1-1 La représentation photographique des acteurs militaires.

La destruction de forces ennemies semble, parmi tous les enjeux de la guerre, celui qui domine toujours tout le reste. En ce sens, l’engagement des acteurs militaires en vue d’une décision finale par les armes montre le rôle qu’ils occupent dans la nature de la guerre. Ainsi, il va de soi que leur représentation photographique demeure prépondérante.

En effet, comme le souligne Clausewitz, « dans la guerre, il ne se passe rien qui ne soit dû aux forces militaires ; mais lorsqu’on a recours à la force militaire, c’est-à-dire à des hommes armés, l’idée de combat est nécessairement à la base de tout. » 231

La représentation photographique des acteurs militaires de la guerre ivoirienne par Libération et Le Monde permet de distinguer des photos montrant d’une part, des acteurs militaires officiels ou institutionnalisés à l’image des forces loyalistes ivoiriennes de la FANCI (forces armées ivoiriennes) et des troupes françaises de l’opération Licorne, d’autre part les acteurs non officiels tels les rebelles ou les supplétifs. Cependant, nous avons noté que du point de vue quantitatif, que ce soit dans Libération ou dans Le Monde, les photographies représentant les acteurs militaires de la rébellion sont beaucoup plus fréquentes qui montrent les forces loyalistes. Par ailleurs si les principaux acteurs de la crise ivoirienne, notamment les forces loyalistes et les rebelles, apparaissent dans la plupart des photos en posture d’action, celles qui montrent des soldats de l’opération Licorne, les situent souvent au niveau des « check point » ou des barrages comme une façon de symboliser leur mission d’interposition. Dans Le Monde, les deux photos qui représentent les soldats de l’armée ivoirienne, se résument exclusivement à ce que l’on pourrait qualifier de « trophées de guerre » Ces « trophées de guerre » sont symbolisés par une première photographie de George Gobet (AFP), prise deux jours après le déclenchement de la guerre, le 21 septembre 2002, qui montre des soldats ivoiriens en plan rapproché autour de quelques munitions, porteurs d’armes légères.

Cette vision rapprochée qui focalise l’image sur les cartouches qu’inspectent et manipulent ces soldats, semble jouer dans une certaine « rhétorique de la justification » dans la mesure où cette photographie, à l’instar des acteurs qui y sont visibles, donnent à voir au spectateur les moyens d’action des auteurs de la tentative de putsch du 19 septembre 2002.

La photographie joue à la fois sur l’identification et sur la culpabilisation, puisqu’un détail attire particulièrement l’attention du spectateur. En effet, à côte de ces « trophées de guerre», un autre soldat brandit un écusson qui porte le sigle « MPCI » que le journal décline sous l’appellation de « Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire ». Enfin la lecture combinée de l’image et de la légende qui définit le sigle comme étant « Mouvement Patriotique de la Côte d’Ivoire » permet au spectateur de mieux identifier les insurgés. Contrairement à la première photographie du Monde, la seconde photographie qui montre, non pas des munitions mais plutôt ceux à qui elles sont censées appartenir, est située chronologiquement à six mois d’intervalle, notamment le 28 février 2003. Ainsi, si dans la première photographie, les munitions dont se sont servis les assaillants lors de l’attaque du 19 septembre 2002 de d’objets, sont exposées à la vue du spectateur, dans celle-ci, ce sont des hommes ayant les yeux bandés encadrés par des soldats en armes.

L’angle de prise de vue et le plan d’ensemble choisis par Noël Quidu de l’agence Gamma, montrent un rapport de force entre les acteurs de l’image. La configuration de l’image montre au premier plan des soldats et leurs armes alors que le second plan donne à peine à voir les hommes aux yeux bandés, bien qu’ils soient plus nombreux que les soldats. Il se dégage de cette photo un rapport de force inégal entre ces deux groupes, perceptible dans la position des personnages, renforcé par la présence des armes et des bandeaux sur les yeux. Ici la supériorité des soldats sur les hommes aux yeux bandés met en scène dans l’espace une représentation de la force et du pouvoir symbolisés par la présence des armes.

S’il y a lien entre la première photographie du Monde et celle de Libération à propos de la représentation des acteurs militaires ivoiriens, ce lien se résume au fait qu’elles ont été réalisées par le même photographe Georges Gobet de l’agence AFP. La photographie du Monde est prise le 21 septembre 2002, et celle de Libération est prise la veille. (voir p.226) Cette image qui constitue la première représentation photographique de la guerre dans Libération, occupe les 2/3 de la page 10 du journal. Il s’agit ici d’un plan d’ensemble représentant des soldats en armes, notamment quatre militaires pointant leurs fusils sur trois personnes en tenue civile couchés à même le sol. Ce qui ressort fondamentalement de cette photographie, au premier jour du conflit, c’est ce rapport de force qui s’articule autour de la dialectique pouvoir vs impuissance ou injonction vs soumission.

En effet, il y a d’un côté, les militaires debout, reconnaissables à leurs tenues vestimentaires et leurs armes pointées sur les civils, comme symbole du pouvoir voire de la domination et de la dissuasion ; de l’autre ces trois personnes couchées à plat ventre au sol en signe de soumission et d’impuissance face à la menace des armes. D’ailleurs ce contraste entre les soldats et ces civils, qui montre des hommes debout et d’autres couchés, est accentué par l’angle de prise de vue choisie par Georges Gobet: l’image, prise en plongée renforce encore ce rapport de force en ce que les silhouettes des hommes en civil sont largement dominées par la stature verticale des soldats. (voir p.226)

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Photo Libération 21 sept. 2002 (p.226)
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Photo Le Monde 21 septembre 2002 (p.226)
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Photo Le Monde 28 Février 2003 (p.226)

Les soldats en armes regardent leurs victimes suivant un axe allant de haut en bas alors que celles-ci sont contraintes de lever la tête de bas en haut pour regarder leurs tortionnaires. D’ailleurs, cette opposition de la double posture (debout/couché et l’orientation des regards) des protagonistes, outre le rapport de force qu’elle établit, semble renforcée par le geste de l’un des soldats qui a posé son pied sur l’homme couché.

Mais, ici, la légende ne permet pas au spectateur de saisir la portée de l’image puisqu’il est obligé d’avoir recours à la chronologie des événements notamment à l’attaque d’Abidjan par des insurgés non identifiés, pour concevoir qu’il s’agit dans cette représentation, de soldats ivoiriens et d’un contrôle d’identité. L’autre photographie (Libération 9 décembre 2002) illustrant la représentation des soldats de l’armée ivoirienne, diffère de la précédente aussi par la posture du soldat que par le lieu qui lui sert de cadre. Ainsi dans cette image, le cadre n’est plus Abidjan, mais la présence d’arbustes et de broussailles en toile de fond, montre que la guerre se prolonge ailleurs. Cela est d’autant plus visible dans la photographie que l’image montre un soldat au bord d’une route, identifié par la légende comme appartenant aux forces loyalistes, devant d’une guérite composée de sacs de sable sur lesquels il a posé son fusil mitrailleur. Une photo de Libération du 30 septembre 2002 (voir p.228), permet aussi d’illustrer cette période d’inaction durant la guerre mais contrairement à la précédente photo qui montre un soldat des forces loyaliste, celle-ci montre deux hommes en position d’attente que la légende identifie comme « des soldats rebelles dans la ville de Bouaké ».

Ce qui se donne à voir dans ces images, c’est que la guerre ne se déroule pas dans un seul et même cadre mais sur plusieurs théâtres d’opérations. Par ailleurs, le temps de la guerre ne signifie pas une permanence de l’action : il comporte également des moments d’observation et d’attente comme semble le suggérer cette photographie. En effet, l’action guerrière se déroule de façon discontinue. En fonction des situations et des rapports de forces voire pour des raisons tactiques, le conflit peut connaître des moments de répit pendant lesquels les acteurs observent une suspension momentanée des hostilités.

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Photo Libération 9 Décembre 2002 (p.228)
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Photo Libération 30 septembre 2002 (p.228)

Si la représentation photographique des forces loyalistes a permis aux quotidiens Le Monde et Libération, selon des stratégies différentes, de montrer la complexité du phénomène de la guerre, les photographies de la rébellion ont en général pour cadre Bouaké « capitale de la rébellion » (Le Monde 11 octobre 2002) et montrent souvent les soldats rebelles isolés ou roulant en voiture comme pour symboliser une permanente quête d’espace, puisqu’ils contrôlent l’ensemble de la partie Nord du pays.

La représentation photographique de la rébellion, qui se décline sur le mode du mouvement et du déplacement, se retrouve particulièrement dans Le Monde, notamment avec la photographie de Christine Nesbitt de l’agence AP publiée le 29/30 septembre 2002 et celle de Georges Gobet du 15 avril 2003 (voir p.230). Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre photographie, ce qui retient le plus le regard du spectateur, ce ne sont point les hommes en armes qui y figurent mais plutôt les moyens de locomotion. En effet, même si les deux légendes abordent la même thématique de « soldats mutins en patrouille dans Bouaké », les caractéristiques des voitures suffisent à elles seules à montrer le caractère non officiel de la rébellion. Dans cette photographie qui focalise le regard du spectateur sur les voitures, s’effectue une identification par la synecdoque, dans la mesure où c’est le contenant (les voitures) qui sert à définir et à identifier le contenu (les mutins). Ici les photos montrent les voitures dépourvues de leurs portières et laissent entrevoir leurs occupants avec des accoutrements hétéroclites qui témoignent du même registre de l’informel. C’est dans ce processus d’identification par l’image que s’inscrit une autre photographie du Monde, réalisée le 11 octobre 2002 par Noël Quidu (Gamma) (voir p.230). De prime abord, la mise en page de la photo dans la surface qu’elle occupe, détermine une sorte d’identification des auteurs de la tentative de putsch du 19 septembre 2002. Nous constatons que les photographies traitant de la crise ivoirienne dans Le Monde, sont souvent de taille réduite. Cependant, parmi l’ensemble de 30 photographies que ce journal a publiées durant le traitement médiatique de la guerre, celle-ci (11 octobre 2002) demeure de loin la plus grande, puisqu’elle occupe les 2/3 de la page du journal et elle est encadrée par le titre « Côte d’Ivoire : le visage de la rébellion » qui sert de légende. Il s’agit là, d’une stratégie de mise en scène visuelle qui joue à la fois sur la typographie et sur l’image comme une façon de lever le voile sur l’identité de ces hommes et en jouant sur l’aspect analogique de la photographie par le « faire voir ».

L’image montre, à travers un plan d’ensemble, des hommes en tenue militaire tenant leur fusil et marchent sur un grand boulevard, dont on apprécie la longueur par la profondeur du champ derrière ces hommes pris de face.

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Photo Le Monde 29/30 septembre 2002 (p.230)
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Photo Le Monde 15 Avril 2003 (p.230)
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Photo Le Monde 11 Octobre 2002 (p.230)

Le seul trait commun à tous ces hommes, demeure le fait que chacun d’eux tient une arme avec une allure de marche qui préfigure le mouvement, voire l’action. Cette similitude des armes de combat qui donne à voir des kalachnikovs s’oppose à l’aspect vestimentaire hétéroclite puisque ces hommes arborent des tenues différentes et ont des accessoires (bérets, casques, couteaux, gourdes) de formes et de tailles variables les uns par rapport aux autres.

Ces différences dénotent une singularité de la rébellion, qui à travers l’aspect informel de ses troupes, se façonne une image peu homogène comme un moyen de reconnaissance établi à dessein pour le spectateur. L’identification de la rébellion par l’image, à l’instar du Monde se retrouve également dans une photo de Libération.

Dès le 30 septembre 2002, Libération publie une photographie à la Une. Cette mise en page dont le premier effet est idéologique tient également à sa ligne éditoriale. Une telle mise en page instaure entre le journal et ses lecteurs un contrat de lecture dans lequel la photo joue un rôle de premier plan dans la mesure où les images renforcent l’illustration des articles. Cela est d’autant plus vrai qu’elle suggère un mode de lecture car, comme le soulignent Jamet et Jeannet, « la mise en page participe de l’élaboration du sens » 232 . L’originalité de la mise en page dans Libération réside dans l’usage de la photographie, voire dans le mode de traitement photographique de l’actualité. En effet, la « Une » de ce journal présente deux caractères très nets : la limitation drastique des contenus, limités à peu près à un titre et à une photographie ; ce qui s’affiche ici, c’est un « événement » et un seul, qui constitue l’événement ou le jugement d’un jour. La seconde caractéristique est que cette page, à l’instar d’un écran, donne plus à voir qu’à lire. Du reste, la photo est une composante déterminante de l’identité de Libération. Le journal est très au fait de l’intérêt éditorial de la photographie : « l’image sert, dans le meilleur des cas, de support au discours militant. Les images sont un mode d’écriture et la photographie devient une composante essentielle du visuel, et tout est fait pour la mettre en valeur » 233 Cette importance du visuel sur laquelle fonctionne la « Une » du quotidien transparaît en l’occurrence dans cette photo (voir p.232).

L’image montre au premier plan, un soldat avec le sourire qui s’agrippe d’une main au rebord de la voiture, alors que de l’autre, il forme le « V », signe de la victoire. Au second plan, d’autres soldats sont visibles dont l’un tient le canon d’une arme orientée vers le ciel.

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Photo Libération 30 septembre 2002 (p.232)

Cependant, ce qui caractérise cette photographie, c’est l’absence d’indices et de signes aussi bien, dans la tenue vestimentaire de ces soldats que dans la voiture, qui dévoilent leur identité ou de leur affiliation à un quelconque acteur du conflit.

Il ressort de cette image une sorte de « d’indifférenciation visuelle » d’ailleurs perceptible au niveau du titre qui illustre cette « Une » « Côte d’Ivoire. Les mystères d’une mutinerie » (Libération 30 septembre 2002). Une telle stratégie énonciative montre que le journal joue à la fois sur l’implicite qui s’articule autour de l’image et sur le titre qui l’accompagne pour lui servir de légende. Cet effet d’annonce visuel de la « Une » demeure ainsi une invitation adressée au spectateur dans l’identification de ces hommes.

Cela est d’autant plus vraisemblable que le quotidien accompagne cette photo de la « Une » d’une autre à la deuxième page, qui montre à travers un plan rapproché deux hommes tenant chacun une arme.

Contrairement à la photo de la « Une » qui était prise dans un plan de demi ensemble, celle-ci en étant rapprochée permet au photographe de visualiser le visage de ces hommes, comme une manière d’établir une identification par les traits de la figure. Néanmoins, ici l’identification qui permet de lever le « mystère » sur les auteurs de la mutinerie, ne peut s’opérer par l’image bien qu’un pareil plan rapproché focalise le regard sur le visage de ces hommes. En fait, loin de permettre au spectateur d’y déceler une quelconque identification, au contraire ces visages sont figés et ne laissent filtrer qu’une impression de crispation et de tension qu’illustrent ces doigts appuyés contre les gâchettes, signe d’une vigilance face à l’imminence du combat. Cette photographie aborde d’ailleurs la même thématique de la tension et de la crispation que celle des 16/17 novembre 2002 (voir p.234), réalisée par Christine Nesbitt. Ici également, l’image photographique donne à voir en plan rapproché trois hommes tenant des fusils d’assaut et assis sur la banquette d’une voiture. L’angle de prise de vue à niveau oriente le regard du spectateur sur leurs visages crispés qui ne laissent échapper aucune émotion. Cette crispation du visage est d’ailleurs accentuée par un assombrissement dû aux lunettes noires fumées, comme une façon de rester dans l’anonymat et d’éviter toute identification.

Au-delà des photographies qui ont trait à l’identification, une seconde série de photos, montrent, cette fois-ci, le quotidien des mutins après la conquête de la moitié du Nord du pays.

D’ailleurs, comme pour mimer une certaine logique de la guerre qui exalte « le culte du héros », voire le sens du « travail bien fait » après une mission à haut risque bien accomplie, une photographie, de l’agence AFP datée du 2 octobre 2002 (voir p.234), rend compte des moments de répit sur le théâtre de la guerre. La photo prise en plongée donne à voir deux hommes, l’un couché sur le dos torse nu sur une natte, tandis que l’autre tient une arme à la main gauche et montre la garde : cela témoigne des contraintes de la guerre, période pendant laquelle, il est nécessaire en tout lieu et à tout instant de veiller sur ses gardes. Cette exigence de la vigilance en période de guerre est d’autant plus nécessaire que « la situation exacte dans laquelle on se trouve à chaque instant est mal connue, et celle de l’ennemi ne se laisse deviner qu’à travers le voile de certaines conjectures. » 234 Une telle image semble à elle seule exprimer une dialectique de la tension et du repos, qui peut être considérée comme une loi dynamique de la guerre puisque, « l’arrêt et l’inaction sont de toute évidence l’état normal de l’armée en guerre, et que l’action est une chose exceptionnelle » 235 .

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Photo Libération 16 /17 nov. 2002 (p.234)
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Photo Libération 2 Octobre 2002 (p.234)

Au regard de la position de la sentinelle, dont on ne voit pas le visage car il montre son dos à l’objectif du photographe, il convient de dire que la prise en plongée bien qu’elle réduise la visibilité du soldat couché, permet une focalisation du regard sur celui-ci. En effet, la position horizontale du soldat couché sur la natte contraste avec les pieux verticaux qui soutiennent la charpente de l’abri qui les abrite. D’ailleurs, cette opposition entre les objets (pieux verticaux) et le corps (horizontal), figure une double immobilité perceptible traduite dans la légende « instant de repos dans la base de Bouaké ». Les images publicitaires de boissons alcooliques « Castel Beer », « Flag » collées aux murs, tout juste au-dessus du soldat au repos, jouent sur l’ambivalence entre le repos mérité du guerrier et celui de l’ivrogne en train de cuver sa bière. Il convient de dire qu’une telle figuration du soldat montre que l’activité guerrière ne se résume pas aux combats ; elle permet également de percevoir une succession de gestes assez banals, loin derrière la ligne de feu. En ne cadrant que le hors champ de la guerre, la photographie dédramatise, rend ses acteurs plus familiers. Ici cette dédramatisation de la guerre est renforcée par l’exotisme du décor dont la mise en scène atténue la dimension épique.

La représentation photographique des rebelles, montre aussi leur quotidien dans la ville assiégée de Bouaké. Cette mise en scène du quotidien dans la zone contrôlée par les mutins prouve par des images qu’il y a une tentative, de la part de la rébellion d’instaurer l’ordre et la sécurité des biens et des personnes.

Le rapport de forces établi par la rébellion est illustré des images d’Eric Gaillard, (Libération du 21 octobre 2002) qui accompagnent un article sur « les dessous du chaos en Côte d’Ivoire » au sein de la rubrique « Grand Angle » (voir p.237)

Nous avons une première photographie à la page 14 du journal qui montre de dos un homme torse nu assis à même le sol, les mains menottées dans le dos ; en face de lui d’autres hommes, cette fois-ci en tenue militaire, sont assis derrière une table qui leur sert de poste de garde. Dans cette photographie, se dégage d’ores et déjà un rapport de force, par la position qu’occupent les différents protagonistes dans l’espace de la représentation.

Une telle mise en scène de la photographie construit un rapport de force entre les acteurs de l’image. En l’espèce, la supériorité des soldats par rapports à l’homme menottée met en scène dans l’espace une représentation de la force et du pouvoir.

La deuxième photographie développe aussi la thématique de la sécurité et de la justice en zone rebelle. Il s’agit d’une photographie en gros plan sur le visage d’un homme au regard inquiet et apeuré devant la présence de deux soldats qui semblent l’interroger. Mais ce regard horrifié que laisse transparaître le visage de cet homme aux mains des rebelles s’explique par le fait que l’un d’eux, pointe un revolver sur sa tête en guise de menace. Cette représentation de la répression incarnée par le soldat, s’illustre par cette arme qu’il brandit en direction de sa victime comme une façon de mimer une exécution. Dans cette photo, l’insoutenable provient de la perversion des rituels qu’elle démasque. Un des protagonistes est en costume civil alors que l’autre est en uniforme : le geste est meurtrier. Rien à voir ici avec le mythe du combat loyal entre guerriers. De plus, la victime n’exprimant pas de résignation, rien de pathétique ne ressort de l’image. Cette photographie rappelle d’ailleurs celle d’Edward Adams de l’agence Associated Press, prise à Saïgon en 1968 lors de la guerre du Viêt-nam et qui montre un Viêt-min abattant un Viêt-cong à bout portant.

La mise en scène de ces deux photographies qui abordent apparemment la même thématique de la répression, incite le lecteur à effectuer une comparaison. En effet, il y a une similitude entre ces deux photographies, malgré la différence de la position de ces deux hommes. Si le premier homme est de dos avec des mains menottées, montre une certaine passivité en face des soldats, le second quant à lui, a un regard angoissé par des représailles. Toutefois, le lien entre ces deux images demeure une double représentation de la force et du pouvoir.

La différence de statut entre ces deux hommes sous l’emprise des mutins est compréhensible grâce à la légende puisque le premier est identifié comme un voleur alors que le second est un combattant des forces loyalistes qui était pris en otage. Ce sont là, deux images qui à travers une narration visuelle permettent de voir la fonction que se donnent les rebelles ; d’une part, ils se donnent une fonction de justiciers, qui s’apparente à la volonté d’instaurer voire de perpétuer le fonctionnement des règles qui régissent la vie quotidienne, d’autre part, ils se livrent à l’arbitraire de la violence comme pour rappeler à leurs victimes l’état de guerre. En définitive, cette ambivalence entre une action positive de justicier dans la première photographie montre que la violence de la guerre imprègne aussi les actes soi-disant institutionnels de la vie quotidienne et une action violente, représentative de ce revolver menaçant sur la tête de l’otage loyaliste, conduit forcément à la conclusion que «  la guerre est un acte de violence et il n’y pas de limite à la manifestation de cette violence » 236 .

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Photos Libération 21 Octobre 2002 (p.237)

Dans le même ordre thématique de la rébellion qui contrôle la zone Nord de la Côte d’Ivoire, s’inscrit cette autre photographie prise le 15 janvier 2003 par Tim Hetherington, qui montre en contre-plongée un soldat mutin tenant un pistolet entre les mains et dont le regard semble indiquer qu’il menace une personne se situant dans le hors champ de l’image.

Il y a une focalisation de l’action vers un seul et même endroit puisque celle-ci canalise les regards de la foule accroupie et entourant le soldat. Au-delà de la mise en spectacle d’une scène violence, l’angle de prise de vue détermine un rapport de force entre les acteurs de l’image (soldat en arme)/ (foule accroupie) dans la mesure où, celle-ci a pour effet d’agrandir l’image du soldat par rapport aux dimensions à la foule.

La représentation photographique de la rébellion en pleine action de guerre se retrouve dans une seule photo (Libération 14 février 2003), qui montre une scène de combat en train de se dérouler.(voir p.240)

Cette image donne à voir un homme au pas de course, la tête ceinte d’un bandeau, torse nu et tenant un lance-roquettes. Une telle posture qui montre ce soldat rebelle en plein combat, incite le spectateur à imaginer ce qui passe dans le hors champ comme un prolongement de cette action. Ici la photo fixe le regard du spectateur sur une figure de la guerre qui va du champ de bataille à l’individu combattant. La bataille sert comme toute figure, à voiler ce qu’elle est censée représenter et, dans le même temps à protéger, en fixant l’imaginaire. Il va sans dire que cette image développe le thème de « l’ennemi invisible », du moins pour le spectateur. Ainsi, cette figure de « l’homme d’en face », est ici suggérée plutôt que montrée.

Cette photographie relative au combat, transporte le spectateur sur le lieu de la guerre, la vie des corps en mouvement. Le lecteur est bien spectateur de la guerre, autorisé à des incursions sur le champ de bataille par l’entremise de l’image photographique. Ainsi, grâce à l’utilisation de la temporalité irréelle inhérente aux photographies, Libération parvient à recréer, dans une certaine mesure, l’illusion du combat, mais surtout du « temps T». Selon Frédéric Lambert,

« la photographie de presse s’empare avec frénésie de tout ce qui bouge, surtout si ce mouvement annonce la mort. Gênée par sa permanence, elle enregistre sans sommation le geste en train de s’accomplir. Elle se veut le « pendant » du réel quand il se réalise. » 237

Cette même adéquation entre l’acte photographique et l’action est soulignée par François Soulages : « Chaque photographie [est] prise en galopant à la même allure que l’événement, cette correspondance temporelle est la condition nécessaire de toute bonne photo. L’événement central au travail photographique est la fraction de seconde pendant laquelle se produit la collision entre d’une part le flux de la réalité et, d’autre part, l’expérience du photographe. » 238

La représentation photographique de la rébellion, c’est enfin la figure du chef. La représentation du chef de guerre a, de tout temps, été le reflet de sa place dans les opérations. De l’Antiquité aux Temps modernes, le chef militaire a généralement été représenté en train de combattre, au milieu ou à la tête de ses troupes avec une épée ou un arc, exposant ainsi sa vie aux coups de ses adversaires ou bien entraînant ses hommes dans la mêlée, dans tous les cas, montrant l’exemple.

Néanmoins, la figure du chef telle qu’elle se présente dans Le Monde et dans Libération est bien différente car le chef est représenté en train de penser, d’observer et le plus le souvent en train de s’entretenir avec ses soldats.

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Photo Libération 15 Janvier 2003 (p.240)
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Photo Libération 14 Février 2003 (p.240)

C’est le cas notamment de deux photographies de Georges Gobet, qui représentent un des chefs de la rébellion, en l’occurrence Tuo Fozié, et montrent la place qu’il occupe dans les opérations. La première photo du 5 octobre 2002, prise dans un plan rapproché montre l’image de celui qui est désigné comme étant l’un des leaders des mutins « l’adjudant Tuo Fozié ». (voir p.242)

D’ailleurs, l’image établit cette supériorité hiérarchique dans l’ordre militaire, puisque Tuo Fozié, bien qu’excentré au sein de l’image, se trouve dans le champ de cadrage du photographe à qui il fait face, contrairement aux soldats qui l’entourent, présentés de profil. Au-delà de cette différence hiérarchique entre le chef de guerre et ses hommes de troupes, cette image exprime du rôle de celui-ci, à l’image de la résolution et surtout de l’organisation. Sa présence est nécessaire à l’arrière, soit pour coordonner son équipe et prendre des décisions en fonction de l’évolution de la situation, soit pour se montrer en de nombreux points pour soutenir le moral des soldats. Cela est d’autant plus vrai que l’atrocité du phénomène de la guerre et les souffrances des soldats nécessitent la présence du chef à leur côté.

C’est dans la même perspective que se situe également la seconde photographie du 20 octobre 2002, dans laquelle il est photographié en plan rapproché, entouré de ses hommes. Contrairement, à la photographie précédente, dans laquelle la supériorité hiérarchique du chef militaire est mise en relief par l’angle de prise de vue, dans celle-ci, cette distinction en le chef et ses hommes, est exprimée par le vêtement. (voir p.242)

En effet, si le chef est habillé en civil, ses hommes sont en tenue militaire comme montrer que la hiérarchie planifie la stratégie de la guerre alors que les soldats ont pour principale mission de combattre. Par ailleurs, cette opposition entre vêtements civils et militaires montre que le chef échappe à l’ordre commun de l’armée et se trouve ainsi proche du pouvoir. Dès lors, le chef de guerre n’adopte plus une pose de guerrier ; en revanche, il devient le représentant d’un pouvoir guerrier subordonné au politique et assure en quelque sorte l’interface entre ce dernier et les soldats.

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Photo Le Monde 5 Octobre 2002 (p.242)
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Photo Libération 20 Octobre 2002 (p.242)

Notes
231.

CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre. op. cit., p. 77

232.

JAMET (Claude) et JANNET (Anne-Marie), (1999), La mise en scène de l’information. Paris, L’Harmattan,

p. 34

233.

GUISNEL (Jean), (1999), Libération . La biographie, Paris, La Découverte, p. 235

234.

CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre, op. cit., p. 229

235.

Ibid., p. 228

236.

CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre, op. cit., p.53

237.

LAMBERT (Frédéric), (1986), Mythographies. La photographie de presse et ses légendes. Paris, Edilig, p.64

238.

SOULAGES (François), Esthétique de la photographie, op. cit., p.35