Pour conclure

Comme toute mise en scène, la représentation médiatée de la guerre construit un espace, les médias fondent une sémiotique de l'espace du conflit. Il donnent une visibilité et une signification à l'espace de la guerre à la fois en le structurant par leur présence et en en donnant des représentations.

La représentation de l'espace de la guerre ivoirienne telle qu'elle apparaît dans Le Monde et Libération prend deux formes. D'une part, ces quotidiens donnent à lire une représentation narrative de l'espace de la guerre dans ses différentes configurations: l'espace est mis en scène à travers la médiation des acteurs qui se l'approprient par leurs actions et leurs stratégie. D'autre part, l'espace est représenté comme enjeu symbolique et politique de la guerre, sous la forme qu'il implique pour les acteurs. Ainsi, cette représentation médiatée de l'espace de guerre finit par signifier un mode de relation entre les acteurs, désignés par les lieux qu'ils occupent: un mode d'intelligibilité de la guerre qui inscrit le paradigme de l'espace dans une géopolitique symbolique du conflit. Il s'agit, d'abord, des flux et les parcours qui constituent l'appropriation de l'espace par les acteurs de la guerre. Il s'agit, ensuite, des lieux et des scènes de la confrontation, qui donnent au conflit la consistance réelle d'un événement dans l'espace. La ville est donc aussi l'enjeu des conflits du politique: elle est, en quelque sorte, la caisse de résonance symbolique des conflits qui scandent la vie politique et qui en ponctuent la lisibilité et le déroulement. Les villes d'Abidjan, de Bouaké et de Khorgho ont fait apparaître l'importance symbolique de l'espace de ville dans la mise en oeuvre des représentations identitaires des acteurs politiques de la guerre. Dès lors, il n'est en quelque sorte de politique que dans le conflit, parce que c'est durant le conflit que les acteurs politiques se situent les uns par rapport aux autres, et, de cette manière, acquièrent une véritable identité politique. C'est le conflit qui est créateur d'identité car il impose que l'on se situe, que l'on se compte, que l'on assume dans les relations politiques de la sociabilité l'appartenance dont on se sent porteur. Ainsi, les rebelles du MPCI ont tenté de s'organiser et d'asseoir leur autorité sur le territoire dont ils étaient maîtres dans le Nord du pays. La ville de Bouaké (deuxième ville du pays avec 560000 habitants), est rapidement devenue un point avancé dans le dispositif de déstabilisation des institutions et des structures de l'Etat ivoirien. Bouaké apparaît comme la plaque tournante des activités des rebelles. Plus au Nord, la ville de Korhogo, capitale régionale, est devenue une zone de repli tactique pour la rébellion.

Cette domination du Nord du pays par les rebelles, entérinée de facto par la signature du cessez-le -feu conclu en octobre 2002 sous l'égide de la CEDEAO, a ébranlé l'intégrité de la Côte d'Ivoire: une ligne d'Ouest en Est coupe le pays en deux tandis que les mutins ont étendu leur zone d'influence, ralliant les populations. La présence des troupes françaises sur l'axe Bouaké-Yamoussokro-Abidjan a empêché les « rebelles » du MPCI de mettre en oeuvre leur plan de « descente sur Abidjan ». En outre, la partie frontalière ivoiro-libéro-guinéenne a été déstabilisée par l'ouverture du nouveau front dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire, par les « rebelles » du MPIGO et du MPJ. Les deux journaux montrent que cette zone est particulièrement sensible en raison de la porosité des frontières, des conflits larvés qui déchirent des Etats qui ont du mal à assurer pleinement leur souveraineté territoriale.

Par ailleurs, la spatialisation du conflit donne une représentation géographique des acteurs de la guerre par le lieu de leur origine ou par les lieux qui leur sont associés. En tant qu’événement réel, la guerre fait ainsi apparaître le réel du politique et de ses institutions et représente un moment originaire pour le contrat social fondateur de la sociabilité. En tant que représentation, la guerre fonde les identités, les appartenances et les engagements, dans une relation particulière à l’histoire, au territoire et à la vie politique. On pourrait, dire qu'à travers leur représentation de l'espace de la guerre, Le Monde et Libération analysent cet espace en montrant la façon dont il intervient dans le déroulement du conflit même, en en remodelant et en en restructurant les lieux et les territoires.

C'est parce qu'il existe une articulation entre le langage graphique et le discours géographique que ces différentes cartes publiées par les journaux constituent un outil de communication privilégié lorsqu'il s'agit de rendre compte de la dimension spatiale de la guerre. Cette sémiotique cartographique qui gouverne les cartes du Monde et de Libération joue conjointement sur les trois registres qui président à la production territoriale: la dénomination (ordre symbolique), la réification (ordre de la matérialité) et la structuration (ordre de la formation socio-culturelle) des lieux et de l'espace de la guerre. Sous ces différents aspects, cette sémiotique cartographique de la guerre telle qu'elle se donne en représentation dans les médias peut être considérée comme une médiation symbolique en mesure de préfigurer des stratégies de médiatisation de la spatialité de la guerre.