Notre vision de la guerre identifie presque toujours le lieu du conflit aux champs de bataille ou aux théâtres d’opération et nous oublions les images des souffrances (soumission, résistance, peur, angoisse, chagrin, deuil) subies par les populations civiles, qui soumission, résistance, peur, angoisse, chagrin, deuil, font désormais partie intégrante de la réalité quotidienne de la situation de guerre.
Selon Guerrin, « c’est par temps de guerre que le photojournalisme a produit ses images historiques, faisant apparaître par-là même ce fameux mythe du reporter. Ces images restent gravées dans nos mémoires : la douleur est photogénique. » 241 La mort demeure au cœur de la guerre.
La mort que, dès 1915, Freud propose de réintégrer au cœur de la vie 242 s’est déjà installée au cœur des images, comme pour rappeler que la guerre tue. Cette découverte freudienne est pratiquement contemporaine de la Première Guerre mondiale et, de ce fait, elle a eu une sensibilité à la guerre et à la mort liée à la guerre : « La guerre à laquelle nous ne voulions pas croire éclata et fut pour nous une source de déceptions. Elle n’est pas seulement plus sanglante et plus meurtrière qu’aucune des guerres du passé, à cause des terribles perfectionnements apportés aux armes d’attaque et de défense, mais elle est aussi, sinon plus, cruelle, acharnée, impitoyable que n’importe laquelle d’entre elles. » 243 Ainsi, du fait de l’accumulation des morts en situation de guerre, il n’y a pas d’occultation possible de la mort par conséquent, « il n’est plus possible de nier la mort ; on est obligé d’y croire. Les hommes meurent réellement, non plus un à un, mais par masse, par dizaine de mille le même jour. » 244 En ce sens, la photographie entretient un rapport à la mort car elle peut apparaître comme un défi à la mort dans la mesure où elle arrête un instant qui reste immobile, figé pour toujours comme quelque chose d’éternel. Barthes montre un rapport entre la photographie et l’histoire de Théâtre avec le culte des Morts « la photo est (…) la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts » 245
Dans les journaux, les photos de souffrance et de mort sont organisées en deux séries.
La première série, comprend des images susceptibles d’attirer l’attention du lecteur : Les journaux travaillent dans le sens d’une familiarisation de la guerre, les photos représentant la mort, collées à l’actualité, donne au lecteur une impression de contact avec le théâtre de guerre. Dans une analyse des images des récits de guerre, le sociologue Daniel Dayan soutient : « Ces images manifestent des actes du regard. Ce sont des actes de monstration. Montrer un incident, c’est manifester sa gravité (le juger), c’est dire son importance (l’évaluer), c’est construire sa définition (accident, acte de guerre), et c’est aussi construire la persona du spectateur. » 246 L’accent mis sur le quotidien des populations civiles et les dangers de la guerre ajoute à cette familiarité.
La deuxième série de photographies, montre le sort des populations livrées à elles-mêmes dans un pays qui a basculé dans la violence et qui se retrouvent sur les chemins de l’exode et de la fuite. Toutes ces photos s’expriment au présent immédiat, au temps de l’instantanéité pure : souvent en plan demi-ensemble (situe un ou plusieurs personnes pris pour sujet dans un décor qui s’efface à leur profit), elles capturent aussi le mouvement des réfugiés constitués de femmes, d’enfants et d’hommes, portant de lourds fardeaux vers les chemins de l’exode. Ces photographies cadrent une situation d’ensemble de populations civiles livrées à la violence de la guerre. C’est un tout, qui invite d’autant plus fortement le lecteur à mieux appréhender le « tragique » de la situation des populations ivoiriennes, puisque cette représentation photographique de la guerre telle qu’elle est vécue par les populations civiles, illustre le pouvoir des images atroces qui nous hantent. « Même si elles ne sont pas des emblèmes, qui ne peuvent rendre compte de toute la réalité à laquelle elles renvoient, elles n’en accomplissent pas moins une fonction vitale. Les images disent « voici ce que les humains sont capables de faire, voici ce pour quoi ils peuvent se porter volontaires, avec enthousiasme, sûrs de leur bon droit. N’oubliez pas » 247 .
La souffrance et la mort attirent ; ce sont des valeurs journalistiques sûres. On meurt et on souffre beaucoup dans la presse et les médias en général. Cette ostentation va de pair avec la conspiration du silence qui entoure la mort dans la vie de tous les jours où elle est cachée, refoulée, escamotée.
Dans la représentation photographique de la guerre ivoirienne, l’image de la mort et de la souffrance est partout présente, en ce sens qu’elle montre ce qu’il y a de plus universel dans la guerre, l’absurde, l’horreur.
En ce qui concerne la représentation photographique de la mort, il se dégage, du point de vue quantitatif une différence significative entre Le Monde et Libération. En effet, sur l’ensemble de la couverture médiatique de la crise ivoirienne, nous n’avons dans le journal Le Monde qu’une seule photographie traitant du thème de la mort, alors qu’on en a dénombré une dizaine dans Libération. Une telle différence dénote d’un trait caractéristique essentiel de la ligne éditoriale de Libération dans son rapport à l’image car la représentation qu’en fait le journal réside dans une surcharge émotionnelle.
En ce sens, une des raisons de la photographie est de témoigner, grâce à son fonctionnement analogique, que l’extraordinaire est là « car il y a dans toute photographie, l’évidence stupéfiante du : cela s’est passé ainsi : nous possédons alors, un miracle précieux, une réalité dont nous sommes à l’abri. » 248 De cette pratique photographique de Libération, il se dégage une constante : la variété d’images porteuses d’une certaine charge émotionnelle voire compassionnelle.
Le journal accorde une grande confiance à la photographie et amplifie sa fonction informative par la spectacularisation de sa première page que viennent renforcer les pages intérieures avec des photos, soit complémentaires soit tautologiques. Cette spectacularisation est fondée sur un dispositif d’exposition, les choix stylistiques et esthétiques.
Le journal signifie son engagement par la mise en scène qui propose une vision plus implicante sur la guerre, vision favorisée par la taille de l’image. Cette propension pour l’image montre que : « le sang des autres qui coule dans les pages du journal fascine. La violence de certaines images joue le rôle de catharsis, de purgation des passions, dont chaque société a besoin. Témoigner… et faire voir les dangers pour les prévenir. » 249
Dans Le Monde, la seule photographie du corpus traitant de la mort est publiée les 22/23 septembre 2002, c’est-à-dire au lendemain du déclenchement de la guerre. Cette logique de la représentation photographique de la mort inhérente à la violence d’un phénomène tel que la guerre qui consiste dans Le Monde à occulter le macabre et le morbide, apparaît comme une façon pour le média d’ « esthétiser la guerre » en cherchant à ménager avant tout la sensibilité de l’opinion publique (voir p.251).
Or selon Jean-philippe Uzel, la « guerre esthétisée » en faisant oublier la guerre réelle, nous dit que la guerre « propre » sans victimes, puisque les armements sont désormais « intelligents ».
Il s’agit ici pour Le Monde une sorte d’esthétique de la guerre qui n’est, en fin de compte, qu’une « esthétique de la disparition » 250 . En effet, comme le souligne Jean-Philippe Uzel : « rendre belle la guerre, c’est vouloir oublier la réalité terrifiante de la guerre, c’est vouloir oublier sa dimension sublime, sa dimension irreprésentable. » 251 Non seulement le signe de la guerre occulte la réalité de la guerre mais, il disparaît à son tour. La réalité macabre de la guerre s’évanouie du point de vue esthétique, c’est-à-dire du point de vue du spectateur. La guerre se fera désormais, en intégrant le point de vue du spectateur.
Cette « esthétisation » de la guerre n’est d’ailleurs pas inhérente au Monde. Il vrai qu’avant le conflit ivoirien, la couverture par la presse d’autres conflits tels la guerre du Viêt-nam (1964-1973), de la guerre des Malouines (1982) ou de la guerre du Golfe (1991) nous montrent que les médias ont considérablement aseptisé la réalité du terrain, la true horror war. Nous comprenons que lorsque Kant affirme que « la guerre a quelque chose de sublime »
252
, il cherche à montrer que ce sublime peut être justement ce que nous ne pouvons pas nous représenter, c’est l’irreprésentable. En affirmant que la guerre éveille en nous le sentiment esthétique du sublime, il met au jour un paradoxe fondamental concernant l’esthétique de la guerre. La guerre moderne se met en spectacle alors qu’elle est par définition un événement qui échappe à la représentation. La guerre est omniprésente, mais certaines réalités morbides apparaissent dans une vision euphémisée, d’où le fossé qui existe entre la réalité de la guerre et sa représentation.
Cette photographie de l’agence AFP (voir p.251), montre en plongée, le corps du général Rober Gueï baignant dans le sang, couché sur des feuillages dans une position dorsale et les bras écartés. Si cette position inerte implique l’idée de mort, ce qui attire le plus le regard du spectateur, c’est le décalage entre l’image de la dépouille de cet homme gisant par terre portant un tee-shirt « Adidas », avec un trou béant dans la tête et la légende rapportée de la version officielle sur sa mort, laquelle stipule que « le Général aurait trouvé la mort alors qu’il se rendait à la télévision pour se proclamer chef d’Etat.»
Cette image met également en relief le contraste entre l’apparence vestimentaire du général Gueï, vêtu d’un tee-shirt « Adidas », qui lui donne l’allure d’un sportif et l’exigence protocolaire voire institutionnelle qu’exige une proclamation officielle à la télévision.
Parallèlement au Monde, nous retrouvons cette même photographie de l’agence AFP dans Libération le 21/22 septembre 2002, et le titre de l’article, « Traque aux mutins en Côte d’ivoire », qui surplombe l’image amène implicitement le lecteur à opérer une relation entre les événements et la mort du général qui l’illustre. Cette mise en relation entre les deux faits est d’ailleurs reprise dans la légende, qui à l’instar de celle du Monde s’effectue avec une certaine distance « le cadavre du Général Gueï, l’ex-chef de la junte tué jeudi et présenté comme l’auteur de la tentative de putsch. »
Le journal Le Monde semble prôner une occultation du morbide et de l’insoutenable et la présence de cette photographie s’explique par le fait que le Général Gueï a joué un rôle politique en prenant le pouvoir lors du coup d’Etat du 24 décembre 1999.
Dans Libération, les autres photographies relatives à la violence subie pendant le conflit au point de finir par la mort, se situent entre les mois d’octobre 2002 et janvier 2003, et correspondent à la tentative de progression de la rébellion vers le Sud du pays alors que les forces loyalistes tentaient de reconquérir les villes du Nord aux mains des mutins.
La première représentation photographique caractéristique de cette représentation de la mort, est celle de Georges Gobet publiée dans le journal le 9 octobre 2002 (voir p.255). Elle occupe la moitié de la page 12 du quotidien et le plan général effectué par le photographe offre une vue panoramique sur une grande avenue déserte sans aucune présence humaine, expression implicite du vide que peut susciter la violence. Toutefois, cette expression du néant comme symbole du pouvoir destructeur de la guerre, est amplifiée par la présence dérisoire d’un chien devant un tas d’immondices, de débris de pierres, morceaux de bois calcinés et un tas de cendre dont la légende identifie comme « trois corps carbonisés non identifiables ». Ce rapport de la bestialité à l’humain permet à Libération de montrer par le biais de l’indicible et du morbide, le caractère violent et destructeur de la guerre.
L’exposé des cruautés de la guerre frappe la sensibilité du spectateur. La formule expressive de la légende sous l’image commente l’innommable. Alors que la photographie, comme toute image, invite au regard, la légende, souligne la tonalité douloureuse de celle-ci.
Au demeurant, cette photographie, au-delà de l’émotion voire du dégoût qu’elle peut susciter, interpelle la conscience du spectateur sur la bestialité qui s’attache à la guerre, celle d’une violence aveugle qui ignore toute humanité puisque hormis la mutilation de la chair, les corps disparaissent et que les cadavres jonchent les rues.
Régis Debray souligne à ce propos que : « quand on ne trouve pas de mots pour dire l’indicible, reste l’image toute sèche. C’est un fait que les principales guerres civiles de notre époque ont été mieux photographiées qu’analysées. » 253
Il y a dans le cas précis de cette image morbide une sorte d’animalisation de l’homme qui en recourant à une telle violence, va jusqu’à perdre son humanité.
Par ailleurs, quand la représentation photographique de la mort accompagne l’image d’une certaine humanité, celle-ci relève quelque part de l’indifférence voire de la banalisation comme si l’accumulation visible de la mort en situation de guerre, lui enlevait tout son caractère tragique.
C’est le cas de cette photographie de Christine Nesbitt publiée dans Libération le 23 décembre 2002 (voir p.255) après des combats entre les forces loyalistes et les troupes rebelles. Il s’agit d’un plan de demi-ensemble qui donne à voir au spectateur, deux cadavres le long d’une rue. Si l’un est allongé de dos, le visage orienté vers le ciel, en revanche, le deuxième cadavre est renversé, face contre terre. Entre ces deux cadavres, un homme passe à vélo pris de profil, le regard détourné et absent comme pour ignorer la réalité macabre qui l’entoure. Cette photo ressemble à une autre publiée dans le même quotidien le 27 février 2003 et qui montre un masse indistincte que seule la légende permet d’identifier comme « un cadavre en partie calciné devant une caserne ». Ici, ce qui focalise plus le regard, c’est plutôt l’enseigne au second plan écrit sur un pan de mur. C’est donc la confrontation de deux scènes ; d’une part, la présence d’une caserne expression de la sécurité et de la protection et, d’autre, la présence à ses abords d’un cadavre calciné comme une façon de montrer qu’en situation de guerre, la mort peut frapper partout même dans les zones considérées comme protégées.
Le vécu quotidien en situation de guerre entraîne la cohabitation avec le macabre qui finit par apparaître comme banal aux yeux de monde environnant.
Cette photographie pourrait résumer la dualité de la guerre caractérisée, c’est-à-dire la coexistence de la vie et de la mort, la présence ordinaire de la mort dans la rue, comme l’attestent ces deux corps inertes.
Comme les premières photos de Fenton 254 lors de la guerre de Crimée ou les tableaux de genre, elle témoigne de l’imbrication de la vie quotidienne et de la guerre. Et elle exprime sans doute la nécessité d’être rassuré par la banalité tant pour le photographe que les spectateurs à qui elle est destinée.
De même le rapport étroit de la vie et de la mort, comme un trait inhérent à la représentation photographique de la guerre, est évoquée par cette autre photo de Georges Gobet, publiée le 3 janvier 2003 (voir p.255) à la suite d’un raid aérien des forces loyalistes dans la partie Nord du pays contrôlée par la rébellion. Il s’agit d’une série de quatre photos disposées successivement à l’image d’un reportage. L’ordre de disposition des ces photos s’effectue sur deux plans : un premier plan s’articule autour de la mort avec deux photographies montrant des corps sans vie alors que le second se décline autour de la vie, dévoilant des hommes attristés face à la désolation. Dans la première série, la première photo nous montre l’image en plongée de deux hommes en train de sortir un cadavre de l’eau, alors que la deuxième photographie montre une autre dépouille allongée sur des herbes. Dans la deuxième série, les photographies expriment l’émotion liée à la série précédente. En effet, les deux dernières photos montrent en plan rapproché le regard triste d’hommes et d’enfants en une sorte de réaction face à la douleur, même, si ici, cet équilibre est rompu par la présence d’hommes armés que la légende identifie comme étant des « mutins (qui) constatent les dégâts après le raid aérien ».
De ces photos de la mort, nous pouvons dire que les images mettent les personnages sur un pied d’égalité par rapport à ce qui existait avant et après la prise de vue. Les photos établissent ainsi un rapport avec la mort ; sur celles-ci les personnages sont figés à l’image de la mort, comme éternellement immobiles.
En fait, comme la photographie permet de fixer une image voire de la figer, il y a alors dans le cas de la représentation de ces corps inertes et sans vie, une double immobilité. La mort est le moment, par excellence de l’immobilité du corps et de l’absence des regards, et la photographie est, par excellence aussi, l’art de l’immobilité par opposition au cinéma.
Ces images montrent d’une part, quelque chose d’une éternité dans la représentation de ces corps inertes et sans vie et, d’autre part, en montrant ce qu’il y a d’insoutenable dans la représentation photographique de ces morts, on peut se demander si celles-ci ne mettent pas en œuvre une rhétorique de l’insoutenable pour mieux exprimer l’indicible de la guerre.
A travers cette représentation photographique de la mort, la photo de presse apparaît ainsi comme la caution du crédit, du « dire vrai » et de « l’effet de réel » auxquels postule le discours médiatique. C’est un pilier essentiel du « faire croire » du journal. Grâce à son pouvoir de représentation, le spectacle de la guerre dans tous ses états n’en semble que plus vrai. Toutefois, le lecteur peut consommer impunément les photos extraordinaires de mort : grâce au rapport esthétique, le journal, qui se veut un écran où se projette le spectacle de la guerre, se fait en même temps interface entre la guerre et le lecteur, en ce sens que « les photographies constituent un moyen de rendre « réelles » (ou « plus réelle) des choses que les privilégiés, ceux qui n’ont rien à craindre pour leur sécurité, pourraient préférer ignorer. » 255
Cela met en relief le rôle fondamental de la photographie dans la figuration de l’événement par le journal ; dans la mesure où la photographie provoque une identification symbolique du lecteur qui s’implique dans l’événement représenté.
Elle met en œuvre une rhétorique de l’identification, en forçant le lecteur à poser sur le média non seulement sa compréhension (cela s’effectue par la lecture du texte), mais aussi son activité perceptive : le lecteur est obligé de voir la série, et par conséquent de s’identifier symboliquement au acteurs représentés. C’est le cas de la dernière photographie de Libération sur la représentation de la souffrance, qui fonctionne comme un symbole du martyre vécu par les populations civiles. Elle montre en gros plan le visage attristé et larmoyant d’une femme dont la main est tenue par quelqu’un situé hors cadre comme pour lui apporter du réconfort ou du soutien.
C’est le tableau d’une guerre qui confronte l’impuissance de la femme à l’absurdité de la violence dont elle est victime et dont l’expression s’illustre dans le regard horrifié de cette mère, comme une façon d’implorer le secours (voir p.257). Pour qu’il ait un regard, il faut une insistance. Le photographe l’a compris : il a donc saisi le visage de face, en plan rapproché, éliminant de son champ visuel tout ce qui peut détourner l’attention, obligeant ainsi le regard du spectateur à fixer à son tour la nudité de ce visage effondré. La sobriété du décor donne à voir non le spectacle, mais les coulisses d’un théâtre de cruauté : car tout s’est joué ailleurs, dérobé du regard du spectateur.
Ce regard laisse transparaître toute sa douleur dans la mesure où, en plus de cette tristesse, deux coulées de larmes sont visibles sur ses joues. Le regard de cette femme en pleurs signifie la blessure ressentie et la charge émotionnelle qu’elle est susceptible de produire chez le spectateur.
Celui-ci est ainsi interpellé, invité à entrer dans l’événement, c’est-à-dire à partager la souffrance de la victime. La valeur pathétique de l’image de cette femme en pleurs, dont la douleur et la tristesse couvrent le visage, est accentuée par la légende qui l’identifie comme une « réfugiée violée par des hommes armés qui l’ont ensuite forcée à regarder l’exécution de son mari et à manger des morceaux de sa chair » (« Libération 5 mai 2003 »). En définitive, la photographie de cette femme ne semble pas montrer à proprement parler la guerre ou la mort. Ce qu’elle montre surtout, c’est l’effet de la guerre sur le visage humain. Si la guerre est « absente », la photo laisse voir, par contre, la dramatisation de la souffrance et le geste emphatique qui l’accompagnent. A travers cette photographie qui montre une femme pleurant un mort, il semble que ni l’ampleur du chagrin, ni le pathétique de la prise de vue, ne parviennent jamais à masquer le geste essentiel et pacificateur : il y a toujours quelqu’un pour pleurer ce mort-là.
On trouve là, une trace d’un protocole extrêmement archaïque qui montre que l’enchaînement des générations est régi par les lois subtiles qui ne peuvent être enfreintes, ni du côté de la mort, ni du côté de la vie.
Ces photos de Libération montrent quelque chose de pathétique dans la représentation de la mort et, en mettant en évidence cette mort et ce qu’il y a d’insoutenable dans ces images de morts, on peut supposer que le quotidien semble mettre en œuvre une rhétorique de l’indicible, pour mieux argumenter sur l’ignominie et la bêtise humaine. « La guerre contient donc toujours une dimension pathétique. Elle impressionne. (…) Les mouvements pacifistes dénoncent ses horreurs. Provoquant des douleurs terribles, ils affirment qu’elle n’est jamais belle, mais inadmissible, que rien ne peut la justifier. Ils montrent les résultats de la guerre sur les corps, au risque de développer une esthétique de la souffrance. » 256
Dans les scènes de la guerre au quotidien, les corps sont actifs, énergiques et agités en perpétuel mouvement comme pour exprimer le désordre et le chaos de cette violence collective.
Nous retrouvons ainsi dans la représentation photographique de la guerre ivoirienne, des photographies relatives aux mouvements des populations fuyant les zones de combats.
L’ensemble des photographies représentant le vécu quotidien des populations aux prises avec le réel de la guerre, ressemble à un drame exprimé par la narration visuelle et peut résumer les propos du journaliste de guerre Marie-Laure de Decker : «je ne photographiais pas la guerre. Mon regard se porte sur les êtres humains. Comment les gens vivent. Donc, je raconte les à-côtés de la guerre, l’anecdote qui participe à sa narration, la périphérie du drame : la vie. » 257 La souffrance des civils, outre l’opinion qu’elle peut susciter à travers la représentation photographique, demeure un formidable code symbolique pour émouvoir les opinions politiques en montrant, par ailleurs le résultat de ce phénomène terrible- la mort indistincte- qui peut frapper tout le monde à tout moment.
Que ce soit dans Le Monde ou dans Libération, la récurrence d’images mettant en scène la fuite de populations qui prennent les chemins de l’exode, s’ajoutent des prises de vue qui les montrent le plus souvent regroupées, prêtes à partir.
Dès le 10 octobre 2002, alors que la rébellion écume les villes de Nord de la Côte d’Ivoire, Le Monde publie une photographie de Ruben Sprich (Reuters), montrant, en plan de demi-ensemble, des civils les bras levés au ciel, comme pour signifier une certaine posture inoffensive, qui marchent en direction d’un barrage de soldats (voir p.261). Ici l’image se lit dans une comparaison implicite entre le champ et le hors champ. En effet, l’on dénote à travers cette prise de vue, la mise en évidence du caractère inoffensif de ces mains levées au ciel et on devine en hors champ une menace ou une contrainte qui justifie leur attitude.
La menace dissuasive qui permettrait de comprendre que ces civils ont en face d’eux des militaires armés, est exprimée par la présence d’indices significatifs comme un barrage composé de matériaux hétéroclites, des planches en bois et des barils. La configuration de l’image oppose la profondeur du champ de la route que ces hommes en fuite ont parcourue comme pour exprimer leur endurance devant les contraintes de l’exil et cette présence d’un barrage, qui fait du terrain des opérations de guerre, un lieu d’obstacles et de pièges à franchir les uns après les autres. En ce sens, dans la guerre, les populations sont comme plongées dans un cercle vicieux et infernal, ballottées d’un endroit à l’autre pour éviter les violences. Contrairement à cette photographie de Ruben Sprich, celle de Christine Nesbitt, publiée le 8 janvier 2003 (voir p.261), montre cette fois-ci de jeunes fuyards (de dos) marchant sur une grande route.
Ici l’allure de marche de ces jeunes traduite par le flou de l’image les distingue de la position statique de deux soldats français excentrés dans la photo en bordure de la route. Ce plan d’ensemble permet de mesurer la profondeur du champ à l’infini du chemin dans le prolongement de la direction empruntée par les fuyards. La photo semble témoigner de la difficulté, de la longueur de la distance qu’il y a à parcourir pour éviter les violences de la guerre. C’est également une façon de suggérer de façon implicite l’incertitude, l’inconnu et le brouillard 258 qui entoure le phénomène de guerre.
Dans la même période, Libération publie le 14 octobre 2002 (voir p.261), une photographie de Georges Gobet, qui met en scène le sort peu enviable des populations sur les routes de l’exil. Cette photographie qui semble être la fresque d’un exode forcé et précipité, occupe la moitié de la page du journal. Il s’agit d’un plan de demi-ensemble sur un groupe de personnes portant des affaires sur la tête ou sur le dos. Ce qui constitue la singularité de cette image, c’est la séparation entre un groupe d’adultes et un groupe de trois enfants. Il y a d’abord en toile de fond de l’image, des adultes de profil et en contre-bas, trois enfants dont le regard innocent fixe le champ de l’objectif du photographe. Le contraste dans l’image de la position des personnages oriente délibérément le regard du spectateur sur celui de ces enfants, symbole, par excellence de l’innocence, comme pour montrer le caractère aveugle du phénomène de guerre, puisqu’elle concerne tout le monde sans distinction d’âge.
Le sort des populations civiles en période de conflit, décliné sur le thème de l’innocence de l’enfance, est aussi le thème de la photo de Luc Gnago, dans le même journal à la date du 13 décembre 2002 (voir p.261). C’est une plongée qui fait voir d’une part, de façon excentrée la vitre arrière d’une voiture, criblée de six d’impact de balles, et d’autre part, deux enfants portant des sacs, le long d’une route.
Cette photo, semble dévoiler les effets de la violence dont l’expression peut être lue à travers ce rapprochement entre ces impacts de balles qui témoignent de la proximité des combats et la présence de ces enfants dans les environs du théâtre de guerre.
La photo montre souvent des populations civiles empruntant les routes de l’exil qui, demeurent les seuls endroits où elles se sentent en sécurité. La route et le chemin comme un motif récurrent de la représentation photographique des civils en fuite pendant la guerre, se retrouvent également dans une photographie de Christine Nesbitt, publiée dans Le Monde du 20 décembre 2002 (voir p.263). Cette photographie, montre au premier plan un soldat français au bord d’une grande route, tenant son arme, alors qu’au second plan apparaissent des femmes portant des baluchons sur la tête et au dos. Si les traits physiques du soldat sont visibles bien que celui-ci soit excentré sur l’image, ceux des femmes, de dos, sont flous. Cette visibilité floue est accentuée par la profondeur du champ qui exprime l’éloignement d’une zone dans laquelle les armes, à l’image de celle très perceptible du soldat, font la loi.
Il y a par ailleurs, une autre photographie de Christine Nesbitt, publiée dans Libération le 20 février 2002 (voir p.263), qui pourrait se décliner de la même façon que la précédente. Il s’agit d’un plan de demi-ensemble dans lequel est visible au premier plan, un soldat français tenant son arme, le regard perdu dans les hautes herbes alentour, alors qu’au second plan, juste derrière lui, quatre civils se tiennent debout (trois hommes avec leurs vélos et une femme ayant un panier sur la tête). Le sens de l’image se construit autour du regard des personnages qui la composent car, si le regard du soldat n’a aucune valeur informative parce qu’il est pris de biais donc de profil par rapport au champ du photographe, les civils ont tous le regard orienté vers l’objectif comme pour le prendre à témoin. C’est ce que semblent traduire ces regards assombris qui expriment la peur et l’inquiétude malgré la présence d’un soldat armé, garant de leur sécurité.
Enfin une dernière photo représentant des populations civiles, est celle de Luc Gnago dans Libération du 3 décembre 2002 qui montre des femmes portant des sacs, des baluchons sur la tête, accompagnées d’enfants sur une grande route (voir p.263).
L’image exprime la situation de contrainte et d’urgence de ces personnages parce que la majeure partie de ces femmes et de ces enfants marchent sur l’asphalte bitumé pieds nus. Une telle marche pieds nus et les traits physiques tirés, expression de la fatigue et de la lassitude, témoignent d’une fuite précipitée des zones de violence.
En définitive, à propos de cette représentation photographique de la souffrance et de la mort, les quotidiens Libération et Le Monde montrent que la guerre provoque des douleurs terribles. Ils montrent les résultats de la guerre sur les corps, en développant une véritable esthétique de la souffrance.
Les visages de souffrance, de haine ou de deuil demeurent intemporels et universels ; qu’il s’agisse de la Première Guerre mondiale, un conflit central en ce qui concerne la représentation photographique ou de la guerre d’Espagne- un événement clé de l’histoire du XX ème siècle, qui préfigure par la violence de ses combats et son « internationalisation » la Seconde Guerre mondiale, les populations civiles sur les routes sont les plus représentées. Toutes les images de femmes et d’enfants sur les routes n’expriment pas nécessairement la victoire de l’une ou l’autre des protagonistes du conflit. Mais du fait que le phénomène demeure massif et récurrent dans la représentation photographique de la guerre par les quotidiens, il se transforme en symbole : c’est le cas des innombrables photographies de l’exode des populations à propos de tous les conflits.
Dans la représentation de la guerre, les photographes ont déjà tout dit des misères de leurs semblables, et l’on cherche plus à faire partager une émotion qu’à informer sur les forces en présence. Ainsi, vivre, mourir, survivre sont des leitmotiv qui sous-tendent toutes les photos de guerre et cela est corroboré par des photos qui, au-delà de leurs référents spécifiques stigmatisent la violence.
Nous en avons la trace dans les regards, celui de la femme ivoirienne violée et qui a été obligée d’assister à l’exécution de son mari, celui de nombreux enfants dont l’innocence s’oppose à l’absurdité voire à la violence funeste de la guerre.
De cette représentation photographique de la guerre, l’expérience de la souffrance et de la mort a eu lieu et elle s’exprime par l’immensité de la détresse parfaitement lisible dans l’ensemble des photos du conflit ivoirien, publiées par Le Monde et Libération. Cette expérience douloureuse qui anéantit les êtres humains, fut le lot de populations entières autant que les acteurs de toutes les guerres.
Ici apparaît la question de notre rapport à la mort en masse, dans sa modernité, dans sa liaison intime avec la guerre; elle ne cesse plus de se poser, devenant aiguë au fur et à mesure que diminue le délai entre la guerre et sa représentation, chez soi, à l’arrière. Entre la mort possible, la mort donnée et la mort reçue, se glissent des envies qui vont et viennent entre voir et savoir, ne pas voir et savoir, voir et ne pas savoir.
On y retrouve les trois composantes essentielles du paradigme de la représentation de la guerre : le combattant, la ruine et la victime civile ; les figures rhétoriques de sa mise en forme : la métaphore de la ruine et la synecdoque du portrait ; et le protocole d’énonciation de sa communication.
Dès le XIX e siècle, la photographie de guerre montre une violence récurrente : donner à voir l’impasse d’une civilisation, sa rencontre avec la mort. En effet, Catherine Saouter souligne de façon tout à fait manifeste que, « le photographe de guerre traque en priorité le sort de l’humanité. Aucun compte rendu des stratégies, ni des armements, ni des ressorts technologiques : le photojournalisme de guerre témoigne de l’homme aux prises avec la mort. En donnant à voir, le photographe empêche et interdit l’oubli. Les photographies de guerre apparaissent comme une entreprise de réparation sans cesse réitérée, jamais accomplie. » 259
En ce sens, le photojournalisme de guerre fait l’histoire des grandes valeurs et des grandes détresses même si son évolution montre qu’il construit une vaste synecdoque où la partie pour le tout fait la distinction rhétorique entre le montrable et le non-montrable.
Souvent pathétiques, les représentations visuelles de la guerre au XX ème siècle constituent un immense corpus dont la signification est fondamentale pour comprendre l’impact que ce siècle a pu avoir sur les idéologies.
Cela corrobore les propos de Jean-Jacques Wunenburger dans Philosophie des images :« Le sujet producteur d’images est ainsi un sujet historique qui actualise des mythologèmes, ascendants ou récessifs, présents dans la culture, sans en être cependant le simple reflet par suite d’une imitation passives des formes culturelles ». 260
GUERRIN (Michel), Profession reporter. Vingt ans d’images d’actualité. Centre Georges Pompidou/ Gallimard, p.10
FREUD (Sigmund), (1915), « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p.40
Ibid., p. 9
Ibid., p. 20
BARTHES (Roland), La chambre claire, Notes sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Gallimard, le Seuil, 1980, p. 56
« Récits de guerre : expert ou témoin ? Entretien avec le sociologue Daniel Dayan » In Communication et Langages, N°131, Mars 2002, pp. 6-22
SONTAG (Susan), (2003), Devant la douleur des autres, Christian Bourgois éditeur, Paris, pp. 122-123
BARTHES (Roland), (1964), « Rhétorique de l’image » In Communications n°4, Paris, Seuil, pp. 40-52
ALAMASSY (Paul), DAVID (François), (1990), Le photojournalisme. Informer en écrivant des photos. Paris, CFPJ, p. 26
Expression que nous empruntons à Paul Virilio, L’esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989.
USEL (Jean-Philippe), « Le rôle des médias dans l’esthétisation de la guerre au XX ème siècle », In Conflits et médias contemporains. (Sous la dir.) de Claude Beauregard et Catherine Saouter, op. cit., p. 150
KANT (Emmanuel), (1993), Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, p.144
DEBRAY (Régis), (1999), Croire, voir, faire. Paris, Odile Jacob, p.137
ROGER Fenton (1819-1869), photographe anglais. Lorsque que la guerre de Crimée s’est esquissée à l’horizon diplomatique et militaire, il décida de se rendre sur le terrain, nanti d’une commande royale de photographies, avec un matériel de prise de vues.
SONTAG (Susan), Devant la douleur des autres, op. cit., p. 15
GERVEREAU (Laurent), (Sous la dir.), Voir/ne pas voir la guerre, Somogy, Editions d’art, Paris, 2001, p. 22
Cité par GERVEREAU (Laurent), (Sous le dir.) Voir/ne pas voir la guerre, op. cit., p.152
Cf. Thèse de doctorat POPESCU-JOURDY (Dana), (2006), Guerre et représentation. La figure de la guerre dans le discours économique.
SAOUTER (Catherine), (1997), « Images emblématiques : le photojournalisme et la guerre », In Conflits contemporains et médias. (Sous la dir. de) Claude Beauregard et Catherine Saouter, Montréal, XYZ éditeur,
p. 170
WUNENBURGER (Jean-Jacques), Philosophie des images, Paris, Presses Universitaires de France, 1997,
p. 72