La représentation spatiale par rapport à la mobilité des populations civiles pendant le conflit ivoirien se retrouve dans le discours médiatique sur plusieurs plans. Au lendemain du déclenchement des hostilités entre les forces gouvernementales et les mutins, la géographie des combats et les migrations des populations fuyant les zones de guerre, ont révélé les déséquilibres sous-jacents à la structure urbaine de certaines villes ivoiriennes et ont imposé une relecture a posteriori d’un système national voire régional qui concentre les enjeux politiques du conflit.
En fonction des lieux et de l’intensité des combats, la mobilité civile et sa représentation dans les médias se retrouvent de prime abord dans les opérations d’évacuations des ressortissants français et étrangers des zones de combats telles que Bouaké, Korhogo et Abidjan.
Il y a ensuite, le mouvement de populations civiles fuyant les zones de guerres pour se réfugier dans les grandes villes comme Abidjan, Yamoussoukro. Ici la mobilité des populations civiles est représentée dans le discours des journaux en fonction d’un découpage ethno-régional qui recoupe des lignes politiques toujours mouvantes. Il y a enfin, un dernier mouvement de populations vers les pays limitrophes tels que le Burkina, le Libéria, etc.
Il s’agit souvent d’ethnies se retrouvant de part et d’autre des frontières entre la Côte d’Ivoire et les pays de la sous région ouest africaine.
Le premier niveau de la représentation de l’espace de la guerre par rapport à la mobilité civile est relatif à la conquête et à l’appropriation par les mutins des villes comme Bouaké et Korhogo. Ces opérations de conquête et d’appropriation semblent correspondre du point de vue temporel à l’action d’évacuation des ressortissants français et occidentaux par les troupes françaises de l’opération Licorne. « Des soldats français dans le chaos ivoirien : leur mission est de protéger et d’évacuer les occidentaux. » (« Libération 23 septembre 2002 »), « les soldats français, ont établi leur base avancée en prélude à une éventuelle évacuation des ressortissants français de Bouaké et Korhogo, deux villes du Nord du pays contrôlées par les mutins » Libération 24 septembre 2002, « les soldats français ont évacué des américains à Bouaké » (« Libération 26 septembre 2002 »).
Le second niveau de la représentation spatiale en rapport avec la mobilité des populations fuyant les zones de combats, s’effectue dans le discours conformément à l’évolution du conflit. Le conflit s’étant déroulé au début à travers un clivage Nord/Sud, ce sont surtout les populations du Nord de l’ethnie dioula qui constituent le grand flux de la mobilité.
A la suite de l’offensive de l’armée ivoirienne dans les principales villes de la zone Nord, Bouaké et Korhogo, les populations de l’ethnie dioula, accusées de soutenir les rebelles et par peur de représailles, fuient vers les autres villes de l’intérieur. La mobilité s’effectue autour de deux axes. On pourrait qualifier le premier d’ « interne » : les populations fuient les villes dans lesquelles se déroulent les combats. « Lorsque les populations ne sont pas prises en étau entre les factions armées, les guerres conduisent d’abord les civils à fuir les zones de combats pour se réfugier dans les régions moins dangereuses. Les grands axes de circulation et les villes sont, de ce fait, les routes et les lieux de cette migration en même temps qu’ils constituent des objectifs prioritaires pour les armées qui tentent de les défendre ou de les conquérir. Ainsi pour des raisons militaires, la guerre provoque d’importantes redistributions de populations. Les villes en guerre ou prises par l’ennemi sont abandonnées tandis que les villes en paix, encore « ouvertes » se voient submergés par le flot de déplacés. Au gré de l’évolution du conflit et de la progression des fronts, les populations sont ainsi ballottées d’un lieu à l’autre avec la survie comme premier objectif. » 214
Le second axe, que l’on peut qualifier d’ « externe », est celui qui conduit les populations du Nord de la Côte d’Ivoire vers les pays frontaliers comme le Burkina, le Mali, la Guinée- pays dans lesquels se retrouve la même composante ethnico-religieuse que dans le Nord de la Côte d’ivoire. Cela explique qu’au regard de cette bipartition du pays en deux zones (Nord/Sud), Le Monde ait établi une sorte de cartographie ethnico-religieuse faisant apparaître cette scission du pays. La zone Nord est représentée comme à « prédominance musulmane » avec principalement des villes comme Korhogo, constituée « majoritairement de dioula » et située aux frontières du Mali, du Burkina et de la Guinée, dans lesquels il y a « les mêmes ethnies à majorité musulmane » (Le Monde 1er octobre 2002.) La zone Sud est qualifiée de partie « à prédominance chrétienne et animiste avec une dominante de baoulé au sud-est » (frontière avec le Ghana), regroupant des villes comme Abidjan et Yamoussokro. C’est dans ce bloc sudiste que va s’opérer à la mi-novembre une autre scission entre le Sud-Ouest composée de Bété, l’ethnie de Laurent Gbagbo et le Sud-Ouest essentiellement composée de Yacouba, l’ethnie de Robert Gueï. La zone Sud-Ouest avec des villes comme Man et Danané, représente une partie du territoire ivoirien qui a des frontières communes avec le Libéria.
Au vu de cette représentation spatiale qui met en corrélation les composantes ethnico-religieuse de la Côte d’Ivoire comme une ramification de la guerre vers les autres pays de la sous région, Le Monde sans pour autant « ethniciser » à outrance la crise ivoirienne, montre que les frontières ethnolinguistiques sont aussi à prendre en compte de manière au moins aussi importantes que les frontières nationales.
Du point de vue de l’espace ivoirien, se donne à lire une représentation de l’espace de la guerre qui recoupe inévitablement les clivages communautaires ou ethniques, et cette tension semble faire perdre au territoire son statut de neutralité administrative, puisque avant d’être une partie de l’espace national le territoire est d’abord la base et le support de l’identité particulière d’un groupe.
Du point de vue sous régional, il y a ici, une sorte de superposition de plusieurs espaces : entre le territoire ivoirien où se déroule le conflit et les autres pays limitrophes dans lesquels existe la même mosaïque ethnico-religieuse.
Cette lecture, ramène avec force l’organisation précoloniale du peuplement de la sous région ouest africaine, puisque dans le cadre notamment de la partition de la Côte d’Ivoire dans sa dimension Nord/Sud, le découpage ethnicolinguistique voire religieux, définit la vraie frontière des flux migratoires ivoiriens. L’arbitraire du tracé des frontières implique en ce sens que les Etats de la sous-région étaient pluri-ethniques avec la diversité (y compris religieuse) qui accompagnait cette pluralité ethnique et il était non moins évident qu’aux marges frontalières des pays, les limites internationales ne pouvaient correspondre à la réalité des « territoires ethniques ». En établissant une superposition spatiale entre le pays en conflit et les pays frontaliers, le discours médiatique montre que le conflit ivoirien se soutient également de la question du territoire dans son rapport avec une problématique de l’appropriation politique. Une telle superposition d’espace semble instituer l’espace sous régional dans ce que Bernard Lamizet a appelé les « incertitudes du territoire » 215 . Il s’agit dans ce cas précis d’une incertitude qui fait apparaître les discontinuités de l’histoire car « l’appropriation de l’espace est justement le fait qui le frappe d’incertitude. En effet, dès lors que l’appropriation de l’espace dépend de l’expérience des hommes, elle est soumise aux aléas de l’histoire, à la circulation entre eux des formes et des logiques du pouvoir, aux changements de leurs stratégies, d’acteurs, brefs aux incertitudes du politique.(…) L’incertitude du territoire est aussi incertitude de l’histoire. » 216
De même, cette « incertitude du territoire » explique la diffusion transfrontalière de crises qui, à leur tour, dessinent les contours réels d’un conflit tout autant régional en Côte d’Ivoire qu’ivoirien. Ce chevauchement entre l’espace ivoirien et l’espace sous régional pose ainsi la question aussi bien de la porosité des frontières et leur caractère artificiel, et permet d’évoquer la « crainte d’une déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest en raison de la fragilité des Etats, de la scissiparité ethnique et de la disponibilité d’armes et d’hommes à l’échelle régionale » (Le Monde 1er octobre 2002. Voir carte p.195)
Dans ce contexte, au fur et à mesure de l’extension du conflit vers l’Ouest de la Côte d’ivoire ayant des frontières communes avec le Libéria, l’on ne s’étonne pas de voir que des « chiens de guerres » viennent grossir les rangs des deux mouvements rebelles ancrés dans cette partie du pays : le MPIGO (Mouvement populaire ivoirien du grand Ouest) et le MPJ (Mouvement pour la justice et la paix).
Source : Le Monde 1er octobre 2002
En définitive, la représentation spatiale de la guerre dans le discours des médias révèle d’une part, la décomposition des structures de l’Etat ivoirien et d’autre part, leur nature complexe puisque la crise se soutient de clivage à la fois politiques, ethniques et religieux qui n’impliquent pas seulement le pays en guerre mais aussi toute la sous-région.
Et les médias montrent que la référence à son territoire est restée comme un ultime recours auquel se rattachaient les parties en conflit. Les protagonistes ne songent pas à une partition qui serait une bien hypothétique solution aux déchirements intérieurs, mais leur lutte pour le pouvoir affiche une volonté de contrôler une portion ou l’ensemble du territoire.
Du point de vue sous régional, la représentation spatiale de la Côte d’Ivoire par rapport aux pays limitrophes dénote une imbrication de plusieurs espaces. Une telle représentation spatiale permet de poser les interrogations relatives au fait ethnique tout en révélant l’ambiguïté des représentations figées, substantialistes, des ethnies. Celles-ci s’inscrivent dans l’histoire, et leurs configurations évoluent. Sur le plan spatial, elles forment souvent des ensembles flous où le principe de continuum l’emporte sur celui des franches césures. Les chevauchements se traduisent en autant d’imprécisions spatiales qui font de la cartographie ethnique un exercice hasardeux sinon arbitraire.
Certes, les frontières artificielles et les ethnies transfrontalières représentent bien les faiblesses de l’Etat et des opportunités remarquables pour les guérillas, mais dans cette guerre nomade, justement, se créé une zone transfrontalière spécifique, à cheval sur trois à quatre frontières, hors l’Etat d’abord, puis un espace de « non-Etat », qui a pourtant ses pouvoirs et ses régulations, comme ce fut le cas de la Sierra Léone.
Il se dégage ainsi, autour du conflit ivoirien, en deçà de la violence guerrière et au-delà des frontières, des résonances ouest africaines ou au contraire, les jeux d’une microethnicité sans cesse recomposée comme une série d’éléments ou d’intensité qui lui font écho et l’informent en retour. En deçà de l’Etat, en effet se construisent des machines et des tensions à base anthropologique, puis tout un « secteur informel du politique » culminant en temps de guerre, dans une pathologie du pouvoir et de la violence qui n’est pas sans racines. Là, apparaît aussi ce phénomène de résonance, ce point de fusion de deux types de violence autochtones : celle, segmentaire, de la longue durée articulée à des alliances complexes ou à des inimitiés de l’ethnicité ; celle, plus nomade dans ses parcours des nouvelles formes de guérilla, en même temps, toutes entières tournées vers la conquête du centre et du pouvoir d’Etat.
Et c’est d’ailleurs une des caractéristiques majeures des guerres nomades que cette circulation élargie, permanente, inextricable, des enjeux et des violences entre les trois niveaux de l’ethnicité, du national et des relations internationales. L’analyse de la dimension spatiale du conflit met en lumière la diversité des acteurs et des intérêts ainsi que les mobiles croisés, le plus souvent politiques que territoriaux. Dans le cas du conflit ivoirien, comme le souligne Michel Galy, ce qui s’applique est la notion de « nomadisme », définie par Gilles Deleuze comme un appareil de guerre déterritorialisé. « Avant les appareils d’Etat et l’image de la société, ce sont les représentations spatiales et mentales des territoires ethniques qui sont réaménagées. » 217
CAMBREZY (Luc), Réfugiés et exilés. Crise des sociétés. Crise des territoires. op. cit., p.73.
LAMIZET (Bernard), Incertitudes du territoire : approche conceptuelle », In Quaderni, n°34-Hiver 1997/1998, pp.57-68
Ibid., p.61
GALY (Michel), (1998), « Libéria, machine perverse : anthropologie du libérien » Cahiers d’Etudes Africaines, 150-152, p. 547