Chapitre 1 - La représentation photographique de la guerre

Militaires, commerciales ou idéologiques, les guerres se déroulent aujourd’hui dans le champ de la représentation. Un conflit armé est d’abord un dispositif scénique. Face à la réalité brutale et sanglante des conflits vécus au quotidien à travers les médias en particulier, notre regard s’affole ou s’endort. La vision même de la guerre semble banalisée par le flot d’images déversées. Notre vision du monde est de plus en plus façonnée par les images photographiques qui dominent l’espace public. Si grande est l’influence de l’image que l’on peut affirmer qu’elle joue un rôle primordial dans notre perception de la réalité : n’existe aujourd’hui que ce qui est authentifié, certifié, valorisé par la caméra, l’appareil photo. Hélène Puiseux, faisant un état de lieux de la représentation de la guerre soutient que : « la guerre, objet de représentations, contient son propre point à la fois lumineux et aveugle. (…) Comme tout problème insoluble et cependant vécu, pour être relativement supportée, à défaut d’être supportable, la guerre est mâchée, ruminée, en un mot médiatisée et les images sont une formes de ces médiations. » 226

Les guerres ont accumulé, sous toutes les formes, des milliers d’images, des fragments, des morceaux : récits épiques et leurs modèles, tapisserie, gravures, soldats filmés, trempés de pluie ou de sueur dans les champs de bataille, dans les tranchées. Tous ces morceaux, recollés, ne donnent jamais une vue complète au phénomène complexe de la guerre ni sa réalité vécue. Ce sont des « images de guerre », pour reprendre le mot de Jean-Luc Godard, ce sont des images, juste des images, non pas des images justes, et moins encore la guerre, la guerre elle-même.

Les images de guerre ont commencé à prendre leur forme il y a plusieurs siècles ; peu à peu, liées jointes à des changements dans la manière de penser, d’écrire et de faire la guerre, elles se sont mises à composer et à proposer des types de sensibilités.

Les progrès successifs de la reproduction des images, de leur transmission et donc de la capacité des journaux de montrer la guerre autant que de la raconter ont ainsi -depuis l’Iliade jusqu’à la photo- modifié la nature de l’information de guerre.

Devant la concomitance entre le développement des moyens techniques susceptibles d’aider à connaître le réel et la multiplication des guerres dans le siècle, l’on ne peut manquer de s’interroger sur la capacité de la photographie de rendre compte des conflits guerriers, de l’âpreté des combats, de la souffrance des victimes et de l’ampleur des destructions.

A l’époque de la Première Guerre mondiale, compte tenu de l’état de la technique photographique et de l’immaturité de la presse illustrée, l’iconographie diffusée représente une exploration des possibilités de l’information par l’image, beaucoup plus qu’une forme achevée du photojournalisme.

Au moment du déclenchement du second conflit mondial, au contraire, la grammaire du reportage illustré comme la disponibilité de matériels autorisant la prise de vue dans des conditions extrêmes sont acquis. La guerre de 1939-1945 peut être considérée comme le premier conflit majeur (mais aussi le dernier grand conflit « classique ») se déployant dans l’environnement d’une économie de l’information visuelle arrivée à maturité. La photographie y est un moyen irremplaçable de « voir » des fragments du réel – notamment de voir la guerre- et d’autres documents permettent de se représenter ce qui n’a pu être fixé sur la pellicule ou ce qui a été occulté, la face de la guerre qui n’a pu être vue. Dans la représentation de la guerre, la photographie est ainsi une révolution visuelle, quelles que soient les correspondances photographie/peinture et l’influence du regard pictural sur la prise de photographie.

Qu’il s’agisse de la Première Guerre mondiale, de la guerre de 1939-1945 ou de la guerre d’Espagne en 1936 en passant par la guerre de Sécession, de la guerre du Viêtnam ou plus près de nous, des guerres de Bosnie, du Kosovo, du Golfe, l’histoire des représentations de la guerre se fonde sur ce qu’a pu être la force symbolique de l’image et sur sa capacité à créer des références emblématiques, voire des mythes, et par conséquent, à nourrir la mémoire collective.

Réfléchir sur la guerre photographique, c’est alors, en soi une façon d’examiner comment l’image photographique donne à voir ses différents aspects ; l’analyse des principales figures de la guerre, de ses protagonistes, de ses diverses facettes et des empreintes laissées dans les chairs et dans les mémoires, telles qu’elles ont été fixées par l’image photographique.

La guerre est-elle véritablement un sujet de représentation ? Les photos de guerre font masse. Mais y voit-on ces guerres ? Les photos peuvent-elles relater un tel phénomène éclaté dans l’espace ?

Si l’image en temps de guerre, émanant des univers du photojournalisme reste présente dans la presse, alors dans ce cadre précis comment faire voir la réalité de la guerre ? A partir de cette analyse des photographies publiées dans les journaux, sur une période d'un an, que peut-on dire de l'utilisation des images pour figurer le conflit ivoirien. Viennent-elles en marge des textes, de façon autonomes, ont-elles une fonction d'illustration, ou encore, une fonction de symbolisation? Finalement quelle(s) guerre(s) fut (furent) montrée(s) à travers ces images?

Dominique Wolton soulignait que « hier, l’image a constitué une formidable médiation de la réalité et a, de ce point de vue, contribué à mieux l’appréhender. Aujourd’hui, l’omniprésence de l’image modifie le statut de cette médiation. Médiation devient trop synonyme de médiatisation » 227

Dans le cadre de la représentation photographique de la guerre ivoirienne, il s’agira à travers une analyse de l’image de « saisir ou de ne pas saisir la guerre ». Il s’agira également, dans le cadre de cette analyse de la guerre ivoirienne et son image, de chercher à comprendre comment s’opère –s’il y en a- la construction de nouvelles configurations, de nouveaux rapports et de nouveaux usages engendrés chez le spectateur, pour mieux nous comprendre nous-mêmes dans le début d’un siècle où les conflits se donnent davantage à voir. Une des questions à poser pour tenter de répondre à notre interrogation sur la représentation de la crise ivoirienne par les quotidiens Le Monde et Libération sera : « voir ou ne pas voir la guerre ? » Saisir l’instantané, c’est prendre des bribes et des miettes, et le photographe est obligé de donner un sens à « l’instant » pour qu’il exprime une « durée », une signification à la « partie » pour qu’elle donne une idée du « tout ». Dans la mesure où la photographie de guerre décline une véritable rhétorique de la synecdoque, il convient dans le cadre de l’analyse de la crise ivoirienne par les médias, de voir quelles représentations du conflit ont été déterminées par les images. Car l’image visuelle nous rend présent au monde, dans la mesure, entre autres, où elle est foncièrement dénotative (« qu’est-ce que c’est ? »), alors que le langage imagé reste orienté vers la connotation (« qu’est-ce que cela veut dire ? »).

Dans cette perspective, l’analyse de la représentation photographique de la crise ivoirienne par les quotidiens Le Monde et Libération, portera essentiellement sur la portée et sur la signification des images. Il s’agit en quelque sorte, de suivre l’idée de François Soulages dans Esthétique de la photographie : « l’acte photographique est dévoilement de la vérité grâce à la structure et aux faits vrais, car significatifs- porteurs de signification, voire de la Signification. Photographier, c’est dans un même instant et en une fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait. » 228

L’analyse s’articulera principalement sur un parcours thématique qui permet à travers une comparaison quantitative et qualitative de relever les principales orientations qui ont particulièrement marqué l’évolution de la représentation photographique de la guerre dans les deux quotidiens.

L’analyse des principales figures de la guerre, de ses protagonistes, de ses diverses facettes, sera complétée par des aspects classiques aux images de la guerre (la périphérie de la guerre, l’affrontement, la chair mutilée, la souffrance des civils, l’innommable, les morts, les traces de guerre).

Par leur caractère indiciel, les photographies fournissent un corpus complexe qui établit rapport à la guerre, à la fois testimonial, dans la part de la documentation, et interprétatif, dans la part de la représentation. L’éventail de ces photographies renseigne sur le rapport à la guerre entretenu par les photographes et, tout autant, leur rapport au média, comme moyen de représentation de cette guerre. Une conception de la guerre, une conception de la photographie, une conception de la guerre photographiée, émanent de ces documents.

Il apparaît ainsi, par exemple que le journal Libération, conformément à sa ligne éditoriale, accorde beaucoup plus d’importance à la photographie que le quotidien Le Monde. Ainsi bien qu’il ait intégré la photographie dans sa ligne éditoriale, il semble que la représentation iconique de la guerre dans Le Monde passe plus par le parcours linéaire de la lecture.

La mise en scène iconique de l'événement a une signification peut-être plus forte, encore, que celle de sa mise en scène linguistique, à la fois en raison de son instantanéité et en raison de l'évidence de sa specularité. L'image de l'événement le rend immédiatement lisible. A la différence de sa représentation linguistique, la représentation iconique de l'événement, ne passe pas par le parcours linéaire de la lecture, mais se donne à voir, et d'un seul coup. En ce sens, l'image montre la réalité de l'événement en montrant son immédiateté.

En dehors de cette différence quantitative, la mise en page des photos dans les deux médias est différente dans la mesure où, même les photographies illustrant le conflit, apparaissent sous divers formats. Il faut noter que généralement celles du quotidien Le Monde, sont très petites, (il utilise notamment la « photo d’identité » servant à illustrer les interviews des acteurs du conflit ou à faire leurs portraits). Ces deux caractéristiques du point de vue du format de l’image dans les médias, montre que le balisage iconique n’a pas la même importance ni ne s’effectue de la même manière dans chacun des ces journaux.

A la différence du Monde, dans Libération, nous remarquons que les figures de la guerre sautent directement aux yeux du lecteur avec le recours à de multiples photos de grand format. Une photographie de grand format occupant une certaine proportion de la surface de la page du journal attire plus le regard du lecteur qu’une photographie au format réduit. Cette taille de plan inclut de facto un contexte et une distance proxémique : la guerre est montrée dans le registre collectif, à la rigueur dans la dimension personnelle. Beaucoup plus rares, mais conformes à la tradition du portrait, quelques gros plans sont centrés sur des sujets qui se détachent sur des fonds décontextualisés, c’est-à-dire uniformes et indéfinissables.

Cela corrobore du reste, les propos de Jacques Aumont, selon qui « toute image a été produite pour prendre place dans un environnement, qui en détermine la vision. La taille de l’image est un élément fondamental pour déterminer le rapport que le spectateur va établir entre son propre espace et l’espace plastique de l’image » 229

La troisième constante caractéristique de ces photographies sur le conflit ivoirien est l’emploi du plan d’ensemble. Pas trop près, pas trop loin. Ce choix de taille de plan inclut systématiquement les protagonistes dans un milieu. Les photographies ne disloquent pas la scène, ne cherchent pas l’individu. A chaque fois, les personnes dans le champ deviennent représentatives d’une catégorie : les acteurs militaires, le combattant, les morts, les victimes civiles. Si construction dramatique il y a, elle est collective. Nous avons affaire, là, à une formule rhétorique très rare, l’image de la personne comme représente des dimensions collectives et non individuelles.

Du point de vue quantitatif, entre le 19 septembre 2002 et le 19 septembre 2003 soit une année de guerre, nous avons relevé dans Le Monde et Libération, respectivement 30 et 60 photographies illustrant divers thèmes de la guerre. Nous en analyserons celles qui nous semblent à même de faire figure de « prototype » porteur de sens dans la représentation photographique de la crise ivoirienne.

En ce qui concerne la représentation photographique sur un axe chronologique d’une année, le rapport entre quantité (nombre de photographies) et temps (mois de publication de la photographie), permet de relever une constante dans les deux médias. En effet, la représentation photographique du conflit s’effectue sur une courbe en quatre phases avec des pics et des chutes du nombre de photographies en fonction de l’actualité et de l’évolution de la guerre. Ce mouvement quaternaire de la représentation photographique se caractérise par une concentration du nombre de photographies sur la guerre autour de deux périodes.

Il s’agit principalement d’abord, des deux premiers mois de la guerre, en l’occurrence septembre et octobre 2002, qui correspondent à la nécessité pour les quotidiens de qualifier a priori les événements et d’en identifier les acteurs. Cette période regroupe à elle seule, 30 photographies dans les deux journaux sur un total de 90 photographies prises pendant la durée du conflit. L’ensemble des photographies de cette période montre en général des acteurs supposés être des mutins ou appartenir à la rébellion.

Entre novembre et décembre 2002, nous avons constaté une baisse notable du nombre de photographies représentant le conflit avec seulement 13 photos pour l’ensemble des deux médias.

Cette représentation photographique atteindra, en revanche, son point culminant aux mois de janvier et février 2003, avec 33 photos pour les deux journaux. L’importance de la représentation photographique pendant cette période, trouverait son explication d’abord, dans l’implication militaire de la France avec l’envoi de troupes et le processus de règlement du conflit à travers les accords de Marcoussis, ensuite dans les conséquences de cette implication au regard du nombre élevé de photographies ayant trait aux manifestations de rues voire aux émeutes contre la France (lieux symboliques : ambassade, écoles). Ici, la représentation photographique oppose dans un rapport binaire, « capitale », « deuxième ville du pays » selon que les photos publiées sont prises à Abidjan, fief des loyalistes ou à Bouaké, ville sous le contrôle de la rébellion. Les photographies publiées dans les journaux pendant cette période, et qui ont pour cadre la capitale ivoirienne, Abidjan, sont en rapport avec les négociations de Marcoussis, acceptées par le gouvernement ivoirien, mais rejetées par les partisans de Gbagbo à Abidjan d’où ces photos de scènes de manifestations ou d’émeutes. De même celles qui sont prises dans Bouaké « la capitale de la rébellion » (Le Monde 11 octobre 2002), montrent également des manifestations de soutien à la rébellion et de protestation contre les présidents ivoiriens et français.

Au-delà de cette période, la représentation photographique de la guerre ivoirienne reste certes toujours présente dans les quotidiens, mais elle est beaucoup moins importante. En effet, l’implication diplomatique et militaire de la France explique cette représentation photographique qui donne à voir les acteurs politiques français ou ivoiriens dans leur tentative de résolution du conflit. La baisse de la quantité de photographies au-delà de cette période coïncide avec l’enlisement du conflit et le gel sur le théâtre de la guerre, des positions des différents acteurs, en l’occurrence l’instauration d’une ligne de non-franchissement par les troupes françaises.

En accord avec Laurent Gervereau, « la question que nous devons nous poser n’est pas celle de savoir comment s’est déroulée la guerre, mais quelles figures l’ont transmise. » 230 Un classement thématique des 90 photographies les plus représentatives du conflit ivoirien permet l’identification des motifs représentés, au niveau le plus simplement descriptif, et le repérage de ce qu’on peut appeler une typologie de la guerre : les belligérants, le combat, les victimes, les ruines et destructions.

En fonction de ces constantes notées dans la représentation photographique de la guerre par les médias, nous avons dégagé quelques thèmes majeurs: les acteurs militaires (la figure du soldat, l’image du chef), les acteurs politiques, la périphérie de la guerre (préparatifs, attente, déplacements de troupe, manifestation, émeutes), la souffrance des civils (la figure de la mort, la fuite, les réfugiés), les traces de la guerre (destructions, saccages, désordres).

Notes
226.

PUISEUX (Hélène), (1997), Les figures de la guerre. Représentations et sensibilités 1839-1996, Paris, Gallimard, p.11

227.

WOLTON (Dominique), « Image, image, quand tu nous tiens… » In Hermès N° 13-14 Espaces publics en images. pp 9-13

228.

SOULAGES (François), (1998), Esthétique de la photographie. Editions Nathan, p. 32

229.

AUMONT (Jacques), (1999) (2ème édition), L’image, Nathan collection Cinéma, Paris, p. 174

230.

GERVEREAU (Laurent), (2000), Les images qui mentent, histoire du visuel au XX è siècle, Paris, Seuil, p.85