L'articulation de la dimension réelle du conflit ivoirien à sa dimension symbolique consiste, finalement pour les médias, à articuler sa causalité et à sa finalité. Dans les quotidiens Le Monde et Libération, les éditoriaux articulent l'analyse des causes de la guerre -travail explicatif- à l'élucidation de sa signification et, en quelque sorte, de son inscription dans le symbolique -travail interprétatif.
Ainsi donc, en marge de l'identité globale construite par les médias, les quotidiens Le Monde et Libération s'inscrivent dans un cadre spécifique qui tient autant à leur nature, à leur contenu qu’à leur relation aux lecteurs, au public. L'identification, dans ce cas, s'opère à travers ce que Jean-Pierre Esquenazi nomme « la figure publique du média » 188 . La réalité du champ médiatique est donc constitué d'une offre multiple, d'une concurrence d'autant plus forte que les différents médias, selon les catégories, offrent au public un contenu comparable puisque reposant plus ou moins, sur les mêmes événements.
Cet environnement commun crée ainsi une obligation de marquer sa différence, d'adopter une posture qui se démarque tout en se situant à l'intérieur des règles du champ médiatique. Pour cela, il importe pour chaque média d'entretenir une relation avec son public fondée sur la régularité, sur la continuité et sur un dispositif énonciatif qui ne saurait être modifié très souvent. Cette « promesse » qui constitue l’identité discursive du média est sa « figure publique ». C'est à travers elle que le public opère son choix et qu'il fait d'un média un partenaire à travers lequel, il peut se reconnaître. L'identité discursive est donc « une espèce de capital symbolique d'un média, sa marque distinctive par rapport aux autres médias présents dans l'espace public. Elle offre une image de soi, une sorte de carte d'identité et impose un style d'écriture journalistique qui se constitue dans le temps (numéro après numéro) et dans la mise en page (mise en page ou mise en scène chaque fois identique) L’identité discursive d’un média institue sa personnalité sociale ; elle en fait un véritable acteur du monde commun. » 189
Cette identité oriente les lecteurs autant que le travail et les choix de ceux qui font le média. Elle s'exprime par conséquent à travers un ensemble de référents matériels identifiables mais aussi par une déclinaison et une posture symbolique. Elle exige pour cela que tous les ceux qui travaillent dans un média, à des degrés divers, puissent assumer une personnalité commune, qui passe par un ensemble de convention base du travail commun qui finit par se transformer en attitude « naturelle » des acteurs du journal.
L'éditorial est le genre par excellence où cette identité s'exprime directement dans un journal, principalement dans les journaux d'information. L'éditorial qui exprime le point de vue du journal est en définitive le lieu du journal qui donne du sens à l’inscription du journal dans l'actualité, au double sens de signification et de direction. En effet, il sélectionne un fait particulier dont il estime que la portée nécessite de marquer un arrêt explicatif en même temps qu'il en donne une orientation et une lecture précise. L'identité discursive du média est ainsi explicitement portée par l'éditorial qui se présente comme «l'emblème de l'engagement du journal et la marque de son implication dans l'actualité. Le média exprime justement une posture sociale, ses croyances et ses revendications, ses aveuglements et ses certitudes » 190 .
Les éditoriaux du Monde et de Libération autour de la crise ivoirienne montrent l'implication de la France dans sa tentative de la résoudre, d'où l'importance du concept d'ingérence qui apparaît comme le fondement du commentaire des médias. Ce concept d'ingérence constitue ici un des modes d'interprétation de la politique étrangère et de la diplomatie dans le discours éditorial.
En définitive, à partir de la formulation de ce concept d'ingérence dans les médias, l'éditorial apparaît comme une forme d'énonciation articulant, dans la presse, intelligibilité et morale, interprétation et évaluation. Evaluation et interprétation de la guerre construisent une nouvelle forme de rationalité et de sémiotique de l'événement dans la communication médiatée. En proposant, dans l'espace public, une analyse du conflit ivoirien, Le Monde et Libération mettent en oeuvre une nouvelle forme de rationalité de l'événement fondée sur des concepts fondamentaux de la diplomatie et des relations internationales. Cette nouvelle rationalité est faite de l'interprétation, sur laquelle repose le concept d'ingérence, et de l'intelligibilité sémiotique, sur laquelle repose ce que l'on peut appeler l'intelligibilité politique du conflit. Dans la représentation que leur discours éditorial propose de la guerre, Le Monde et Libération fournissent les éléments qui, la rendent intelligible et produisent des éléments d'évaluation et d'interprétation. En ce sens, ils aident à penser le conflit, à le comprendre: à l'intégrer à notre culture politique. Ainsi, à travers l'éditorial, les médias participent à la constitution de la pensée politique et à son appropriation par les citoyens dans la formation de leur conscience politique. En effet, ils y élaborent et y proposent des modes d'intelligibilité et des critères d'analyse et d'interprétation. En intégrant le discours éditorial sur les événements et sur le fait politique à un ensemble d'informations touchant à l'ensemble des connaissances sur le conflit ivoirien, les médias proposent des moyens de comprendre la guerre, de lui donner une signification. L'intelligibilité de la signification du conflit ivoirien, consiste pour les médias, grâce à l’éditorial, en mettant en oeuvre une sémiotique politique de l'événement, à inscrire la connaissance médiatée du conflit dans le champ du cogito politique.
ESQUENAZI (Jean-Pierre), (2002), L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique. Presses universitaires de Grenoble, p.128
Ibid., p ; 148
ESQUENAZI (Jean-Pierre), L’écriture de l’actualité, op. cit., p155