4-1 Représentation spatiale et mobilité guerrière.

La tentative de putsch du 19 septembre 2002 et les événements qui l’ont suivi ont entraîné une implosion de l’Etat ivoirien, dans laquelle, « l’Etat primaire » n’éclate pas en nouveau Etat, mais plutôt en plusieurs « sous-ensembles » illégitimes qui exercent de facto le pouvoir étatique sur les territoires qu’ils contrôlent. Le discours médiatique est amené à représenter les limites des territoires subdivisant l’espace non par des frontières mais par des lignes de front à la stabilité aléatoire dont les positions résultent exclusivement de l’évolution des rapports des forces militaires. La première représentation spatiale qui se dégage dans le discours médiatique est celle qui découle de la stratégie d’attaque des mutins le 19 septembre 2002. Il s’agit d’une appropriation spatiale du territoire ivoirien qui se focalise d’abord sur les principales villes du Nord (frontière avec le Burkina Faso) comme Korhogo et Bouaké avant de descendre vers la capitale Abidjan. Cette première mobilité guerrière s’effectue dans le discours des médias selon un axe Nord/Sud qui dénote de façon plus ou moins explicite que le Burkina Faso constituait la « base arrière » des mutins, pays à partir duquel l’attaque de la capitale a pu s’organiser (« Le Monde  20 septembre 2002 »).

C’est ainsi que pendant la première semaine du conflit, la représentation spatiale de la guerre se limite exclusivement aux trois villes notamment Korhogo, Bouaké et Abidjan en raison des combats qui s’y déroulent et qui opposent les mutins et les forces gouvernementales. Outre la capitale Abidjan, l’évocation de ces deux villes s’explique par la nécessité de mettre en relief la distance qui les sépare de la capitale Abidjan « Bouaké, à 350 kilomètres au nord d’Abidjan » (« Libération 23 septembre 2002 »), « Bouaké, à 400 km au nord d’Abidjan ». Dans le courant de la seule première semaine du conflit, en raison des combats qui s’y déroulent, nous avons relevé au total dans Le Monde et Libération 22 occurrences d’énonciations qui font fréquemment référence à la distance qui sépare ces deux villes de la capitale comme une nécessité de localisation de l’action guerrière.

La représentation spatiale de l’action guerrière apparaît dans le discours médiatique à deux niveaux : un premier niveau qui rend compte du déclenchement des événements autour d’un axe Nord/Sud, de l’intérieur du pays vers la capitale ; un deuxième niveau qui fait suite à l’échec de la tentative de putsch dans la capitale Abidjan et qui a pour conséquence le repli stratégique des mutins vers les villes de Bouaké et korhogo. Il en découle par conséquent une mobilité guerrière qui s’effectue à travers un axe Sud/Nord « alors que les tirs s’étaient tus depuis longtemps à Abidjan, Bouaké et Korhogo continuaient de faire état de combats d’intensité variable » (« Libération » 25 septembre 2002 »). Le premier axe Nord Sud, tout en révélant une évolution de l’attaque qui prend sa source simultanément à Korhogo et Bouaké avant d’atteindre Abidjan, permet au discours médiatique de montrer l’importance de la capitale Abidjan considéré comme un enjeu majeur dans l’appropriation du territoire par les mutins : « Abidjan, la capitale économique est l’objectif déclaré des mutins » (« Libération 30 septembre 2002 »). Cet enjeu que représente la capitale est évoqué dans le discours médiatique sous forme d’«état de siège de la capitale », de « blocus de la capitale » pour Le Monde, alors que Libération l’évoque à travers les combats qui s’y déroulent : « les forces gouvernementales et les mutins se disputent la capitale », « la capitale Abidjan est en proie à de violents affrontements (…) ». La capitale est ainsi le théâtre de l’éclatement sur plusieurs sites de nombreux affrontements qui ont amené les quotidiens à mettre l’accent d’abord sur ce lieu et d’opérer une focalisation événementielle là où le drame se déroulera pendant toute une journée. La capitale est décrite aux lecteurs comme s’il s’agissait d’une chronique habituelle des correspondances de guerre de la presse écrite. Le discours médiatique rend compte du déroulement des événements dans la capitale comme s’il s’agissait d’une tragédie classique où tout se passe dans une unité d’espace (la capitale), de temps (répétition des faits) et de drame (rafales de mitraillettes, d’armes lourdes et de victimes). Les affrontements dans la capitale sont décrits par les quotidiens avec l’emploi de termes telles que « tenaille », « étau », « piège », « fournaise », « centre de gravité ». Une telle représentation de l’espace de la capitale dans son rapport avec l’action guerrière en donne toute la consistance symbolique, car comme le souligne Stéphane Rosière : « La capitale est le siège des pouvoirs publics d’un Etat ou d’une région autonome. Elle se caractérise par la concentration des pouvoirs politiques. Elle symbolise aussi l’Etat, elle a valeur de représentation et contribue à l’identification de l’Etat » 203 . Dans cette première focalisation de la guerre dans la capitale ivoirienne, Abidjan s’apparente à la notion de « centre de gravité » introduite par Clausewitz. Le centre de gravité peut être autre chose que l’armée ennemie, par exemple la capitale s’il n’est pas seulement, précise Clausewitz, « un centre d’administration mais aussi celui de l’activité sociale, professionnelle et politique » du pays, ou encore, « (...), la possession du pays est inconcevable sans la possession du point clé, ce qui est une question de bon sens » 204 .

Six siècles avant notre ère, le chinois Sun Tzu voit dans les villes des objectifs, dignes d’êtres inclus dans les plans de bataille. Chez ce penseur de la stratégie, le siège est la seule tactique envisageable. Il s’agit donc de prendre les villes sans jamais avoir livré bataille.

C’est là, un aspect significatif de ces conflits qui ont tendance à se déplacer vers les villes, de korhogo à Abidjan, en passant par Bouaké. Il apparaît ainsi que la ville demeure toujours présente dans la guerre, que l’on s’y batte ou s’y repose, qu’on la pille, la détruise ou la respecte.

En effet, la ville est l’expression concrète du pouvoir : la contrôler équivaut à s’imposer dans le champ politique. Ainsi la capitale apparaît souvent comme l’ultime expression de la souveraineté nationale et le point d’accès à toutes les rentes internationales : la contrôler signifie contrôler le pays. « La ville est, ainsi, toujours le lieu de tous les conflits et de toutes les tragédies qui, divisant les mondes politiques, en font des mondes de sens et de représentations » 205 . La ville est divisée par la guerre, mais elle naît aussi de la guerre, comme espace politique, de confrontation, mais aussi de conscience, d'opinions, de représentations. Le conflit définit la dimension symbolique de l'espace de la ville: il fait de la géographie urbaine une géographie d'acteurs, de stratégies et d'antagonismes inscrits dans les pratiques symboliques de ceux qui les mettent en oeuvre et dans leurs stratégies de communication.

Par ailleurs, si dans la première semaine du conflit, la représentation spatiale de la Côte d’ivoire se focalise sur la capitale Abidjan opposée aux villes de Bouaké et de Korhogo, elle ne s’effectue qu’à travers l’évocation de la distance qui les sépare. Toutefois dans le discours médiatique, une telle représentation de l’espace, qui se justifie par le souci pour Le Monde et Libération de décrire l’évolution des affrontements, va faire place à une autre représentation du territoire.

Cette nouvelle représentation des villes ivoiriennes telles que Bouaké et Korhogo fait suite en effet à leur contrôle par les mutins dans leur stratégie de repli d’où les expressions « zone de guerre », « théâtre de guerre », « théâtres des opérations militaires », « zone de combats » utilisées par les journaux pour les représenter du point de vue spatial. Une telle représentation de ces villes s’effectue dans le discours des médias de façon singulière : une première dénomination de la ville de Bouaké qui fait référence à son importance par rapport aux autres villes de la Côte d’Ivoire. C’est ainsi que nous relevé pour l’ensemble de notre période d’étude dans Le Monde et dans Libération respectivement 85 et 118 occurrences de l’expression « Bouaké, la deuxième ville du pays ». D’ailleurs cette forme de représentation de la ville de Bouaké dans les médias, en fonction de son importance démographique, est souvent opposée aux villes d’Abidjan et de Yamoussokro qui font figure respectivement de « capitale économique » et de « capitale administrative ». En opposant ces villes à travers leur aspect démographique pour Bouaké, économique et administratif pour les autres, les médias donnent à Bouaké une consistance symbolique particulière du fait de son contrôle par les mutins. Cette ville devient ainsi l’emblème et le symbole de la rébellion contre le pouvoir de Laurent Gbagbo. D’ailleurs, nous retrouvons cette dimension symbolique de la ville de Bouaké dans l’expression « capitale des militaires rebelles » dans Libération  du 11 octobre 2002. Cette symbolique « de la deuxième ville du pays » aux mains des mutins correspond au second niveau de la représentation spatiale de Bouaké.

Ici, la représentation spatiale s’explique par les affrontements entre mutins et forces gouvernementales qui ont abouti à la prise de la ville par les mutins, d’où l’emploi par les médias, non pas d’un lexique qui fait référence au poids démographique « deuxième ville du pays » mais plutôt un lexique que l’on pourrait qualifier de « stratégique ».

C’est ainsi que pour évoquer Bouaké ou Korhogo, nous retrouvons dans le discours médiatique des mots comme « contrôle » « domination » ou les expressions « villes aux mains des rebelles », « villes sous le contrôle de la rébellion ». A travers le siège des villes de Bouaké et Khorogo par la rébellion, les rapports guerre-ville font de la ville un objectif à la fois stratégique et tactique. Le contrôle de ces villes constitue ainsi un objectif à caractère politique tout autant que militaire. Au-delà de leur dimension symbolique ou stratégique, ces villes représentent également un objectif tactique. Dans le cadre de la guerre l’assaillant peut voir dans la ville, s’il réussit à s’en emparer, un gage dont la possession lui permettra ensuite de négocier en position de force.

De cette représentation médiatique du conflit ivoirien, qui semble opposer sur plusieurs plans villes et campagnes, centres urbains et centres ruraux, ce qui se donne à lire à travers Le Monde et Libération, ce sont aussi les rapports guerre-ville.

La ville se retrouve au centre de la stratégie, au cœur de tout raisonnement sur la paix et la guerre. Elle devient le point focal d’affrontements réels ou virtuels, l’enjeu d’une même dialectique violente. C’est ainsi que les villes occupent une place de choix dans le discours médiatique puisque l’ensemble de l’action guerrière semble se focaliser au-delà des villes secondaires, à Abidjan sous le contrôle des forces gouvernementales et à Bouaké prise par la rébellion. Si la ville la plus importante, Abidjan, garde toute sa dimension politique parce que contrôlée par les forces gouvernementales, en revanche, la ville de Bouaké du fait de son contrôle par les mouvements rebelles acquiert une dimension à la symbolique et stratégique.

A cette dénomination qui correspond à l’existence dans le pays d’une capitale sous le contrôle des forces gouvernementales et deux grandes villes dont l’une est présentée comme la « deuxième ville du pays » aux mains des mutins dans le discours médiatique, s’articule l’emploi d’un lexique particulier qui permet d’évoquer la mobilité guerrière. Les lieux acquièrent ici une signification symbolique et politique puisqu'ils désignent une partie du territoire opposé à la ville principale, Abidjan, en donnant la mesure politique de l'extension de la rébellion contre le pouvoir de Gbagbo. Avec le contrôle de la ville de Bouaké « deuxième ville du pays » par la rébellion, la crise ivoirienne fait apparaître la partition du pays en territoires, et, par conséquent, met en évidence la suspension de l'unité nationale constitutive de l'identité politique.

La mobilité guerrière destiner à contrôler l’espace se caractérise pour les forces gouvernementales, par la nécessité de reprendre le contrôle de ces deux villes d’où les termes de « reconquête, offensive, contre-offensive » « Côte d’Ivoire. Offensive à Bouaké » Libération 23 septembre 2002, « L’armée ivoirienne à l’offensive » Libération 7octobre 2003. La logique du gouvernement et des forces loyalistes est celle de la reconquête des villes perdues comme mode d’action sur le territoire ; une telle logique de reconquête relève d’une conception classique de la géopolitique selon laquelle « céder un territoire ou une position, c’est faire acte de faiblesse. Ainsi pour un Etat, renoncer à une parcelle de son territoire est en général non seulement douloureux mais impensable » 206 .

Cette dualité de la mobilité guerrière pour laquelle les forces gouvernementales tentent de reconquérir les villes perdues alors que les rebelles se fixent pour objectif de « descendre vers Abidjan, la capitale économique » Le Monde 3 octobre 2002, va finir par la scission du pays. Cette scission deviendra effective avec l’interposition des troupes françaises entre les deux protagonistes, ce qui entraîne une autre représentation spatiale de la guerre qui ne fait plus référence dans le discours des médias à un espace régionalisé mais au contraire fait apparaître une partition du pays en deux zones, Nord et Sud. Luc Cambrézy souligne à ce propos que : « en période de conflit, le contrôle du territoire devient un enjeu majeur puisqu’il conditionne la victoire de l’un ou l’autre camp. Quelles que soient l’ampleur et la violence de l’affrontement, le territoire en est à la fois le support et l’objectif à atteindre » 207 .

Depuis la signature du premier cessez-le-feu le 17 octobre 2002 entre le gouvernement et les rebelles du Mouvement Patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI), la ligne de démarcation entre ces territoires est contrôlée par les forces françaises de l’opération Licorne.

Dans le discours médiatique, cette interposition des forces françaises explique l’emploi par les journaux d’un vocabulaire qui permet de distinguer la zone Nord sous occupation rebelle, la zone sud sous contrôle gouvernemental, et le « no man’s land » occupé par les troupes françaises.

Ce « no man’s land » est qualifié de « zone tampon » ou de « ligne de contact » dans Libération alors qu’il est défini comme une « ligne de cessez-le-feu » ou encore de « ligne de non-franchissement » dans Le Monde.

Du point de vue territorial, l’insurrection a abouti ainsi à un partage presque égal du pays (« partition du pays » Le Monde 31 octobre 2002) qui permet aux rebelles du Mouvement Patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) de contrôler un peu plus de la moitié Nord du pays, notamment les villes de Bouaké, Korhogo, Katiola, Odiénné, Ferkéssédougou et les régions frontalières avec le Burkina Faso, le Mali et en partie, la Guinée.

Pour renforcer cette bipartition du pays en deux blocs Nord/Sud, Le Monde cite le journal « Le Patriote » proche du Rassemblement démocratique des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara, qui, comme en une anticipation de la crise actuelle, avait publié dans sa Une du 4 décembre 2000, une carte du pays coupé en deux : les treize départements du Nord y sont coupés au Sud, la fracture s’opérant à la hauteur de Bouaké, la ville carrefour au cœur de la Côte d’Ivoire 208 .

Dans le cas de la Côte d’Ivoire, la division spatiale du pays en deux zones s’effectue en référence aux hommes politiques. Ainsi, Le Monde pour évoquer la zone Sud sous contrôle gouvernemental utilise les expressions de « zone bunkerisée », de « Sud bunkerisé »,   « sanctuaire ». Mais le contrôle de la partie Sud du pays est évoqué de façon métonymique –l’homme pour le lieu qu’il contrôle- en référence au président Laurent Gbabgo avec le terme de « Gbagboland », dont nous avons relevé 25 occurrences pour l’ensemble de la période du conflit.

En revanche, si Le Monde opère une identification de la partie Sud du pays en mettant en corrélation l’homme politique, Laurent Gbagbo par rapport à l’espace qu’il contrôle, la zone du Nord du pays est également identifiée en référence à Alassane Dramane Ouattara et à son parti politique, le RDR. Il s’agit d’une identification qui établit une superposition voire une confusion entre la cartographie politique, en l’occurrence la prédominance d’un électorat musulman favorable au RDR, et son leader.

« En majorité musulmane, le Nord de la Côte constitue en effet le fief du RDR » Le Monde 30 septembre 2002 ou encore « Alassane Ouattara, l’icône politique du Nord »  (« Le Monde 31 octobre 2002 »).

Ce qui fait la singularité de ce découpage spatial de la Côte d’Ivoire dans le discours du journal Le Monde, c’est qu’il semble opérer un chevauchement entre le clivage spatial et la coupure identitaire. Cette coupure identitaire divise la Côte d’Ivoire entre « nationaux à la fibre multiséculaire dans le Sud » et « ivoiriens de circonstance dans le Nord » (« Le Monde 21 novembre 2002 »).

De son côté, Libération évoque la partie du Nord du pays comme résultant de la partition de la Côte d’Ivoire à travers des expressions comme « fief des rebelles, camp de retranchement, zone grise rebelle, zone autonome ».

La bipartition du pays qui semble entériner le statu quo des opérations militaires subsistera jusqu’au mois de novembre 2002 qui correspond dans l’évolution du conflit à une scission au sein du mouvement rebelle qui occupait jadis le Nord du pays. Cette scission du mouvement rebelle, d’une part va engendrer la naissance concomitante de deux mouvements rebelles, le Mouvement patriotique pour le Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice (MPJ), localisés à l’Ouest de la Côte d’ivoire, et d’autre part va accélérer l’implosion du pays en trois parties : « la révolte du Grand Ouest coupe la Côte d’ivoire en trois » Le Monde 3 novembre 2002, « Côte d’Ivoire. Nouveau front à l’Ouest » (« Libération 3 novembre 2002 »). Ce nouveau front de l’Ouest est localisé, par le discours des médias au sein des villes comme Man revendiquée par le MPJ et Danané revendiquée par le MPIGO, « deux principales villes de la région frontalière avec le Libéria » (« Libération 3 novembre 2002 »).

Dans le cas de cette troisième partition du pays, la représentation spatiale se fait en référence à l’ethnie yacouba dont sont issus les principaux éléments qui ont fondé ces mouvements armés, assimilés à des fidèles du général Robert Gueï qui veulent venger sa mort. La représentation spatiale de la partie Ouest se fait à l’instar des autres dans les journaux en référence au général Robert Gueï « l’Ouest du pays avec des villes tels que Man et Danané était le fief du général Gueï » (« Libération 3 décembre 2002 »).

Si Libération a recours au terme de « fief » pour représenter le territoire occupé par les mouvements rebelles armés du front Ouest, nous avons relevé dans Le Monde, 22 occurrences de « Gueïland ». Depuis son éviction du pouvoir lors des élections d’octobre 2000, l’Ouest ivoirien a servi de zone de repli au général Gueï. Ce dernier s’est retiré avec son dernier de carré de fidèles en pays yacouba, dans la région dite des « 18 Montagnes ». D’ailleurs, comme le souligne Balencie, « cette zone constitue, de fait, une sorte de « gueïland » échappant largement au contrôle du pouvoir central. » 209

L’autre représentation spatiale qu’utilisent les médias pour qualifier cette partie ouest de la Côte d’Ivoire sous le contrôle des partisans de Gueï, est celle qui fait référence à sa fonction agricole : il s’agit de la « boucle du cacao ». Ainsi des villes comme Daloa, Danané, San Pédro sont présentées dans le discours médiatique comme étant, l’une « la capitale du cacao », les autres comme situées au « cœur de la boucle du cacao » ou « principale porte d’accès ou de sortie de la boucle du cacao ». A travers cette représentation spatiale qui révèle le contrôle par des mouvements rebelles d’une zone agricole fondamentale dans l’économie du pays, les journaux donnent à lire un contrôle contre-productif qui est susceptible de soutenir une « économie de guerre » au profit des factions rebelles. En effet, le contrôle de cette partie du pays constitue un lourd handicap pour l’économie de la Côte d’Ivoire dans la mesure où, avant le déclenchement des hostilités, le pays était le premier producteur de cacao.

En définitive, une constante ressort de cette représentation spatiale du territoire pendant le conflit par les journaux. En ce qui concerne le quotidien Le Monde, la représentation de l’espace de la guerre s’effectue régulièrement en référence aux hommes politiques, perçus de façon implicite comme les véritables acteurs du conflit en fonction du territoire qu’ils contrôlent le sud du pays incarnant la légitimité gouvernementale et qualifier de « Gbagboland » pour Gbagbo, en référence aussi à l’électorat musulman du RDR d’Alassane Ouattara, pour le Nord aux mains des mutins et enfin de l’origine ethnique de Gueï pour représenter l’Ouest du pays. Stéphane Rosière soutient à juste titre que « le nom donné à un territoire est une représentation géopolitique. A chaque territoire est donné un nom, mais celui-ci n’est pas le même pour tous les acteurs. Un nom est rarement neutre, il exprime au contraire une vision, il est une représentation géopolitique » 210 . Par ailleurs, cette logique de segmentation de l’espace territorial national qui articule l’identité des principaux acteurs politiques et l’occupation de cet espace par des groupes armés, dénote l’ampleur du phénomène de repli ethnique accentué par la guerre.

Telle qu’elle apparaît dans le discours des médias, la représentation ethnique de l’espace ivoirien de la guerre, n’est pas exclusivement une conséquence logique de la guerre mais elle est aussi et surtout provoquée par des manœuvres politiciennes. Cela est d’autant plus important que Philippe Duval nous rappelle que, dans le cas de la Côte d’Ivoire, « on ne se divise plus sur des programmes politiques mais sur des appartenances géographiques ou ethniques. Face au RDR, désormais identifié à l’électorat Dioula du Nord, le FPI se recroqueville sur le Gbagboland des Bétés du centre-Ouest, l’UDPCI se crispe sur le Gueïland des Yacoubas de l’Ouest, tandis que l’ex-parti unique, le PDCI, qui ne s’est pas remis du traumatisme provoqué par le renversement de son leader Henri Konan Bédié, se demande où il habite. » 211

Dans le quotidien  Libération, hormis la troisième représentation territoriale de l’espace de la guerre, notamment celle du front Ouest dans laquelle le journal fait référence au général Gueï pour expliquer les motivations qui étaient à l’origine de la création de ce front, le morcellement territorial s’effectue grâce à un lexique particulier. Nous pouvons observer ici des déclinaisons en système, des modalités de la violence et des rapports complexes entre ethnicité et appareils d’Etat. Dans cette sorte de « guerre nomade », les partis politiques alliés à une histoire spécifique aboutissent à des dispositifs ethnico-politiques. Leur interrelation et leur hiérarchisation correspondent à ce que le géographe Jean Gallais nommait, dans un article novateur 212 , des « pôles ethnopolitiques ». Ainsi, la Côte d’Ivoire apparaît comme un curieux laboratoire pour les thèses de Gallais dans la mesure où, au-delà des « 60 ethnies » de la doxa administrative, sa tripartition actuelle correspond bien à de grands pôles ethno-politiques. Ainsi, autour de la prépondérance baoulé, s’organise le groupe akan, tandis que le monde krou s’est longtemps reconnu dans les aspirations bété, et qu’enfin le monde sénoufo-malinké s’est imposé en tiers ; mais l’expérience ivoirienne a ceci de fascinant qu’il y a eu simultanément une identification à des hommes -partitaire, électif-, dans la formation des trois grands partis, PDCI, FPI et RDR, incarnés par les trois hommes politiques majeurs du drame politico-militaire.

En définitive en constituant une situation imposant une interprétation et une intelligibilité des événements, la guerre déplace ou consolide les identités des acteurs de l'espace. En effet, l'information médiatée sur l'espace de la guerre, établit un rapport étroit entre les identités ethniques des acteurs et leur appropriation du territoire et montre parmi les instances majeures de la sémiotique de la guerre, la confusion entre appartenance ethnique et territorialité. « Faire la guerre, c'est assigner à la terre où elle se déroule la signification d'un enjeu identitaire et d'un espace d'inscription géographique des appartenances politiques. La guerre, en ce sens, « féodalise » l'espace: elle transforment l'espace géographique - ce qu'on appellera, d'ailleurs le théâtre des opérations, en un espace identitaire dans lequel s'inscrivent des identités d'acteurs et des appartenances politiques. » 213 La double signification de la guerre engage, ainsi, une nouvelle logique de l'événement, fondée sur l'articulation entre, d'un côté, les espaces et les territorialités et, de l'autre, les appartenances et les sociabilités.

Notes
203.

ROSIERE (Stéphane), Géographie politique et géopolitique. Une grammaire de l’espace politique. op. cit.129

204.

CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre, op. cit., p.524

205.

LAMIZET (Bernard), Le sens de la ville, op. cit., p. 200

206.

ROSIERE (Stéphane), Géographie politique et géopolitique. op.cit., p.259

207.

CAMBREZY (Luc), (2001), Réfugiés et exilés. Crise des sociétés. Crise des territoires, Editions des archives contemporaines, Paris, p.155

208.

Une telle partition de la Côte d’Ivoire rappelle, à bien de égards celle, de la Sierra Léone, pays frontalier qui en 1998 s’est retrouvé divisé en deux zones : Freetown, la capitale et ses environs, sécurisés par les troupes de la force africaine Ecomog et où une relative « normalité » a été rétablie, et le « RUFland », la sorte de mini-Etat mis en place par les rebelles dans la région de Kailahun, dans le Nord-Est du pays à proximité du Libéria. Ces deux zones sont séparés par un vaste « ventre mou », couvrant la majeure partie du pays, où l’ordre est censé avoir rétabli, mais où les partisans de la junte et les combattants du RUF (Front révolutionnaire uni, du seigneur de la guerre Fodah Sankoh) continuent à sévir, multipliant les actes de barbaries.

209.

BALENCIE (Jean-Marc), DE LA GRANGE (Arnaud), Mondes rebelles, op. cit., p. 683

210.

ROSIERE (Stéphane), Géographie politique et géopolitique. op. cit., p. 218

211.

DUVAL (Philippe), Fantômes d’Ivoire, op. cit., p.175

212.

GALLAIS (Jean), (1982), « pôles d’Etat et frontières », Cahiers d’Outres Mer, n° 35.

213.

LAMIZET (Bernard), Sémiotique de l'événement, op. cit., p.242