Chapitre 4 - La représentation médiatique de l’espace de la guerre

La géographie participe de manière évidente à l’art militaire, et pourtant son influence reste mal connue. Dans ses rapports avec la stratégie militaire, la géographie occupe une place de choix dans la manière de préparer ou de conduire la guerre. Qu’il s’agisse de l’époque antique qui présente l’homo strategicus dans un vécu fait d’annexion, de conquêtes et d’expansion à l’époque contemporaine en passant par les deux grandes guerres, la dimension spatiale, toujours accompagnée de la dimension temporelle, suscite la réflexion, au point d’être reconnue comme un des facteurs déterminants de l’issue d’une guerre. En Chine, Sun Tzu qui d’ores et déjà soutenait que « la guerre est une affaire d’importance vitale pour l’Etat » 191 dégage dans l’Art de la guerre au Vème siècle avant Jésus Christ, ce qui lui semble être le caractère structurel du phénomène et, en lui appliquant une analyse rationnelle car : « La terre n’est pas moins digne de notre attention que le ciel. Etudions-la bien pour en connaître les particularités, le haut et le bas, le proche et le lointain, le vaste et l’étroit, ce qui est permanent et ce qui n’est que temporaire » 192 . Au XIXè et XXè siècle, les stratèges et les stratégistes continuent de penser l’espace comme une nécessité applicable au phénomène de la guerre. Entre autres exemples, Carl Von Clausewitz (1780-1831) énonce, dans De la guerre, que la l’espace est une source de force et de puissance, non seulement grâce ses composants topographiques, climatiques, hydrographique mais aussi par ses données humaines : « le territoire avec son espace et sa population est non seulement la source de toute force militaire proprement dite, mais aussi fait partie intégrante des facteurs agissant sur la guerre, ne serait-ce que parce qu’il constitue le théâtre des opérations ou parce qu’il exerce sur celle-ci une influence marquante » 193 . Ainsi sur des plans différents, selon les auteurs, la dimension spatiale de la guerre forme un cadre de réflexion qui intègre la géographie de façon inhérente à l’art militaire. Cette fonction de l’espace dans la guerre occupe une place centrale dans la pensée militaire et l’on est tenté d’affirmer avec Yves Lacoste que « La géographie, ça sert d’abord, à faire la guerre » 194 .

En effet, selon Lacoste, « poser d’entrée de jeu que la géographie sert d’abord à faire la guerre n’implique pas qu’elle ne serve qu’à mener des opérations militaires ; elle sert aussi à organiser les territoires non seulement en prévision des batailles qu’il faudra livrer contre tel ou tel adversaire, mais aussi pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’Etat exerce son autorité. » 195 De même, la représentation de l’espace géographique illustre combien l’image visuelle oriente le psychisme qui la regarde et informe son esprit. Cette importance de la représentation de l’espace apparaît dans la technique de la cartographie. Toute carte est image d’un territoire et a pour fonction de l’exprimer en en donnant une représentation synthétique, supérieure à toute prise d’information partielle sur le terrain. De ce point de vue, l’image cartographique est, à bien des égards, abstraite, parce que le changement d’échelle éloigne grandement l’image de son référent et que la carte n’informe sur l’espace réel que par la médiation de signes digitaux qui exigent une codification (légende de la carte). En ce sens, tout en se différenciant d’une image mimétique comme la photographie, « l’image cartographique donne accès à un savoir sur le territoire qui court-circuite le discours abstrait. L’artifice de la représentation visuelle de la carte fait d’ailleurs qu’elle synthétise et clarifie bien davantage l’information sur l’espace réel que l’image photographique, qui plus fidèle en un sens à l’apparence phénoménale d’un espace, est de lecture beaucoup plus difficile parce que les éléments signifiants restent prisonniers de leur configuration empirique particulière. Une carte est donc une totalité immédiate de savoir visuel, qui commence à prendre sens à la surface même de son être » 196 . Cette approche en matière de lieux et d’espace, comme une forme de trame spatiale dans le déroulement de la guerre, donne toute l’importance de la gestion de l’espace pour maîtriser le conflit. Cela est d’autant plus vrai que la guerre est une gestion de l’espace et que par conséquent, l’espace donne toute sa dimension et sa consistance au conflit, qui ne se déploie pleinement que dans les lieux qui l’inscrivent dans l’expérience de ses acteurs. L'information fait de l'espace un espace médiaté, c'est-à-dire un espace dont les structures et les dynamiques d'usage sont organisées à partir de l'institution de la dialectique entre le singulier et le collectif constitutive du pacte social et, par conséquent, de notre expérience symbolique de la spatialité. Ce qui fonde l'espace médiaté, c'est le fait d’être structuré par des logiques institutionnelles, et le fait d’être pourvu d'une signification qui en fonde une expérience et une perception collectives. L'espace médiaté, c'est l'espace tel que nous le découvrons, non par l'expérience, mais par les représentations que nous en donnent l'information et les médias, c'est-à-dire par une représentation interprétable: dotée de signification. Comme le souligne Lamizet : « Les lieux du conflit, à la fois, donnent sa consistance réelle au conflit et le situent dans l’expérience du sujet, qui est obligé, pour maîtriser le conflit, d’en maîtriser d’abord le déroulement dans l’espace : d’en contrôler la spatialité. » 197

La question de la dimension spatiale ou plus exactement territoriale, des dynamiques conflictuelles à l’œuvre dans le cadre de la crise ivoirienne, est fondamentale dans la mesure où l’utilisation de l’espace, mais aussi les interprétations auxquelles cette utilisation donne lieu contribuent, elles aussi à montrer les bouleversements qui se produisent souvent (au-delà du cas ivoirien) durant les conflits ouest- africain dans les rapports à l’espace, saisi ici dans une triple dimension, à la fois institutionnelle, territoriale et humaine. Cette triple dimension est inhérente à la tactique guerrière et les stratégies des acteurs conduisent à ce que Niagalé Bagayoko-Penone a appelé «la redéfinition des trois fondements traditionnels de la souveraineté de l’Etat. » 198 L’espace institutionnel a été redéfini par la mise en place d’embryons d’administrations dans les territoires possédés par certains groupes rebelles, administrations qui opposaient leur légitimité à celle des gouvernements effectivement reconnus par la communauté internationale.

L’espace territorial a également subi des transformations. Les configurations géographiques se sont trouvées modifiées, sans que les frontières ne subissent pour autant la moindre transformation, tandis que les espaces de combat se dessinaient en dehors des cadres classiques de l’affrontement conventionnel.

L’espace humain, particulièrement les équilibres démographiques et ethniques, a aussi été affecté par les conflits.

La guerre organise, ainsi, l'espace non en fonction de critères géographiques (nature du sol, reliefs, disposition de villes, réseaux des routes et des voies de communication etc.), mais en fonction de la signification que peut revêtir, sur le plan politique et institutionnel, son appropriation progressive par les forces en présence. « La dimension symbolique de l'espace, qui fonde une sémiotique de la spatialité, repose sur le refoulement de la dimension singulière du réel de notre expérience sensible de l'espace, et sur une reconstruction symbolique de l'espace, structuré autour des significations, des identités symboliques, des territoires d'acteurs et de stratégies, des enjeux politiques et culturels de la spatialité. » 199 En montrant, par une description précise, les lieux dans lesquels se déroulent les opérations guerrières, l'information médiatée, telle qu’elle se donne à lire dans Le Monde et Libération, produit une géographie sémiotique, puisqu'elle est interprétable. En fait, comme le souligne Lamizet : « ce n'est pas la configuration spatiale des lieux qui leur donne leur statut sémiotique, mais la description des événements qui s'y déroulent et des appropriations dont ils font l'objet par les acteurs de l'événement, ce qui fait de la géographie de l'événement une géographie politique » 200 .

Ainsi afin de saisir les dimensions spatiales et territoriales du conflit ivoirien, nous nous proposons dans le cadre de ce chapitre d’examiner la représentation que se font les médias de l’espace de la guerre ivoirienne. Il s’agira pour nous d’analyser la façon dont le discours médiatique désigne les différents espaces et les différents territoires ; en l’occurrence la façon dont les médias les nomment, et la manière selon laquelle ils en indiquent l’étendue et les frontières. Une étude lexicale de noms des territoires de la guerre et une analyse des énoncés qui évoquent la répartition de l’espace, des peuples et des ethnies, avec notamment et en particulier, ce qu’il en est de l’opposition Nord-Sud, permettront d’établir un répertoire dénominatif des territoires voire ce qu’on pourrait appeler « une géographie symbolique de l'espace social » 201 « Devenant intelligible grâce au discours sur la guerre, l'espace devient symbolique, dès que les événements qui structurent son historicité font l'objet d'une représentation, d'une description, d'une analyse qui le rendent interprétable en donnant du sens aux épisodes de son histoire » 202 .

Cette analyse portera également sur la représentation de l’espace dans les événements liés à la guerre (conquêtes, appropriations, évacuations). Autrement dit, il s’agira d’étudier la représentation de ce qu’on peut appeler l’espace ivoirien de la mobilité guerrière. Une telle étude est ici justifiée par le fait que la géographie des combats, les migrations des habitants peuvent révéler des déséquilibres sous-jacents de la structure urbaine. A ce titre, les guerres imposent une relecture a posteriori d’un système socio-spatial urbain qui concentre autant les enjeux politiques nationaux que locaux. Dans le même ordre d’idées, nous étudierons la représentation, au-delà de l’espace ivoirien, de l’espace régional, c’est-à-dire la délimitation de l’espace de la Côte d’Ivoire par rapport aux pays limitrophes, notamment la façon dont les médias situent les événements liés à la guerre ivoirienne dans la « sous-région » ouest africaine.

Enfin, nous analyserons également la cartographie de la guerre telle qu’elle se présente dans les médias dans la mesure où les cartes jouent une fonction de médiation, voire d’interface, de l’espace de la guerre, en montrant, en l’occurrence l’évolution des combats et des opérations de guerre, des différents protagonistes.

Cette fonction d’interface est d’autant plus remarquable qu’une carte demeure une représentation graphique, dans le même espace d’un ensemble d’objets et de liens qui les relie. La carte permet de visualiser à la fois la synthèse des positions, des objets entre eux, ainsi que la position singulière de chaque objet par rapport à un autre ou par rapport à l’ensemble.

Outre le rôle des autres pays dans la crise ivoirienne, nous étudierons par delà son déroulement, la façon dont les médias montrent une continuité spatiale et territoriale entre la Côte d’Ivoire et les autres pays limitrophes par l’évocation des infiltrations et des migrations de populations entre les différents pays.

Notes
191.

CHALLIAND (Gérard), (1990), Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Editions Robert Laffont, p.281

192.

Ibid., p.282

193.

CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre, op., cit. p.57

194.

LACOSTE (Yves), (1976) La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. Paris, Maspero.

195.

LACOSTE (Yves), La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. op. cit., p 7

196.

WUNENBURGER (Jean-Jacques), Philosophie des images, op. cit., pp. 204-205.

197.

LAMIZET (Bernard), Les lieux de la communication. op. cit., p.313

198.

BAGAYOKO-PENONE (Niagalé), (2003) Afrique : Les stratégies française et américaine. Paris l’Harmattan, 2003, p.120

199.

LAMIZET (Bernard), (2002), Le sens de la ville, Paris, L'Harmattan, p. 55

200.

LAMIZET (Bernard) Sémiotique de l'événement, op. cit. p.174

201.

Ibid., p.172

202.

Ibid., p. 173