deux feux » (13 décembre 2002). Cela explique l’affirmation qui met en relief le manque d’alternative de la France quant à son engagement en Côte d’Ivoire à travers un énoncé définitoire qui donne toute sa consistance à l’éditorial. « C’est à reculons et en louvoyant que la France s’engage de plus en plus profondément en Côte d’Ivoire » (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002).

Du point de vue de la constitution du sujet énonciatif de l’éditorial, nous constatons la présence de deux occurrences de « On » qui participent de la construction du sens par l’éditorialiste Patrick Sabatier. En ce qui concerne le premier « on », il peut être interprété comme un « Nous ». Le « On » désigne les gens des médias y compris l’éditorialiste « On pourra épiloguer sur les racines du mal qui est en train d’emporter dans le maelström sanglant de la guerre civile et ethnique un pays qui fut l’emblème de la décolonisation plus ou moins réussie de l’Afrique.» Il s’agit d’un moyen par lequel l’éditorialiste fait assumer son jugement par les sujets collectifs (Nous). Nous remarquons que l’emploi de « On » s’appuie sur la connaissance partagée par les destinataires et que le locuteur va cognitivement dans le même sens que le destinataire.

Par conséquent, l’éditorialiste oblige à une évaluation qui correspondrait globalement à l’activité cognitive « (…) l’analyse des erreurs du passé (…) ». L’éditorialiste rappelle ce qui est censé être connu, et le partage avec le destinataire par le « On ». Et cela se fait par « les racines du mal » et « maelström sanglant de la guerre civile et ethnique ». D’ailleurs c’est ce même rappel que prend en charge le trait du second « On » utilisé par dans le discours qui, permet à l’éditorialiste de mettre en relief les méfaits de l’inaction d’où la comparaison avec d’autres guerres civiles de la même nature comme au Rwanda ou au Congo : « Laisser se dérouler des massacres tribaux et des épurations ethniques (…) qu’on a laissé se produire au Rwanda ou au Congo ».

On s’aperçoit qu’avec l’emploi de « On », l’éditorial articule son discours autour d’une évaluation d’un présent grâce à une activité cognitive, avec un « On » interprété comme « Nous » sujet d’une cognition, mais aussi en faisant référence au passé dans lequel « On » est sujet de l’action.

Sur l’effet de ce « On », on peut citer Nam-Seong Lee selon qui: « La désubjectivisation par le ON s’explique par le désir de se cacher alors que celle par le Nous se traduit par le soutien des destinataires ou du groupe et donc le locuteur ne se cache pas derrière autrui. Enfin, si le Nous est souvent un sujet d’une action, d’un devoir faire, le On interprété comme Nous est un sujet d’une cognition.» 177

L’emploi de « On » comme sujet énonciatif dans la construction du sens est doublé par trois occurrences de la question rhétorique, permettant de justifier la nécessité d’un engagement de la France mais aussi et surtout d’évaluer les conséquences que pourrait impliquer cet engagement. Une première question rhétorique qui permet de justifier la nécessité de l’engagement de la France en Côte d’ivoire. La justification est entérinée par l’obligation pour la France de protéger ses ressortissants mais aussi par un humanisme qui veut qu’on agisse quand la vie humaine est en danger. « A-t-elle d’autres choix quand, au-delà du sort de dizaines de milliers de Français établis dans cette ancienne colonie, l’existence de millions d’être humains y en jeu ? » (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002). Par le fait d’interroger, l’éditorialiste sollicite autrui et cette sollicitation est d’autant plus réelle qu’une telle question suppose qu’on ne possède pas suffisamment d’éléments pour affirmer son propos. Ainsi d’une simple présomption, la question rhétorique culmine vers une forte conviction traduite par ce que Nam-Seong Lee appelle, un « énoncé définitoire » : « Laisser se dérouler l’engrenage sanglant (…) serai le prendre le risque d’une répétition des désastres » (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002).

Avec cet « énoncé définitoire » le sens est donné directement dans le but de faire admettre une vérité simplifiée à l’extrême puisque, selon Nam-Seong Lee : « Par énoncé définitoire, on entend celui qui est exprimé par la formule « A est B », A et B étant les noms ou les expressions correspondantes. La définition parue dans l’éditorial ne met pas en équivalence exacte « A et B », mais vise cet effet. » 178

Les deux dernières occurrences de la question rhétorique permettent de mesurer les effets collatéraux d’une telle implication -fut-elle nécessaire- de la France dans le conflit ivoirien. « Est-ce à la France de le faire ? », « Mais de le faire seul ? ». (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002).

Ces deux occurrences impliquent le souci de la prudence à travers le principe de la polarité des réponses respectivement, « probablement » et « C’est moins évident » ; une polarité de réponses renforcée par la présence d’un terme « Mais » qui met l’accent sur la deuxième question.

C’est d’ailleurs ce qui explique le recours à un autre « énoncé définitoire » permettant d’évaluer de façon beaucoup plus explicite les conséquences qui peuvent découler d’un engagement militaire français en Côte d’Ivoire. « Intervenir militairement dans une crise afro-africaine, c’est bien sûr prendre le risque de s’enliser dans un bourbier » (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002). Ici l’attribution du sens, prend la forme d’un énoncé ayant pour effet d’activer les stéréotypes présents dans la conscience des destinataires. Dans le processus d’attribution du sens, « l’éditorialiste semble tenter d’obtenir un « effet d’imposition » du sens par la structure de l’énoncé. De plus, évitant de longues explications, l’imposition du sens peut contribuer à rendre l’éditorial concis. » 179

La suggestion permet à l’éditorialiste de proposer une méthode désirable exprimée non pas directement mais par euphémisme avec le recours à l’énoncé impersonnel renforcé par la double négation, « Il n’est pas impossible d’imposer la paix, comme l’intervention britannique l’a démontré en 2000 en Sierra Leone » (« Entre deux feux » Libération 13 décembre 2002).

Enfin, la « morale » de cet éditorial prend la forme d’une mise en garde voire d’un avertissement dont la dualité varie entre l’intervention militaire afin, de « préserver son influence sur son « pré carré » et la non-ingérence. Cette dualité pourrait entraîner des conséquences militaires, décelables à travers les expressions « tomber dans le piège », « se faire prendre entre deux feux », mais aussi politiques « position ambiguë, voire intenable.»

En définitive, il s’agit ici d’un « faire-penser » dont le but ultime consiste à « faire-agir » car « le faire-agir reflète la nature de l’événement. Le « faire-agir » passe souvent par un « faire-penser » qui sert de base de l’action » 180 . Les éditoriaux expriment la crainte d’un enlisement de la France dans le conflit avec l’envoi d’un contingent militaire en Côte d’Ivoire : « Côte d’Ivoire : la France à la rescousse » (« Libération » 13 décembre 2002), et dans l’éditorial de Gérard Dupuy « Péché d’orgueil » (« Libération » 3 janvier 2003). Du point de vue global, le discours éditorial confirme la cohérence de la position du journal sur l’implication de la France dans la crise ivoirienne, déjà défendue par Jacques Almaric (« Poudrière », « Libération » 30 septembre 2002) et Patrick Sabatier (« entre deux feux », « Libération », 13 décembre 2002).

Du point de vue de la constitution du sujet énonciatif, nous avons relevé deux occurrences de « On », associées à deux questions rhétoriques comme procédés d’attribution du sens, notamment l’enlisement dans un « spectre fatidique ».

Cela explique le contraste entre l’annonce d’une « mission officielle » de renforcement du dispositif militaire en Côte d’Ivoire pour protéger « les ressortissants français » et le risque d’entraîner le « scénario de base de l’enlisement militaire ». La crainte d’un tel « scénario de base de l’enlisement militaire » constitue le postulat autour duquel s’articule l’argumentation de l’éditorialiste : « On commence par envoyer des renforts pour protéger les troupes, puis il faut des troupes pour secourir des renforts ». Ici, l’ambivalence du scénario s’effectue par l’emploi de « On », accompagné d’un verbe au présent, exprimé sous forme de constat. Cela a pour effet d’accentuer le contraste. L’ambivalence de la situation englobe les caractéristiques des lieux communs définis comme « des discours et considérés comme archi-formes de représentations méta-énonciatives de la stéréotypie, et marque de façon minimale et neutre, l’émergence dans le dire, au point X, d’un extérieur de multiplication déjà-dit d’où X est reçu » 181 . Le lieu commun est exprimé par une forme analogique empruntée à l’histoire d’où l’évocation de la guerre vietnamienne « De ce scénario de base de l’enlisement militaire, la guerre vietnamienne des Etats-Unis constitue à la fois l’archétype et le repoussoir.» La présence de cet énoncé sous forme de lieu commun corrobore l’assertion de Nam-Seong Lee : « Par le lieu commun, l’éditorialiste tente d’obtenir l’opinion du cela-va-de soi. Prendre appui sur le lieu commun, c’est un moyen neutre et assuré pour exercer une grande force de dire au sens où il n’est pas nécessaire d’utiliser la modalité marquée. » 182

La seconde occurrence de l’emploi de « On » comme sujet énonciatif de l’éditorial, peut être comme un «Nous » servant à l’évaluation subjective sous forme d’euphémisme « au minimum » de l’action, des autorités gouvernementales françaises : « on peut, au minimum, accuser le pouvoir français d’imprudence ». Cette imprudence se résume globalement dans le titre de l’éditorial « péché d’orgueil » qui se traduit comme une question rhétorique « N’y a-t-il pas eu aussi péché d’orgueil ? ». Et comme tout péché entraîne une sanction, le discours éditorial énumère les péchés d’orgueil cumulés dans une relation de causes à effet dans laquelle « politique aventureuse », « manque d’imagination, de décision et de sagesse » entraînent « l’engrenage d’un harcèlement multiforme », « un spectre fatidique » donc une « vulnérabilité de la position française ».

Cette vulnérabilité est mise en relief par le facteur temporel avec l’emploi répétitif de « chaque jour qui passe », dans les prises de décision et dans l’action d’où la deuxième question rhétorique, mode de formulation du sens.

« Le temps perdu -notamment pour rapatrier les ressortissants- peut-il se rattraper ? ». Cette question rhétorique qui ressembles plus à une affirmation qu’à une interrogation, permet une critique moins nuancée puisque formulée à l’égard de Jacques Chirac de façon implicite pour mieux dévoiler le « péché d’orgueil ». Ce péché d’orgueil oscille entre une nostalgie de l’histoire « la grande puissance africaine qu’était resté l’ancien colonisateur » et un présent où il ne l’est plus. L’évocation d’un passé colonial durant lequel l’ancien colonisateur remplissait une fonction de mère-patrie vis-à-vis de ses colonies et son décalage par rapport à un présent caractérisé par le principe de non-ingérence s’incarne autour de l’action de Jacques Chirac. «Chirac «l’Africain» devait défendre son surnom et la gloriole qui va avec », « Chirac a machinalement chaussé les bottes de la grande puissance africaine ».

Dans cet éditorial, cinq occurrences comportent un terme explicite « pêché d’orgueil », et la position délicate du pouvoir français s’y illustre à travers les tentatives de manœuvre du président Jacques Chirac. Si l’on s’adresse au pouvoir, c’est qu’on lui dit de modifier quelque chose. Mais l’expression du changement n’est pas toujours explicitée. L’éditorialiste incite le pouvoir français à changer de stratégie politique par rapport au conflit ivoirien. Il s’agit ici d’un avertissement qui met l’accent sur les erreurs politiques. Il s’agit de l’action (faire-agir) sous l’angle temporel. Le temps apparaît comme indice de l’urgence « L’indulgence dont il a bénéficié en l’affaire ne durera pas éternellement. »

Vue sous cet angle, la mise en garde permet de montrer que l’éditorialiste en traitant de l’histoire « immédiate » tente de produire un effet immédiat sur l’actualité.

Le principe de cette force symbolique de l’éditorial réside dans le fait que « la mise en mots exerce donc un pouvoir symbolique. Elle fait voir, elle fait croire, et finalement elle fait agir » 183 . Ce « faire-agir » recherché par l’éditorial, s’illustre après l’engagement militaire effectif de la France dans le conflit ivoirien, par la volonté du pouvoir français de réunir les protagonistes de la guerre autour de la table de négociation : « Côte d’ivoire : Le palabre de Paris ».

Ce huis clos français pour la Côte d’ivoire, pour lequel le gouvernement français, après avoir réussi à faire signer un cessez-le-feu, essaie de trouver un compromis durable et de ramener la paix, est évoqué par le l’éditorial de Patrick Sabatier sous forme de « Pari risqué » (« Libération » 15 janvier 2003).

A propos de la tenue des négociations de Paris, l’éditorialiste rend compte de la tentative de reformulation des identités politiques restructurées pendant les quatre premiers mois de la guerre et donne les instruments qui permettent d’évaluer, les rapports de force et les rapports de pouvoir nés de la guerre et de les apprécier.

Le sens global de l’événement se formule au début de l’éditorial et à partir de là se développe. « Mieux vaut ne pas avoir trop d’illusions sur la conférence organisée à Marcoussis pour tenter de fin à la guerre civile qui divise la Côte d’Ivoire depuis quatre mois». Cependant, l’éditorialiste interprétant l’événement dans des optiques multiples, ce sens n’est pas unique ni ne reste constant. L’éditorialiste organise le texte entier selon deux points de vue qui articulent la dualité de l’événement, d’ailleurs perceptible d’ores et déjà dans le titre « Pari risqué » stipulant la réussite ou l’échec. Au début, l’événement est évalué négativement sous forme de constat. Cela produit une saturation du sens de l’événement, procédé qui conduit à l’explication. L’explication se focalise sur les acteurs de la négociation, d’abord les protagonistes ivoiriens comme premier point de vue et ensuite sur l’action diplomatique française comme le deuxième point de vue pour évaluer les risques et les chances des négociations. Le risque est confirmé d’abord par l’action des protagonistes par rapport à l’évolution du conflit depuis ces quatre derniers mois caractérisés par une succession de violation de cessez-le-feu suivie de la reprise des hostilités sur le terrain. La description de l’action des belligérants ayant fait preuve dans le passé de leur promptitude à « rompre leurs engagements », à « saboter les compromis », semble insister sur le caractère illusoire d’une conférence dont les accords sont appelés à être transgressés et qui semble faire perdurer l’impossibilité de « refonder le pacte ivoirien ».

De là découle la dichotomie de sens dans laquelle l’éditorialiste se préoccupe, non pas des négociations entre partis ivoiriens « le palabre de Paris » mais d’éléments non événementiels, pour signifier la réalité. La réalité sur la guerre en Côte d’Ivoire entraîne une reformulation qui suppose le passage de l’événement premier « le palabre de Paris » à l’événement second, en l’occurrence les causes d’un conflit complexe auxquelles une conférence diplomatique ne saurait remédier. Selon le discours du journal, « le « mal ivoirien » bien antérieur à la rébellion actuelle, plonge ses racines dans une crise économique et sociale, des discriminations ethniques et religieuses exacerbées par l’idéologie dévoyée de l’«ivoirité », le jeu trouble des pays voisins et le legs des putschs militaires ». L’éditorialiste à travers ce point de vue sur les acteurs ivoiriens du conflit, émet une hypothèse, argumente et consolide son propos par l’explication avant d’en tirer une déduction qui apparaît somme toute comme allant de soi et bien fondée : « Guérir ce mal sera œuvre de longue haleine » (« Pari risqué », Libération 15 janvier 2003). Ainsi, par ce propos, l’éditorial s’inscrit dans le temps long, fait de la politique ivoirienne une œuvre de temps et non du temps événementiel. En effet, à la différence des autres rubriques, plus événementielles, l’éditorial s’inscrit dans le long temps.

Ainsi la signification résulte d’un processus d’événementialisation qui montre que « l’événement médiatique est le résultat de la série des mises en mots qui élabore un événement susceptible d’être perçu et entendu par les récepteurs de l’information.» 184

Le second point de vue de l’éditorialiste dans l’attribution du sens de l’événement s’applique à la politique étrangère française en Afrique, caractérisée par la dualité d’une politique de non-ingérence et/ou d’ingérence. Selon le média, l’option d’une politique d’ingérence semble tributaire de l’issue des négociations de Paris, puisqu’elle met en jeu la crédibilité de la France, qui, par cette politique place, diplomates et militaires dans la « position délicate d’arbitres » d’où le risque d’ « enlisement dans le bourbier africain ». L’enjeu des négociations constitue un « pari risqué », même si cette politique d’ingérence apparaît comme une réponse et la seule alternative de la France au regard des conséquences de la non-ingérence : « massacres et atrocités du Rwanda au Libéria en passant par la république du Congo » voire de la passivité de la communauté internationale. Le contraste se situe dans l’enjeu de la conférence dont la réussite ou l’échec entraîne une relation de cause à effets sur la politique étrangère. « Mais c’est aussi la crédibilité d’une présence plus active de la France en Afrique qui sera jugée à l’aune du succès ou de l’échec de la réunion » (« Pari risqué » Libération 15 janvier 2003).

Cette crainte d’un enlisement de la France dans le bourbier ivoirien s’explique par le recours à l’injonction et des expressions déontique par le « devoir » et le « pouvoir », visant explicitement ou implicitement au faire-faire que l’éditorialiste donne comme un code de conduite à la diplomatie française. « La France ne doit pas (…), ne peut pas imposer de solution ni de calendrier aux ivoiriens. Elle ne peut (…) et ne doit pas, rester seule à s’interposer entre les factions », (« Pari risqué » Libération 15 janvier 2003). Une telle injonction tend à indiquer que le seul pari risqué qui vaille d’être essayé, est ce celui non pas d’un engagement unilatéral de la France pour résoudre le conflit, mais plutôt celui d’un engagement de la communauté internationale «des pays africains et des Nations unies » afin d’éviter que la France ne soit « prise en otage ».

Ce thème de la « prise d’otage » se confirmera d’ailleurs au lendemain des négociations de Marcoussis, à propos de la France accusée par le pouvoir ivoirien d’avoir imposé la paix qui, voit ses lieux emblématiques attaqués par les partisans de Laurent Gbagbo : « Côte d’Ivoire : La France en otage. » (« Libération » 27 janvier 2003).

Ainsi après avoir évoqué dans son précédent éditorial du 15 janvier 2003, « Pari risqué », les enjeux des négociations de Paris, à l’issue desquelles les accords signés stipulent principalement, la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale dans lequel les rebelles occuperaient des portefeuilles ministériels clés comme la défense, Patrick Sabatier signe également celui du 27 janvier 2003 « La paix ou le bourbier ». De prime abord, la formulation du titre de l’éditorial, se fonde sur l’oxymore formé par les termes antinomiques « paix » et « bourbier » séparés par la conjonction de coordination « ou ». Cet aspect du titre se confirme dans l’éditorial par deux occurrences de questions rhétoriques censées chercher des explications aux violences antifrançaises d’Abidjan au lendemain des accords de Marcoussis. Ces deux questions rhétoriques focalisent les stratégies politiques de Laurent Gbagbo et conduisent à deux explications « accablantes pour un régime que les forces françaises ont pourtant sauvé d’une déroute face aux rébellions qui déstabilisent la Côte d’ivoire. » Le sens de l’événement est attribué ici à la politique ambiguë de Laurent Gbabgo comme levier de conservation et de consolidation du pouvoir ou d’une situation chaotique que le pouvoir ivoirien ne contrôle pas : « Impuissant ou perfide ?». Les réponses à cette question, malgré l’emploi de « soit…soit » qui semble indiquer des hypothèses, orientent beaucoup plus vers le second terme de la question « perfidie », qui dévoile la complicité et la manipulation par Laurent Gbagbo «chef d’orchestre de « jeunes patriotes » pour qui la xénophobie tient lieu de d’idéologie.

Cette complicité est d’autant plus avérée au regard de la cohérence entre les événements « Accords de Marcoussis », les actes « destructions d’établissements et dommages sur les intérêts français » et les auteurs de ces actes, « une poignée d’extrémistes proches du pouvoir » ou encore « La responsabilité du régime est d’autant plus vraisemblable que les émeutes ont cessé dès que Gbagbo a promis d’y mettre fin et qu’il s’est adressé à ses partisans pour leurs demander de rentrer chez eux », (« La paix ou le bourbier », Libération 27 janvier 2003).

La seconde question rhétorique « Double jeu de Gbagbo ou réalisme que ne partagent pas certains éléments de son gouvernement et de son armée ? », sert plus à définir l’action de la diplomatie française  qu’à révéler la duplicité politique du président ivoirien. Selon Le Monde, « Le double jeu » de Laurent Gbagbo exaspère Paris. « Les autorités françaises ne semblent guère avoir de doutes » poursuit le journal. L’urgence de la situation exige une action diplomatique efficace à « mettre en place le plus vite possible » ; il faut « battre le fer la réconciliation imposée de l’extérieur tant qu’il est chaud ».

Il s’agit d’une action diplomatique d’autant plus urgente, qu’elle met en jeu la crainte d’un enlisement des 2500 soldats de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire. En effet, cette crainte d’un enlisement s’illustre dans le discours éditorial à travers une phrase qui a une valeur prédicative « Seule certitude, les 2500 hommes de l’opération Licorne ne sont pas près de quitter la Côte d’Ivoire, ni la France de sortir du bourbier. »

En définitive, le discours éditorial met en opposition deux acteurs de la crise ivoirienne : d’une part la France, et de l’autre le pouvoir incarné par Laurent Gbagbo, aux prises avec un rapport de force dans lequel, ils se considèrent mutuellement comme une menace. Le camp du président Gbagbo, caractérisé par son double jeu traduit par les violences antifrançaises, considère les accords de Marcoussis comme une façon de légitimer la rébellion ; en revanche pour la diplomatie française, la préservation de ces accords demeure la « voie possible » à la paix et d’éviter un enlisement en Côte d’Ivoire. L’engagement militaire, puis diplomatique, de la France dans la recherche d’une solution à la crise ivoirienne révèle in fine, la volonté de resserrer les liens avec le « pré carré ». Ce qui permet à l’éditorial d’inscrire les événements dans le « temps long », celui de l’ancienne colonisation française. En intervenant militairement pour figer les différents protagonistes, la France a sauvé la Côte d’Ivoire d’un « carnage annoncé » 185 , alors que la force d’interposition de la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest tardait à se mettre en place. Ces différences de prises de position entre la diplomatie française et le pouvoir ivoirien de Laurent Gbagbo, pour la résolution du conflit, viennent s’inscrire une actualité internationale marquée par l’imminence de la guerre en Irak.

Les soubresauts de cette actualité internationale, dans laquelle, la France est appelée à jouer une partition difficile entre l’Irak et la Côte d’Ivoire, entraînent dans « Libération » l’éditorial («Coincé », Libération 5 février 2003) sous la signature de Patrick Sabatier. En effet, l’actualité internationale est caractérisée par la polémique sur une coalition pour la guerre en Irak à laquelle la France n’allait pas participer, par la déclaration de Jacques Chirac au sommet franco-britannique du Touquet, et par ses efforts pour rétablir la paix en Côte d’Ivoire. Dans ce cadre général, la diplomatie française joue une « politique équilibriste » qu’on retrouve dans l’expression empruntée à la langue anglaise « to be or not to be ».

Mais ici, la recherche par la diplomatie française d’une « politique du juste milieu » est beaucoup plus orientée vers la guerre en Irak pour que « toute décision sur l’Irak soit prise dans le cadre de l’ONU », que sur le conflit ivoirien, une crise dans laquelle elle est déjà engagée militairement.

L’emploi par l’éditorialiste de l’expression « to be or not to be », qui sous tend une alternative, entraîne la question rhétorique « Que fera la France ? », et permet de dévoiler le cercle vicieux dans lequel elle pourrait être entraînée : « (…) elle s’est peut être piégée en présumant de son influence. » Ce cercle vicieux montre une activité diplomatique fébrile et parfois confuse, qui met la France en porte-à-faux dans ses choix : « toutes ses options sont mauvaises ». D’une part, l’une des alternatives de l’expression, « not to be », postule le refus de la guerre en Irak décidée de façon unilatérale par Georges Bush, qui entraînerait un veto de Chirac dont les effets sont inefficaces (« paralysie de l’ONU ») sans pour autant « empêcher la guerre » alors qu’une abstention marginaliserait la France. D’autre part, donner un blanc-seing à la coalition de George Bush pour une guerre contre l’Irak, donc un « ralliement à la guerre » serait mal interprété par une opinion française massivement hostile à « l’aventure » d’où l’insistance pour que « toute décision sur l’Irak soit prise dans le cadre de l’ONU. » Une telle prise de position qui accorde la suprématie à l’ONU sur la décision d’une guerre contre l’Irak est mise en parallèle avec l’engagement militaire français en Côte d’Ivoire, car elle montre une diplomatie à deux vitesses dont l’action s’articule entre lucidité et ambiguïté. Cette ambivalence qui reflète une impression de blocage voire d’engrenage s’effectue à l’aide d’une argumentation démonstrative grâce à des de termes évocateurs : « choix », « esquive » et enfin « piège ». L’ambivalence de l’action diplomatique française est assimilée au rôle du président Chirac et de son ministre des affaires étrangères, Dominique de Villepin, dans le contraste entre positions défendues et effets produits aussi bien à propos de l’Irak qu’à propos de la Côte d’Ivoire.

Cela explique l’emploi de superlatifs d’exagération pour caractériser la portée d’une action qui manque de visibilité médiatique « le tandem Chirac-Villepin est sans conteste hyperactive. (…) Elle ne paraît ni hyperefficace, ni hyperelisible. » Le manque de visibilité médiatique de l’action diplomatique est opposé à la visibilité « hyperactive » de ses acteurs, notamment à celle du ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin. Cela entraîne le parallélisme asymétrique entre la politique intérieure et la politique étrangère française et les ministres qui les incarnent mais dont les rôles sont différents : Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin « Villepin est un peu à la politique étrangère ce que Sarkozy est à la sécurité. »

Enfin, l’action de la diplomatie française est articulée autour du paradigme du manque d’efficacité et de lisibilité des décisions, qui s’oppose à celui de la visibilité médiatique des acteurs politiques concernés. Les contingences de la « Realpolitik » semblent, ainsi, pour l’éditorial résumer au fond les forces et les limites de la politique étrangère de la France, « (…), surtout quand on n’est pas une hyperpuissance. »

En définitive, l’attribution du sens dans cet éditorial s’effectue par la juxtaposition de deux événements différents dont le lien se trouve être dans celui d’une politique étrangère française dont les configurations multiples sont à mi-chemin du pragmatisme et de l’utopie, du réalisme et de l’idéalisme, ce que dénote d’ailleurs la construction lexicale sous forme de jugement présupposé ou de jugement posé des titres des éditoriaux.

Contrairement au Monde dans lequel le discours éditorial est ancré sur les rapports idéologiques entre le parti socialiste français et son « camarade » Gbagbo et les effets de cette connivence dans la guerre, l’éditorial de Libération choisit une perspective qui permet de traiter plusieurs questions. Il s’agit à la fois d’élucider la position éditoriale du journal sur les acteurs ivoiriens de la guerre, dans une perspective ivoiro-ivoirienne en portant un jugement sur Gbabgo, mais aussi dans une perspective franco-ivoirienne. Cette perspective franco-ivoirienne, tout en révélant les handicaps politiques de Laurent Gbagbo, porte plus sur l’action de la diplomatie française en Côte d’Ivoire. L’engagement diplomatique et militaire est qualifié de raisonnable parce qu’il a permis d’éviter le chaos au regard des précédents macabres du Rwanda ou du Congo et de l’indifférence de la communauté internationale mais est aussi qualifié d’action risquée, engagée de façon unilatérale d’où la crainte d’un enlisement dans le « bourbier ivoirien » transformé en « poudrière ». Un tel engagement unilatéral de la France en Côte d’Ivoire explique le « faire-agir » du discours éditorialiste adressé le plus souvent aux hommes politiques pour une action qui défendrait leur crédibilité diplomatique en privilégiant l’intervention d’une force multinationale africaine sous l’égide de la CEDEAO, au pire des cas des casques bleus de l’ONU comme en Sierra Leone. Cela permettrait d’éviter à la diplomatie française mais, surtout, aux soldats de l’opération Licorne, de se retrouver coincés et pris au piège d’un régime dont la « xénophobie tient lieu d’idéologie et la violence de politique. » Libération 27 janvier 2003

Cet engagement diplomatique et militaire de la France dont le premier objectif était de d’assurer la « protection des ressortissants français et étrangers » s’est mué en interposition entre les protagonistes entre rebelles et forces loyalistes, en contraste avec la position de la France pour que toute décision de la guerre en Irak soit prise dans le cadre de l’ONU.

Cela explique le rapprochement dans les éditoriaux de la guerre ivoirienne et de la guerre en Irak, deux événements opposés de par leurs natures, leurs causes et les enjeux qu’ils impliquent mais dont le lien est la politique étrangère de la France. Ainsi la problématique des éditoriaux du quotidien Libération s’articule autour l’action unilatérale de la France en Côte d’Ivoire d’où la prise de position critique du journal et le contraste d’une telle action avec la défense d’une décision multilatérale au sein de l’ONU pour la guerre en Irak.

Ces deux configurations du discours éditorial dans Le Monde et Libération permettent de considérer la ligne éditoriale comme concept opératoire dans l’analyse de la presse écrite. En effet, la représentation de la guerre trouve toute sa consistance dans le discours en fonction de ce qu’on peut appeler un diagnostic éditorial. La ligne éditorial est définie comme « un faisceau de configurations énonciatives (…) en termes de politiques d’objectivation de l’information, de politique d’écriture et de gestion de la polyphonie » 186 .

En outre, l’ensemble des éditoriaux du Monde et de Libération s’articule autour de l’action diplomatique de la France pendant le déroulement du conflit ivoirien. Il se dégage ainsi de l’ensemble de ces éditoriaux, en filigrane un discours médiatique sur le concept de « l’ingérence » qui tel qu’il paraît dans les stratégies énonciatives, constitue un des modes d’interprétation de la politique étrangère et de la diplomatie dans le discours éditorial. Aussi bien dans Le Monde que dans Libération, ce concept d’ingérence tel qu’il se présente dans le discours éditorial, articule une part de critique et d’interprétation politique et une part de jugement d’évaluation, à la limite de la morale politique, et, en ce sens, il illustre parfaitement le rôle de l’éditorial, en particulier dans le contexte de la guerre- rôle à la fois d’interprétation et de jugement. L’articulation des éditoriaux des journaux autour de la diplomatie française par rapport au conflit ivoirien semble instituer la problématique de « l’ingérence étrangère » dans laquelle l’éditorial apparaît comme une forme d’énonciation articulant, dans la presse, intelligibilité et morale, interprétation du politique et évaluation.

Ce chapitre sur la représentation du conflit ivoirien dans la presse française a permis au-delà de la dénomination des événements par les quotidiens de montrer que, tel qu’il se situe au seuil du journal, l’événement « n’est pas un fait quelconque qui se produit ou que l’on prépare, mais une première représentation de ce dernier, un palier dans la rhétorique de l’information. » 187 Par ailleurs, la représentation de la guerre telle qu’elle se présente dans les médias est un effet de texte et non un effet de réel, comme celui-ci le situe pour ses lecteurs. En effet, l’attente de l’événement semble conditionnée par les différentes caractéristiques de l’environnement du journal et par le « contrat de lecture » qu’il établit. La construction médiatique de l’événement repose ainsi sur un édifice complexe alliant dispositifs énonciatifs, formats informationnels, logiques d’ « agenda », et modalités d’anticipation des attentes des lectorats ou des audiences. Toutefois, si la représentation de la guerre apparaît comme un « effet de texte », la construction médiatique de l’événement montre que celle-ci n’est pas simplement une affaire de mise en forme et de mise en scène de faits bruts ou de nouvelles sélectionnées par les médias : elle comporte aussi un processus d’individuation de l’événement, de réduction de son indétermination, de sa complexité et de son hétérogénéité. La complexité du conflit, qui se caractérise par un enchevêtrement de facteurs, montre que son traitement par les journaux, n’a pas permis la réduction de son indétermination, ni du même coup, sa représentation sociale, politique et historique visible.

A ce titre, cette première représentation de la guerre dans les journaux ressemble à une « inflation événementielle »: les médias font apparaître l’actualité un tourbillon de faits effervescents dont les traces sont difficiles à consolider. La constitution symbolique de l’événement pourrait également, au-delà de sa dénomination, s’effectuer par l’identification de ses acteurs et la qualification de leur action pendant le déroulement du conflit. Cela est d’autant plus vrai que pendant la guerre, les médias en assurant la médiation entre l’espace symbolique et l’espace réel, sont ainsi amenés à faire apparaître l’identité politique des acteurs présents dans l’espace public. En effet, le conflit ivoirien est présenté par le média comme un repositionnement fréquent des principaux participants, qui incarnent camp gouvernemental ou camp rebelle au gré d’un ralliement négocié, notamment celui des mercenaires ou au gré des alliances transfrontalières. Tout en jouant au niveau interne sur tous les registres- communautaires, ethniques, politiques ou même idéologique- les groupes armés ont généralement réussi, sur le plan régional à nouer des alliances, qui ont largement alimenté les foyers de la guerre ivoirienne.

Notes
174.

LEE (Nam-Seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial. op. cit., p.65

175.

Ibid. p. 68

176.

PERELMAN (Chaïm.), OLBRECHTS-TYTECA (Lucie.), Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (Tome III), Paris PUF, 1958 pp. 218-219

177.

LEE (Nam-Seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial., op.cit., p. 63

178.

Ibid., p.117

179.

LEE (Nam-Seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial, p.118

180.

Ibid., p. 154

181.

LEE (Nam-Seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial, op. cit. p.71

182.

Ibid., p.73

183.

LEE (Nam-Seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial. op. cit., p. 155

184.

LEE (Nam-seong), Identité langagière du genre. Analyse du discours éditorial. op. cit., p.88

185.

SIGNATE (Ibrahima), « La France, l’Afrique et l’air du temps », Le Figaro, 25 janvier 2003

186.

RINGOOT (Roselyne), (sous la dir.), ROBERT-DERMONTROND, L’analyse de discours, op. cit.,, p. 18

187.

AWAD (Gloria), Du sensationnel. Place de l’événementiel dans le journalisme de masse, op. cit., p.63