L’espace de la guerre dans les médias n’est pas seulement représenté par le discours ; cette représentation s’effectue également à travers la cartographie puisque les cartes en disent aussi long sur l’interprétation de l’espace du conflit ivoirien par les journaux.
La représentation cartographique de l’espace de la guerre dans les médias constitue une constante dans leurs différentes stratégies énonciatives puisque l’évolution du conflit, la conquête et la défense des zones de guerre, les déplacements des protagonistes et leur occupation de l’espace sont sans cesse évalués grâce aux cartes qui accompagnent les articles. Cette stratégie des déplacements des acteurs qui ordonnent l’espace en temps de conflit, beaucoup plus que les lieux eux-mêmes, corrobore les propos de Lamizet qui souligne que : « le conflit se déploie dans l’espace : il s’inscrit dans l’espace sous forme de déplacement ; il s’agit d’une occupation mobile de l’espace, d’un usage de l’espace en terme de mobilité, selon les parcours de déplacement. (…) Les lieux du conflit ne sont, par conséquent pas des territoires : ils sont des repères dont on marque le déplacement. » 218
Le recours à la cartographie comme une façon de représenter dans l’espace le déroulement du conflit et ses différentes péripéties s’explique par la nécessité pour la presse écrite, de donner une visibilité et une lisibilité à l’espace de la guerre. Cela est d’autant plus vrai que la cartographie représente beaucoup plus généralement des situations (des « états ») que des actions : c’est le texte de l’article, et lui seul généralement, qui comporte le récit des actions : l’illustration cartographique se contente de reproduire l’inscription des acteurs dans l’espace. On pourrait dire que le texte définit « le syntagme » narratif, et la cartographie présente le « paradigme » des situations. Il ne fait aucun doute pour les médias que l’utilisation d’une représentation visible, modifie le crédit dont individu affecte l’objet représenté. Cela est d’autant plus vrai que la crédibilité apportée à l’objet d’un discours est susceptible d’être modifiée ou renforcée par les illustrations. Comme le souligne d’ailleurs, Christian Jacob, « la carte est ce dispositif qui montre ce que nul œil ne peut voir, quand bien même elle représenterait le territoire le plus familier, celui des déambulations quotidiennes. Elle délimite un nouvel espace de visibilité dans la distance, même minimale, instaurée par la représentation fût-elle mimétique. » 219
Le Monde et Libération ont durant le traitement médiatique du conflit ivoirien, largement usé de cette représentation cartographique qui leur permet de formuler graphiquement une information à propos de la configuration spatiale de la guerre de manière à la rendre aisément intelligible et interprétable. Ainsi durant une année à savoir entre le 19 septembre 2002 et le 19 septembre 2003 correspondant à la délimitation de notre corpus, nous avons répertorié 38 cartes représentant l’espace ivoirien du conflit, dont 20 cartes dans le journal Le Monde et 18 cartes dans Libération.
A partir de la lecture de certaines de ces cartes, nous nous proposons de mettre en évidence l’interprétation des aspects spatiaux de la guerre et de leurs significations dans ces journaux en ce qu’une carte, quelle que soit sa fonction, n’est jamais neutre. La sémiotique peut nous aider à interpréter ce discours cartographique car elle s'intéresse à la façon dont les phénomènes et les objets provoquent des significations et à la façon dont on peut les percevoir, les interpréter. Analyser le statut sémiotique des cartes de la guerre ivoirienne, c'est donc, en particulier, étudier le système de relations établi entre la représentation de la guerre et trois types d'espaces: l'espace terrestre (le référent), l'espace cartographique (le signifiant) et l'espace géographique (le signifié). Nous en analyserons les plus significatives par rapport à la représentation du conflit dans les médias, à savoir son évolution en fonction de l’occupation territoriale qu’en font les différents belligérants.
En effet, la carte signifie autant qu’elle décrit, elle cache souvent autant qu’elle montre. Une carte associe, en effet, deux modes d'expression: un mode graphique synoptique, celui de l'espace cartographique, proprement dit, où l'on peut percevoir globalement les distances et les positions respectives des figurés, ainsi que leurs différences et leurs hiérarchies de taille, de couleur et de forme, mais aussi, un mode d'expression verbal séquentiel, celui de la légende, du titre et de la nomenclature.
Etudier la cartographie de la guerre ivoirienne dans les médias suppose alors que l’on soumette les cartes aux mêmes questions que tout autre dispositif visuel : quel est le rôle du signifiant graphique dans la production d’un « effet de sens » qui sera en dernière instance, l’identification géographique d’un ensemble de tracé sur l’évolution du conflit ?
La géographie, dit Yves Lacoste « ça sert d’abord à faire la guerre », la proposition qui est vraie, pourrait être inversée : les guerres cela sert aussi à faire la géographie.
Cependant, nous notons d’emblée une différence entre les médias dans la fonction des cartes car si les cartes, en général, dans Libération, permettent de localiser la Côte d’ivoire au sein du continent africain, en revanche dans Le Monde, elles remplissent une fonction analytique voire synthétique sur l’évolution de la guerre du point de vue de l’espace.
Aussi bien dans Le Monde que dans Libération, les cartes publiées au lendemain des événements du 19 septembre 2002 pour illustrer les articles, apparaissent de prime abord comme des cartes d’exposition permettant aux médias de localiser pour le lecteur, le lieu où se déroule l’actualité médiatique. En effet ces deux premières cartes permettent, à partir d’une représentation cartographique, de situer la Côte d’ivoire au sein du continent africain, à la seule différence que, dans Le Monde, cette carte de localisation du territoire est complétée par une autre carte représentant cette fois-ci uniquement l’espace ivoirien et dont la légende « un pays déstabilisé » met l’accent sur le contrôle dès le deuxième jour de la guerre, des villes de Bouaké et de Korhogo par les rebelles.
Entre le début du conflit le 19 septembre 2002 et le 2 janvier 2003, soit pendant six mois de conflit, le journal Libération a publié 12 cartes pour illustrer ses articles relatifs à la crise ivoirienne. L’ensemble des cartes de cette période n’apporte aucune information sur la représentation spatiale de la guerre, ni sur l’évolution ou l’occupation du territoire par les différents protagonistes. En effet, ces différentes cartes remplissent au sein de Libération une fonction exclusivement référentielle, en ce qu’elles permettent au lecteur du quotidien de localiser le cadre spatial de la guerre au sein du continent africain.
Cette fonction référentielle est d’ailleurs déterminée par le caractère très réduit de leur taille et leur emplacement au-dessus des articles qu’elles illustrent. Il faut attendre le 3 janvier 2003 pour que le quotidien publie enfin en page intérieure (p.3), une carte représentant de l’espace du conflit et les modes d’appropriation du territoire par les différents acteurs. (voir p.201) Cette carte à la disposition synoptique évoque pour la première fois la bipartition du pays entre une zone nord contrôlée par les rebelles, et une zone sud aux mains des forces loyalistes. L’explication d’une telle représentation spatiale du conflit se trouve non pas dans la bipartition du pays, puisque celle-ci était déjà effective dès le 20 septembre, comme l’a souligné Le Monde, mais dans un nouvel événement concernant la fragmentation de l’espace ivoirien, en l’occurrence l’interposition des troupes françaises qui doivent faire face à de multiples incidents du fait de leur prise en étau entre les deux armées. L’on comprend par conséquent que le journal Libération ait titré à la Une du même jour « La France dans le piège ». Du point de vue du journal Libération, si, dès le lendemain des événements du 19 septembre 2002, le pays est divisé, ce n’est que de façon latente. En ce sens, la scission territoriale de l’espace ivoirien ne devient effective et officielle qu’avec l’entrée en action des troupes françaises qui apparaissent comme une force d’interposition sur l’axe Est-Ouest, à hauteur des villes de Daloa et de Tiébissou. Le quotidien Libération n’a ainsi, eu recours à la cartographie que pour illustrer la position des troupes françaises au moment de leur entrée en action dans l’espace ivoirien du conflit. D’ailleurs cela se retrouve le 2 février 2003 en page intérieure (p.6) où le journal publie cette fois-ci non pas une carte de la Côte d’Ivoire, mais plutôt une cartographie de la capitale Abidjan pour illustrer les opérations de rapatriement des ressortissants français. C’est ainsi que cette carte, localise au sein d’Abidjan, la base militaire du 43èmebataillon d’infanterie de marine (BIMA) dans un quartier nommé Port-Bouët en référence à l’aéroport qui a servi à l’évacuation. (voir p.203)
Au-delà de ces opérations d’évacuation des ressortissants français, suite aux émeutes organisées par les « jeunes patriotes » dans la capitale Abidjan, il faut attendre le 19 et le 20 septembre 2003, soit une année après le déclenchement du conflit pour que Libération publie deux cartes identiques l’une, illustrant la représentation spatiale du territoire douze mois auparavant ( le 19 septembre 2002) avec comme caractéristiques : la ligne de cessez-le-feu établie par l’armée française d’où le titre « la paix très armée de la Côte d’Ivoire », l’autre pour servir d’illustration à un article à fonction rétrospective « Autopsie d’un putsch ivoirien avorté » (Libération 20 septembre 2003) avec les mêmes caractéristiques que la précédente : la ligne de cessez-le-feu et la zone de confiance. (voir p.203)
Ce qui ressort d’une telle cartographie de l’espace de la guerre, ce n’est pas l’occupation de l’espace de la guerre par les différents acteurs, plutôt, la scission que connaît le territoire ivoirien ; cela est d’autant plus remarquable que, sur la carte, seules sont schématisées, la ligne de cessez-le-feu et la « zone de confiance » instaurée par la présence des troupes françaises.
En outre, dans Libération, la représentation spatiale de la guerre a recours à une cartographie dont le sens résulterait de la combinaison de trois ensembles de cartes suivant la chronologie du conflit. La première série de cartes servant à la représentation de l’espace de la guerre se retrouve au sein du quotidien, au début du conflit, période pendant laquelle la cartographie répond à des exigences référentielles en situant l’espace de la guerre dans le continent africain. Ensuite une seconde série de cartes permet au quotidien de représenter à la date du 3 janvier 2003, la scission du pays en deux blocs avec l’interposition des troupes françaises et enfin un troisième ensemble de cartes apparaît comme une sorte de récapitulatif voire un condensé graphique de la situation territoriale du conflit symbolisée par les deux cartes publiées à jour d’intervalle, le 19 et le 20 septembre 2003. En effet, un an après le déclenchement de la guerre, ces deux cartes publiées de façon juxtaposée dans Libération des 19 et 20 septembre 2003, permettent d’évaluer les transformations spatiales causées par l’occupation territoriale des différents protagonistes. Si la première carte représente l’état du
territoire ivoirien aux premiers jours du conflit, caractérisé par son homogénéité, la seconde représente un pays entièrement morcelé sous le contrôle de plusieurs acteurs militaires.
Le choix délibéré de Libération de publier une cartographie porteuse de sens à des périodes précises du déroulement du conflit sur un ensemble de dix-huit cartes, attribue à la représentation spatiale du conflit un « point de vue statique » selon l’expression de Fernand Joly ; en effet, « le point de vue statique consiste à traiter le sujet en un moment déterminé, comme sur un instantané photographique » 220 . Nous pouvons par conséquent dire que la représentation cartographique de la guerre ivoirienne dans le journal Libération adopte « un point de vue statique » comme pour témoigner de l’enlisement du conflit, une situation de statut quo voire une situation de « ni paix ni guerre » à l’image du dernier titre de notre corpus « La paix très armée de la Côte d’Ivoire » (Libération 19 septembre 2003)
Contrairement à la cartographie du journal Libération, l’espace du conflit est représenté autrement dans Le Monde. L’ensemble de la cartographie publiée par le quotidien pour illustrer l’évolution du conflit au sein de l’espace ivoirien donne une vision plus « dynamique » que statique de la guerre. Selon Fernand Joly, « le point de vue dynamique vise à faire apparaître sur la carte le sens et la valeur des modifications qui ont pu se produire ou qui se produiront, dans un intervalle donné de la durée. » 221 . Il s’agit en général pour le journal Le Monde d’illustrer l’occupation spatiale du territoire par les différents acteurs du conflit qu’ils soient rebelles, loyalistes ou qu’ils fassent partie des troupes françaises sur la ligne de non-franchissement et les implications de leur intervention sur l’évolution de la guerre, mais aussi et surtout leurs interférences, voire l’impact de leur action sur le quotidien des populations qui en subissent les effets.
D’ailleurs, nous avons, dans le journal Le Monde, une constante qui consiste à titrer les cartes et ces titres constituent un résumé de la signification par rapport à la situation qui caractérise le conflit au moment de la réalisation de cette cartographie. Comme le souligne à juste titre, Christian Jacob, « le titre de la carte détermine la perception même du dessin. Il fait appel à un savoir préalable de la part de l’usager et le conduit à élaborer une perception sélective et finalisée de la carte (…) Le titre a une valeur contractuelle, facilite le processus d’identification et de déchiffrement de la carte. » 222
Une telle stratégie énonciative qui consiste à titrer les cartes dans le journal Le Monde, donne à voir en même temps qu’à penser un schéma qui « ne se définit plus comme le(s) simulacre(s) d’une réalité visible, mais comme un moyen de visualisation symbolique » 223 .
Cette stratégie énonciative de titrage des cartes relatives à la représentation spatiale de la guerre, constitue une pratique régulière dans le journal Le Monde, (que nous ne retrouvons pas dans Libération, quotidien au sein duquel les cartes ne pas titrées). Ainsi, si la première carte publiée par le quotidien Le Monde à la date du 21 septembre 2002 s’apparente à celle de Libération parce qu’elles remplissent la même fonction référentielle, (elles situent le lieu des événements), en revanche la carte publiée dans Le Monde du 1er octobre 2002 est différente. Cette carte dont le titre est « une mosaïque ethnico-religieuse » est une carte ethnique et religieuse de la Côte d’Ivoire et montre les implications spatiales de la répartition des ethnies et des religions dans le déroulement du conflit.
Du point de vue de sa fonction analytique, cette carte montre une répartition ethnique tripartite à laquelle s’ajoute une dimension religieuse. Il s’agit d’une part, du bloc Nord à « prédominance musulmane », en majorité peuplé de Dioula sous contrôle rebelle. D’autre part, un bloc Sud est à « prédominance chrétienne-animiste » avec au Sud-est l’ethnie Akan et au Sud-Ouest la cohabitation entre les Yacouba (ethnie du général Gueï, tué le premier jour du conflit). Enfin, il y a les Bétés (ethnie du président Laurent Gbagbo). Cependant, la publication de cette carte sur la cohabitation ethnique entre Bétés et Yacouba dans le bloc Sud-Ouest trouve sa signification dans le déclenchement des événements du 19 septembre 2002, notamment dans l’exécution du général Robert Gueï. Si ces deux ethnies cohabitaient en parfaite harmonie au sein d’un même bloc avant l’assassinat du Général Gueï, le journal Le Monde illustre une fracture et les dissensions qui les caractérisent au lendemain de son exécution par une dislocation de ce même bloc en deux parties avec notamment des Yacouba localisés principalement dans la ville de Man, alors qu’on retrouve les Bétés à Gagnoa et Daloa.
Cependant, le journal Le Monde n’utilise pas exclusivement de carte à fonction analytique dans la représentation cartographique de l’espace de la guerre. En effet, Le Monde alterne des cartes de flux qui concernent les déplacements dans l’espace de la guerre et des cartes d’évolution qui concernent essentiellement les transformations d’état du conflit en fonction de ce qui se déroule sur le théâtre des combats et qui proposent un point de vue dynamique sur le conflit. Dans les cartes de flux figurent les cartes du 3 octobre 2002 (« Une situation bloquée »), celle du 13 décembre 2002 (« Le MPCI contrôle 40% du pays ») et enfin celle du 6 janvier 2003 (« Un pays coupé en deux depuis trois mois »). (voir p.206)
Source : Le Monde
En effet la première carte permet au quotidien d’illustrer la conquête de certaines villes de l’intérieur de pays notamment du Nord par les rebelles. Aussi, sur une carte localisant neuf villes du Nord de la Côte d’Ivoire, Le Monde montre que la moitié de cette partie du territoire est sous le contrôle de la rébellion avec la prise de six villes sur les neuf schématisées sur la carte.
A travers cette représentation cartographique de l’espace du conflit, le quotidien donne à voir l’avancée des rebelles dans la conquête des villes de l’intérieur du pays même si la capitale Abidjan, reste sous le contrôle des forces loyalistes.
Cette dislocation spatiale qui fait de certaines parties du territoire ivoirien des « zones de non-droit », est représentée par la carte du 13 décembre 2002. En effet comme semble le confirmer cette carte dont le titre stipule que « le MPCI contrôle 40% du pays », le journal démontre l’importance de l’occupation spatiale de ce mouvement rebelle. Cette représentation cartographique donne une lecture à deux niveaux. Un premier niveau d’interprétation permet d’évaluer l’ampleur du mouvement rebelle par rapport aux forces loyalistes cantonnées dans la capitale du pays. Un deuxième niveau d’interprétation permet, à travers cette occupation de l’espace de la guerre, de montrer les rapports de forces disproportionnés entre d’un côté le MPCI et de l’autre, les deux autres mouvements rebelles le MPJ et le MPIGO qui n’occupent respectivement que les villes de Man et de Danané. Ici, le rapport de force entre les deux mouvements rebelles est illustré dans la carte par un espace constitué de bandes obliques alors que les zones occupées par les autres mouvements rebelles, ne se distinguent pas de la partie du territoire contrôlé par les forces gouvernementales.
Enfin, la dernière carte représentative des déplacements dans l’espace du conflit est celle du 6 janvier 2003 (« Un pays coupé en deux depuis trois mois »). Elle permet au Monde d’illustrer la progression des mouvements rebelles du MPIGO et MPJ, schématisée sur la carte par des flèches orientées dans un axe Nord-Ouest vers un axe Sud-Ouest avec la prise de la ville de Néka malgré les velléités offensives entreprises par les forces loyalistes pour reconquérir cette partie du pays.
Par ailleurs, parmi les cartes d’évolution publiées par Le Monde permettant de révéler une transformation d’état de la guerre du point de vue spatial, figure celle du 3 décembre 2002 (« Un nouveau front rebelle »), celle du 24 décembre 2002 (« Ligne de non franchissement ») celles des 11/12 novembre 2002 (« La révolte du Grand Ouest coupe la Côte d’Ivoire en trois ») et, enfin celles des 19/20 janvier 2003 (« Mise en place d’une force d’interposition ») (voir p.208).
Source : Le Monde
Ce qui caractérise l’ensemble de cette cartographie, c’est qu’elle fait état de changements de l’état de la guerre, en l’occurrence le contrôle du théâtre de la guerre, l’avancée des armées voire la quête et la reconquête d’un territoire. Ainsi, dès le début de la guerre, Le Monde représente le conflit dans l’espace, à comme une rupture entre le Nord et l’Ouest.
Cette représentation évoluera à partir du 3 décembre 2002 avec l’émergence d’un nouveau front qui donne une complexité supplémentaire au conflit en ce qu’il entraîne une sorte de féodalisation de l’espace de la guerre qui le subdivise en plusieurs entités territoriales d’où le morcellement de la Côte d’Ivoire. La carte du 3 décembre 2002, (« un nouveau front rebelle ») apparaît comme une suite de celle des 11/12 novembre 2002 qui évoquait déjà l’ampleur des combats du front Ouest par la reprise des combats opposant les forces loyalistes aux partisans du Général Gueï. En effet, cette carte illustre le découpage territorial du pays en trois blocs, puisque, outre le quadrillage du Sud et de la capitale Abidjan par les forces loyalistes, il y a le contrôle de la partie du Nord de la Côte d’Ivoire assiégée par les rebelles du MPCI, tandis que le bloc Ouest est devenu le fief des rebelles du Mouvement pour la Justice (MPJ).
Au demeurant, par cette représentation cartographique selon laquelle plus de la moitié du territoire national ivoirien est sous le contrôle de la rébellion, le quotidien Le Monde évoque la position de l’armée française sur un axe Sud-Ouest qui constitue un bouclier autour de la ville de la Yamoussoukro. Une telle représentation cartographique semble montrer que l’avènement d’un nouveau front qui accélère encore davantage le morcellement du territoire est toutefois contrebalancée par la présence des troupes qui forment un cordon sécuritaire autour de la capitale économique (Abidjan) et de la capitale administrative (Yamoussoukro).
Cette présence française demeure une donnée qui aura pour conséquence le gel les positions de différents protagonistes, empêchant la rébellion de poursuivre davantage sa progression vers le Sud du pays. C’est ce que semble confirmer à ce propos une autre carte, en l’occurrence celle du 24 décembre 2002, (« ligne de non-franchissement »). Le Monde y montre la mise en place de cette « ligne de non-franchissement » qui sert à limiter la progression des rebelles plutôt que celle des forces loyalistes dans leur tentative de reconquête des villes sous le contrôle des mutins. Cela est d’autant plus vrai que, dans la carte, la présence des forces loyalistes dans la partie Sud du pays n’est pas schématisée, alors que la présence rebelle est visible tout au long de la ligne de non-franchissement établie par l’armée française. L’on comprend par conséquent que la mise en place de cette ligne de non-franchissement ait suscité des tensions et des accrochages entre les rebelles et les troupes françaises. « A Duékoué, carrefour des tensions », « un nouvel accrochage a eu lieu dans l’Ouest du pays entre les troupes françaises de l’opération « Licorne » et l’un des mouvements rebelles hostiles au régime de Laurent Gbagbo » (« Le Monde 24 décembre 2002).
La représentation cartographique du conflit ivoirien dans Le Monde, évolue d’un point de vue dynamique de l’espace de la guerre notamment avec la conquête de la majorité des villes du Nord par les mouvements rebelles ou l’émergence d’un troisième front à l’Ouest, vers un point de vue statique puisqu’elle représente les tentatives de progression de ces mouvements vers le Sud, bloquées par les troupes françaises. Cette évolution d’un point de vue dynamique de la représentation cartographique de la guerre vers un point de vue statique, telle qu’elle apparaît dans Le Monde, est d’ailleurs confirmée par cette autre carte datée des 19/20 janvier 2003 « Mise en place d’une force d’interposition ».
Ainsi après la mise en place d’une ligne de non- franchissement qui crée une « zone de confiance » dans la partie Sud du pays, la mise en place de la force d’interposition dénote l’évolution du conflit vers une autre configuration qui entraîne le gel des positions des différents protagonistes de la guerre. Ici, cette nouvelle configuration laisse clairement apparaître l’impossibilité pour les différents protagonistes d’imposer leur suprématie par l’occupation de l’intégralité de l’espace de la guerre.
En définitive, la représentation de l’espace de la guerre telle qu’elle est décrite dans le discours médiatique ou schématisée à travers la cartographie, montre une même discontinuité entre les lieux du conflit et dans sa temporalité. Cette discontinuité entre les lieux et la temporalité du conflit permet de voir que la guerre se déroule dans des lieux multiples et différents qui constituent une forme de trame spatiale du déroulement du conflit.
Par ailleurs, le morcellement du territoire constitué de plusieurs blocs occupés par les différents protagonistes de la guerre, dévoile le processus de neutralisation de l’espace en situation de conflit. Dans le cas du conflit ivoirien, cette neutralisation des lieux ne dévoile pas exclusivement des parcours qui ordonnent l’espace en temps de conflit voire les déplacements des acteurs de la guerre ; elle correspond au fait que les lieux y ont également une signification. Les lieux n’y représentent pas uniquement l’usage qu’en font les acteurs des lieux et des situations qui leur correspond, mais ils sont neutralisés du point de vue de leur dimension de représentation, en ce que le morcellement du territoire pendant le conflit s’effectue en référence aux composantes ethniques. D'où la cristallisation des solidarités ethniques ou confessionnelles et la possibilité de reformuler l'espace, lu cette fois-ci au prisme d'identités spécifiques. Cette rétraction identitaire signifie que l'espace a changé de sens : parti d'une entité englobante, la Côte d'Ivoire, il se réduit à des fragments identitaires et ethniques. L'espace d'une ethnie, en opposition avec celui d'une autre, contribue au-delà de la cartographie de la guerre à montrer « des espaces inscrits dans l'espace ».
LAMIZET (Bernard), Les lieux de la communication. op. cit., p.313
JACOB (Christian), (1992), L’empire des cartes. Paris, Albin Michel, p. 15
JOLY (Fernand), (1976), La cartographie, Presses universitaires de France, p.195
Ibid., p.195
JACOB (Christian), L’empire des cartes. op. cit., p. 159
JACOB (Christian), L’empire des cartes, op. cit., p.51