La guerre n’est pas seulement la bataille, l’affrontement, le combat, les images de morts. La guerre, ce sont aussi les ruines, les destructions, les saccages. Le premier résultat d’une guerre, ce sont les ruines ou le désordre ambiant. La représentation photographique donne à voir l’exposition des restes.
Dans le cas de la représentation photographique de la crise ivoirienne, la périphérie de la guerre comprend également les scènes visuelles d’émeutes et de manifestations organisées à la fois à Abidjan par ceux qui sont considérés comme étant les partisans du président Laurent Gbagbo et à Bouaké par les populations locales en soutien à la rébellion. La majeure partie du temps de la guerre est constituée par ces aspects « périphériques ».
Dans cette optique, nous avons relevé entre le 19 septembre 2002 et le 19 septembre 2003, une série de photographies qui montrent d’autres vues que la guerre.
En ce qui concerne la représentation des destructions causées par la guerre, l’ensemble des photographies relevées est publié par le Libération. Dès le déclenchement de la guerre, soit le 23 septembre 2002 (voir p.267), cette mise à nu du chaos de la guerre, dans lequel la confusion événements s’ajoute aux premiers dommages de la guerre, s’illustre à travers une photographie de Georges Gobet. La photo occupe la moitié de la surface de la page du journal, et montre les dommages collatéraux qui ont suivi les premiers affrontements, pour témoigner du basculement dans le chaos. En effet, cette photo prise à travers un plan d’ensemble montre un site dévasté, composé de tôles calcinées, de morceaux de briques, de bois et d’objets hétéroclites, de vestiges de maisons détruites, dans un amas de grisâtre de cendre, qui fait penser immédiatement à un incendie. Un tel ensemble d’objets épars et hétéroclites, donne l’image d’un capharnaüm, d’une sorte de table rase qui illustre à la fois le vide et l’effroi que peut produire le phénomène de la guerre.
Des indices visuels tels que les tôles calcinées et la présence de la cendre qui rend l’image moins nette, impliquent dans la mise en scène photographique de la périphérie de la guerre, une rhétorique visuelle de la confusion. Au-delà de cette impression de confusion, la photographie exprime le brouillard qui entoure la guerre car « (…) toute action s’accomplit pour ainsi dire dans une sorte de crépuscule qui confère souvent aux choses comme un aspect nébuleux ou lunaire, une dimension exagérée, une allure grotesque. » 261
La simultanéité des actions des belligérants et les conséquences de leurs combats, plongent le théâtre de guerre dans une brume, pour exprimer d’un monde chaotique.
La représentation photographique de la périphérie de la guerre introduit l’idée d’un chaos qui oblitère toute lecture éclairante d’un phénomène devenu trop complexe pour être intelligible. Il devient impossible de proposer une explication définitive des événements. On peut parler d’une métaphore de la ruine comme une réponse à l’invisibilité d’un phénomène aussi complexe que la guerre. Le mécanisme rhétorique de la métaphore consiste justement à faire apparaître le non-montrer en le dissimulant sous un motif de remplacement avec lequel il entretient un rapport quelconque.
La légende de cette photo permet de connaître des éléments de l’image: il s’agit de « maisons de la cité III incendiées par les forces de l’ordre » (quartier de la capitale, Abidjan). Et comme pour renforcer cette image de désolation que traduit la photographie, apparaît sur l’image une personne excentrée dans une posture de marche qui lui fait exprimer le souhait de s’éloigner d’un tel désordre.
La mise en scène des dommages de la guerre s’illustre également à travers une autre photographie de Georges Gobet, le 20 mars 2003 (voir p.267). Il s’agit d’une photo prise en demi-ensemble qui montre la devanture d’une pharmacie dont un pan entier du mur s’est écroulé ; à l’extrémité droite de l’image, un homme armé marche ; derrière lui, des chaises en plastique cassées ou reversées laissent voir un désordre apparent. Par terre, traînent des bouteilles de verres brisés, des caisses de cartons qui laissent deviner que cette dégradation de biens, outre la manière violente dont elle s’est effectuée, donne beaucoup plus l’image d’une scène de pillage.
En ce sens, la représentation de la « périphérie » de la guerre montre que celle-ci ne se limite pas à la souffrance des hommes, ses effets collatéraux sont aussi matériels. Sur toutes ces images, on peut observer une esthétique de la confusion dans la mesure où, il n’y a pas de netteté des images, les lignes de composition sur chacune de ces images présentent en général, différentes directions verticales, inclinées, courbées, symbole d’un univers chaotique. A travers de telles images les événements conflictuels, au-delà des dégâts qu’elles entraînent, sont représentés sous la forme d’un chaos. D’ailleurs, cette idée de confusion est représentée par des indices tels que le feu, la fumée, des hommes anonymes indistincts qui apparaissent comme des ombres qui marchent dans un décor bouleversant. Qu’il s’agisse du Monde ou de Libération, la représentation de la périphérie de la guerre sous la forme d’une métaphore de la ruine, relève de la confusion.
Une telle représentation photographique à travers la métaphore de la ruine diffère par exemple de celle de la Grande Guerre, qui au-delà des effets évidents de la censure et de la propagande, permettait de conjurer la seule et unique vérité de la guerre : elle tue. L’abondance des photos de ruines parle de l’abondance des morts. Comme le souligne Catherine Saouter, « conjurer la guerre qui tue, c’est tenter de rendre décent le rapport à la mort malgré l’indécence de la tuerie. La métaphore de la ruine est la réponse décente de l’autocensure, très au-delà de la censure qui l’initie, pour offrir un semblant de rituel à l’affolant débordement de tueries de cette première guerre totale. » 262 Ces différentes représentations de la périphérie de la guerre, notamment le recours de la métaphore à la ruine dévoile l’évolution du rapport entre la guerre et la photographie et rend compte aussi bien des moyens progressivement pris pour d’apprivoiser le phénomène de conflits de plus en plus dévastateurs.
Cependant à l’époque contemporaine, le recours à la métaphore de la ruine comme c’est le cas de la crise ivoirienne, s’expliquerait plutôt par le « brouillard » qui entoure la guerre. Ces représentations photographiques de la périphérie de la guerre, construisent un récit de la guerre suivant une dialectique du montré et du non-montré.
Car les images empêchent d’offrir une cohérence et une visibilité à la guerre et de par leurs styles opposés semblent traduire les propos de Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit : « La guerre, en somme, c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. »
Par ailleurs, la « périphérie » de la guerre, dans le cas de la Côte d’Ivoire, bien plus que les destructions et les saccages, se donne à voir dans une série de photographies qui traitent des multiples manifestations de rues voire des scènes d’émeutes entre Abidjan et Bouaké. Sur une durée d’une année entre le début du conflit le 19 septembre 2002 et le 19 septembre, nous avons relevé 17 photographies traitant des scènes de manifestations dans les deux journaux, avec respectivement 12 photographies dans Libération et 5 dans Le Monde. Ce sont ces manifestations organisées par les « bataillons de la rue », à la manière dont ils se donnent à voir, dont ils sont en « représentation » que nous allons analyser. Il s’agira d’examiner la représentation photographique de la manifestation pendant la guerre et, au-delà de cette représentation, la pratique des manifestations de rue (avec les slogans, les pancartes, les objets symboliques qu’on porte en procession) qui offre toute une gamme de possibilités expressives.
En ce sens, la représentation photographique des manifestations en période de conflit peut apparaître comme une stratégie énonciative qui permet aux quotidiens de montrer les mécanismes auxquels se livrent les manifestants pour légitimer de leur action.
Les médias jouent alors un rôle considérable, puisqu’ils sont les principaux facteurs de diffusion de l’image donnée au public. L’autre objectif est de « faire parler » de soi, de devenir l’objet d’un débat, d’accéder au statut d’objet de discussion dans l’espace public.
Patrick Champagne considère à ce titre, les manifestations de rue comme « une action stratégique visant à agir sur les journalistes afin d’occuper l’espace médiatique, dans le but de déclencher les prises de position des différents agents qui cherchent à peser sur l’opinion publique. » 263
En effet, il s’agit ici d’un travail de décodage photographique du réel de la guerre, articulé autour de plusieurs éléments : identifier un problème, le qualifier en termes politiques, désigner des responsables, proposer une solution au problème, persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective, puisque, « la manifestation donne l’ampleur d’une large occupation de l’espace public à des thèmes, des idées, des propositions, voire des personnes, soutenus et défendus par les slogans articulés tout au long du défilé et par les inscriptions, les pancartes, les banderoles, soutenus par les manifestants. » 264
Dans les journaux, la représentation photographique de la manifestation se retrouve principalement autour de deux périodes par rapport à la durée du conflit. Il y a une première série de photographies publiées durant les deux premiers mois du conflit (septembre et octobre 2002), une période pendant laquelle, il ne s’agit que de manifestations de protestation à caractère « passif » contre les auteurs présumés de la tentative de putsch et de leurs complices. Il y a ensuite une seconde série de photographies, publiées à partir de janvier 2003 et notamment après les accords de Marcoussis, qui donnent à voir des scènes de manifestations violentes accompagnées d’émeutes.
Dès la première semaine du conflit, le 26 septembre 2002, le quotidien Libération publie la première photographie qui montre une scène de manifestation et de protestation contre Alassane Ouattara mais aussi contre la France. La photographie de Issouf Sanogo, montre à travers un plan américain (personnages coupés à mi-cuisse), trois soldats des forces armées ivoiriennes, pris de profil alors qu’ils sont séparés de la foule de manifestants par des barricades (voir p.273).
Si les soldats armés, situés au premier plan de l’image, semblent attirer le regard du spectateur, l’impact visuel de l’image se trouve ailleurs parmi la foule dont les acteurs brandissent des pancartes sur lesquelles le lecteur peut lire plusieurs slogan « La France, libérez le multinational terroriste Ado » 265 ou encore « La France libérez le virus Ado », « La France + Ado, terroristes du pouvoir ivoirien », « La France complice ».
Cette représentation photographique, à travers les messages véhiculés par les pancartes, montre une sorte de « mobilisation de consensus » selon l’expression d’Olivier Fillieule car le discours et la rhétorique discursive produite par les acteurs de la manifestation apparaissent comme des « processus interactifs et communicatifs par lesquels les entreprises de mobilisation parviennent à modifier les cadres d’interprétation en construisant une idéologie mobilisatrice. » 266
La représentation photographique de la manifestation s’effectue sur deux plans : L’image se donne aussi bien à voir qu’à lire dans la mesure où le quantitatif est représenté par cette impression de densité d’une foule compacte qu’il a fallu canaliser en érigeant des barrières, alors que le qualitatif s’illustre par l’ensemble des slogans transcris sur les pancartes. Au demeurant, les messages véhiculés par ces différents slogans témoignent en quelque sorte du rapport entre la guerre et le langage, en ce sens que « c’est cette forme d’expression ou de langage qui se situe tout autant sur un plan simplement intellectuel que sur un plan émotif et affectif. (…) La formule-choc est une caractéristique spécifique à l’état de guerre. La guerre est l’occasion d’un certain langage. Le propre de ce dernier est, d’une part d’être excessivement ramassé- les formules-choc sont loin des invectives homériques- et, d’autre part, d’être aussi proche que possible des images. » 267 D’ailleurs, dans cette image, l’ensemble des slogans apparaît comme un condensé discursif d’une banderole attachée sur une des barrières et sur laquelle on lit un sigle « MIRAO : Mouvement Ivoirien pour le Rapatriement d’Alassane Ouattara ». Par ailleurs, si la construction du sens de la représentation photographique s’articule autour de l’image et surtout des messages véhiculés par les pancartes ou banderoles, la légende joue une fonction de dédoublement de l’image, en apportant non pas une information sur les acteurs visés par cette manifestation, mais plutôt sur le cadre spatial de celle-ci « devant l’ambassade de France à Abidjan, des centaines de manifestants réclamaient qu’on leur remette Ouattara».(« Libération 26 septembre 2002 »)
« L’objectif prioritaire de toute manifestation consiste à rassembler un maximum d’individus dans un espace public donné. Ce qui est « dit ou « montré » au cours de ces manifestations l’est autant pour le groupe de mobilisation que pour les publics de référence ou pour l’adversaire. » 268
Dans la même perspective, dans Libération du 28 novembre 2002 (voir p.273), une photographie montre, à travers une vue à niveau, des jeunes levant les bras ou le poing en signe de victoire, les autres tenant des pancartes sur lesquelles, il est écrit des messages. Dans cette photo, il y a une focalisation à dessein sur le message que véhicule les pancartes, d’autant plus qu’il occupe le champ de l’objectif « France, remet-nous ton « ivoirien » « La France+Ado, terroristes du pouvoir ivoirien » « trop c’est trop, nous sommes venus chercher Ado ». Il s’agit ici de manifestation contre, l’un des opposants au pouvoir, Alassane Ouattara, suspecté par les manifestants d’avoir une « nationalité ivoirienne douteuse » mais aussi d’avoir fomenté la tentative de putsch.
Des slogans de protestation qui fonctionnent au-delà de cette mise en scène de la violence comme un dédoublement de la légende « Manifestation contre Ouattara devant l’ambassade de France à Abidjan. »
Conformément à la situation conflictuelle dans laquelle se trouvait la Côte d’Ivoire, qui a vu son territoire coupé en deux zones : une zone sous le contrôle gouvernemental et une autre sous l’emprise de la rébellion, la représentation photographique de cette « périphérie de la guerre » que constituent les manifestations, semble suivre la même logique.
En effet, la représentation photographique des manifestations semble répondre au sein du Monde et Libération, à un souci d’équilibre dont l’objectif est de montrer ces manifestations selon les lieux où elles se déroulent. Si dans la capitale Abidjan, les manifestations s’organisent en faveur du régime au pouvoir de Gbagbo, en revanche à Bouaké, la ville assiégée par la rébellion, elles demeurent un mouvement de soutien aux mutins.
Ainsi à la manifestation des partisans de Laurent Gbagbo dans la capitale Abidjan semble répondre en écho, celle des populations de Bouaké, la « capitale de la rébellion ». En effet, au lendemain de la manifestation qui avait pour cadre l’ambassade de France à Abidjan, Libération comme pour répondre à un souci d’équilibre dans le traitement médiatique de ces manifestations, publie le 27 septembre 2002, une photographie de Christine Nesbitt (voir p.276). La photo occupe la moitié de la surface de la page et montre dans un plan d’ensemble, une foule de personnes regroupées autour d’une voiture à bord où est assis un soldat mutin armé alors que deux autres soldats non armés, essaient de canaliser la foule.
Contrairement à la photo d’Issouf Sanogo du 26 septembre 2002 à Abidjan dans laquelle la manifestation à l’encontre de la France et d’Alassane Ouattara répond à une certaine logique d’organisation de la protestation, avec notamment l’emploi de slogans, celle qui s’est déroulée à Bouaké en zone rebelle, dans la photographie de Christine Nesbitt, (Libération 27 septembre 2002) a des allures beaucoup plus informelle. Dans celle-ci, rien n’indique au spectateur qu’il s’agit d’une manifestation de rue anti-gouvernementale. La construction du sens de l’image est précisée par la lecture de la légende « manifestation anti-gouvernementale à Bouaké ».
L’image montre les manifestants dans une allure de marche et d’action, la voiture présente devant faisant office de régulateur de la cadence : « l’appropriation de l’espace public par le défilé est une revendication de pouvoir : la manifestation s’approprie une part de l’espace, elle s’approprie la rue. Il se produit, ainsi, une sorte de féodalisation de l’espace public, dont les lieux font l’objet d’une appropriation par le défilé qui, le temps de son déroulement, en prend possession » 269
Seulement, dans cette représentation photographique de la manifestation, la « féodalisation » de l’espace ne répond pas aux exigences de la manifestation qui veut que les acteurs s’approprient l’espace public le temps d’un défilé, mais plutôt à la fragmentation du territoire.
Cette même dislocation du territoire semble expliquer une autre photographie de Georges Gobet, dans Libération du 7 octobre 2002 (voir p.276).
La photo en double page intérieure (pp.12/13) est encadrée par deux articles : l’un traite de l’offensive de l’armée ivoirienne vers le Nord du pays occupé par la rébellion, alors que l’autre explique l’hostilité des habitants du Nord à l’encontre de la France et du gouvernement ivoirien. Cette image montre dans un plan de demi-ensemble, un groupe de jeunes, formant un attroupement. Le manque de netteté de l’image et les différentes postures des protagonistes photographiés de profil, ne permettent pas a priori au spectateur de saisir les motivations de cet attroupement mais le panneau que tient l’un d’eux dans le champ du photographe et sur lequel est écrit « Chirac n’armez pas Gbagbo pour brûler le pays d’Houphouët » est révélateur de la signification de l’image. Cette hostilité contre les présidents français et ivoirien est ici renforcée dans l’image par le poing fermé levé par un des manifestants qui se trouve en retrait par rapport de l’attroupement. Ce retrait qui semble le démarquer du reste du groupe détenteur de la pancarte, est rendu moins perceptible par ce poing fermé et levé de la main comme une façon de renforcer la vigueur du message. Nous retrouvons également ce motif du poing fermé dans une photographie du journal Libération (28 janvier 2003) (voir p.276). Il s’agit d’un plan de demi-ensemble montrant un jeune ivoirien, habillé tout en blanc, dans une position qui figure l’action. En effet, au-delà de la grimace au niveau du visage, il tient dans la main gauche une pierre tandis qu’il serre son poing droit. En toile de fond se dégage une fumée noire émanant d’un pneu en train de se consumer à proximité de deux autres pneus qui servent de barricade.
La couleur noire de la fumée entraîne un contraste entre le premier plan visible à l’image de la blancheur des habits du personnage dont la physionomie se résume à son geste menaçant et le second plan, dont le caractère flou, oblige le spectateur à imaginer le prolongement de la scène dans la confusion.
Outre le mécontentement des manifestants à l’encontre de l’action de la France en Côte d’Ivoire, l’émeute comme une figure périphérique de la guerre s’exerce également contre ses symboles et les institutions de la France en Côte d’Ivoire, comme c’est le cas de la base militaire du 43ème BIMA (Bataillon d’Infanterie de Marine).
C’est ce que montre cette photo de Issouf Sanogo, dans Libération le 23 octobre 2002, dans laquelle on voit en plongée des soldats ivoiriens essayant de contrôler la manifestation debout sur leur char mais noyés dans une foule de manifestants qui se trouvent devant les portails de la base militaire. La configuration circulaire massive de la foule de manifestants autour des soldats, préfigure l’action visible par les bras levés tenant des bâtons, des pierres, des gourdins et des pieux. Malgré la différence de niveau de vision par rapport à la scène entre les soldats juchés sur leurs chars et qui semblent dominer l’espace surplombant en hauteur les manifestants, ce semblant de supériorité se trouve en déséquilibre par rapport à cette foule amassée tout autour des véhicules.
Le Monde suit une logique identique dans la représentation photographique de ces manifestations dont le cadre d’action se situe à la fois à Abidjan et à Bouaké. Ainsi la première photographie relative aux manifestations, celle de Issouf Sanogo, le 4 octobre 2002 (voir p.278), montre l’impact et l’importance des manifestations de soutien au président Laurent Gbagbo. L’angle de prise de vue en plongée dénote d’une « rhétorique du nombre » que traduit cet effet de massification des manifestants qui forment un bloc compact dans lequel, seuls les têtes des personnages sont visibles.
La manifestation est par excellence, un acte performatif ; sa performativité se dévoile ici par la massification des manifestants comme une sorte de mise en évidence de la force collective. Cette organisation de l’image photographique autour du quantitatif, n’altère pas le sens de la photographie car quelques manifestants situés au premier plan par rapport à la foule, esquissent à l’aide de leurs bras, des signes de victoire. Cette première image est doublée par une autre, le 24 octobre 2002 du même photographe. Il s’agit également d’une plongée sur des manifestants pris de dos alors qu’ils font face à deux hommes juchés sur une estrade, l’un d’eux tient à la main, un haut-parleur (voir p.278).
Comme la précédente photographie, c’est l’effet du nombre qui est plutôt recherché, traduit d’ailleurs par la légende « plusieurs dizaines de milliers de manifestants rassemblés » en ce sens que les deux hommes sur lesquels semble porter l’attention de la foule de manifestants, sont excentrés à l’extrémité de l’image au profit d’une pancarte qui porte le slogan « France, Etat terroriste ».
Au-delà de l’effet de masse dont témoigne l’image, ce slogan permet d’appréhender l’identité de l’institution visée par l’expression de cette dénégation de la France, en ce sens que « la revendication instituée par la manifestation met en mouvement deux logiques de communication politique : d’une part, la représentation de l’identité collective des manifestants, et, d’autre part, la représentation des idées et des revendications qu’ils expriment. » 270
L’expression publique de la protestation que dévoile la photographie de Philippe Desmages, le 4 novembre 2002 dans Le Monde, situe la manifestation en zone rebelle et montre en plongée une foule de manifestants en faveur des rebelles qui contrôlent la moitié nord du pays (voir p.280).
L’attitude passive des manifestants sur l’image, car il n’y a ni bras levés ni expression par les visages de cris ou de paroles, contraste avec celle, virulente, des photographies précédentes. Toutefois, cette relative passivité dont semblent faire preuve les manifestants, contraste avec le sens des messages lisibles sur les pancartes qu’ils font voir.
Les inscriptions portées sur les pancartes notamment l’hostilité à l’encontre du président ivoirien Laurent Gbagbo, « Gbagbo, xénophobe, assassin » ou encore « Gbagbo démissionne », permettent au spectateur d’identifier les protagonistes comme étant des « sympathisants de la rébellion à Bouaké »
A partir du mois de janvier 2003, une violence réelle va se substituer à la violence ritualisée et théâtralisée. Durant la première période de manifestations pour lesquelles la représentation photographique, montre la manifestation comme une action symbolique, il s’agissait pour Le Monde et Libération d’une part, de décrire ces démonstrations destinées à montrer la force et la cohésion des groupes qui protestent en faveur de tel ou tel autre acteur de la guerre, d’autre part, de montrer comment ces manifestants essaient de triompher à travers la protestation et la revendication, en construisant ce qu’on l’on pourrait appeler le « langage de la manifestation ».
Toutefois, pendant le mois de janvier 2003, qui correspond, dans le déroulement du conflit, aux négociations et aux accords de Marcoussis, il y a eu une récurrence des manifestations suivies d’émeutes auxquelles Le Monde et Libération font référence dans leur représentation photographique. En effet, le conflit strictement ivoirien étant devenu ouvertement un conflit symbolique franco-ivoirien, s’ouvre une seconde phase de manifestations organisées comme un moyen de dissuasion et porteur d’une action efficace de la foule. « La manifestation peut se terminer en affrontements violents, elle peut donner lieu à des violences, parfois graves, qui viennent inscrire affrontements et des démonstrations de force dans l’espace public investi par les défilés. L’émeute violente est une transformation du rituel institutionnel de mise en scène de la force symbolique en un passage à l’acte, qui ignore la dimension symbolique du fait politique. » 271 Les manifestations anti-françaises organisées dans la capitale Abidjan en soutien au gouvernement ivoirien au lendemain des accords de Marcoussis, relèvent moins de l’ordre symbolique que de la violence réelle. Il s’agit moins de faire croire, de convaincre, de faire partager son point de vue par d’autres moyens possibles comme la manifestation, bref d’agir par la persuasion sur les « opinions politiques » explicitement déclarées que de manifester la force physique.
En prélude à cette période de violence et d’émeutes à Abidjan, dès le 5 janvier 2003 (voir p.282), Libération publie une photo de Issouf Sanogo qui montre en plan rapproché le président ivoirien Laurent Gbagbo entouré d’une foule de manifestants. Il lève les deux bras en direction des manifestants comme dans un geste d’apaisement alors que le ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, situé au second plan semble observer la scène, ce qui accentue l’opposition entre lui et les manifestants. L’attitude de chacun des deux personnages sur l’image dénote un certain contraste qui dévoile leur pouvoir d’action en face de la foule de manifestants : d’un côté le président ivoirien Laurent Gbagbo, dont la posture décline l’action, semble calmer ses « partisans », de l’autre, sa posture passive témoigne de la distance et de la désapprobation du ministre des Affaires Etrangères, Dominique de Villepin, devant l’attitude de Laurent, compréhensif envers les manifestants.
Contrairement à ce qui est représenté dans les photos de la première phase des manifestations, les manifestants ne brandissent ni pancartes ni banderoles, mais la protestation s’exprime par l’envahissement de la résidence présidentielle ivoirienne, d’où sortait la délégation de Dominique Villepin, à l’issue d’une audience avec le président Gbagbo.
Ce mécontentement d’une partie de la population ivoirienne, notamment celui des « jeunes patriotes » est mis en scène par Libération le 27 janvier 2003 (voir p.282). La photographie qui occupe, les ¾ de la page 2 du journal, montre en plongée des jeunes lors d’une scène d’émeute.
Il y a d’abord, au premier plan une foule levant les bras en signe de victoire alors qu’au second plan, d’autres esquissent un mouvement de jet de pierres devant une bâtisse en feu devant le portail de laquelle s’amassent de façon désordonnée des projectiles (pierres, bâtons, cailloux etc.…). D’ailleurs, cette image de désordre exprime une confusion généralisée entre les acteurs et les spectateurs de la scène, représentés par ces deux groupes de jeunes, est amplifiée par la fumée émanant de l’immeuble en feu qui rend la photo floue. Cependant ce manque de netteté de l’image n’altère pas le décodage de l’image par le lecteur d’autant plus que, du chaos des formes, des objets et des hommes, émerge la plaque qui permet de situer l’émeute puisqu’on peut lire « Ambassade de France ». Par conséquent, même si la légende permet de remarquer qu’il s’agit de « l’attaque de l’ambassade de France à Abidjan par les manifestants », ce cadrage de la plaque « Ambassade de France » incite plutôt le spectateur à imaginer les auteurs de cette attaque car l’image monte bien à travers l’enseigne qu’il s’agit d’un des lieux symboliques de la France en Côte d’Ivoire. Si la photographie de Libération montre l’action des manifestants sur un lieu symbolique comme l’ambassade de France qui, au regard de sa fonction de sa représentation diplomatique fonde le territoire par la médiation, en revanche Le Monde, illustre les représailles contre la diplomatie française, par le recours au pillage et au saccage d’autres lieux comme l’école française d’Abidjan.
Le saccage et le pillage de ces lieux symboliques de la France en Côte d’Ivoire sont tout autant représentés dans Le Monde. La photographie de Jean-Manuel Simoes du 31 janvier 2003, dévoile l’intérieur d’un local saccagé où l’on voit des au sol, des tables brisées et des documents en partie consumés par le feu dans un amas de cendre (voir p.282).
Face à ce spectacle, un homme se tient debout devant la porte du local que la légende présente comme « une école française », pour constater l’ampleur des dommages et en témoigner. Si les manifestations ne s’inscrivent dans aucune stratégie, cela n’exclut pas les coups médiatiques c’est-à-dire quelques actions spectaculaires afin d’attirer l’attention des médias de façon sporadique, comme c’est le cas de l’hostilité à l’égard du ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin ou des émeutes contre les lieux symboliques de la France en Côte d’Ivoire.
En ce sens, « la manifestation s’impose comme un mode majeur de participation au conflit lorsque celui-ci connaît une impulsion décisive et accède au stade d’événement d’importance dans les médias » 272 Le pouvoir de l’image et son utilisation stratégique de ces acteurs collectifs, répond davantage à un effet de croyance plutôt qu’à une réalité tangible, puisqu’il s’agit d’occuper l’espace médiatique, dans le but de déclencher les prises de position tout en cherchant à peser sur l’opinion publique. Ainsi au lendemain des accords de Marcoussis, entre le 28 janvier et le 6 février 2003, il y a dans Libération, cinq photographies sur les manifestations de la population dans la capitale Abidjan (voir p.285).
La représentation photographique, outre les acteurs de la manifestation, montre que la rhétorique de la protestation, ne se limite pas à récuser l’action de la France en Côte d’Ivoire, il s’agit tout aussi d’une « rhétorique idéologique » voire d’une « rhétorique religieuse ». La « rhétorique idéologique » est donnée à lire dans une photographie de Shalk Van Zydan, le 29 janvier 2003(voir p.285). C’est un plan moyen sur une manifestation dans les rues d’Abidjan. Le cadrage focalise le regard du spectateur sur la pancarte que tient un manifestant au premier plan et sur laquelle on peut lire : « Les USA au secours de la démocratie assassinée par la France de Jacques Chirac ». Et comme pour illustrer cet appel à l’aide des américains, l’image montre la main d’un autre manifestant dont on ne voit pas le visage, tenant le drapeau américain, alors que de l’autre, il fait le signe de la victoire. Cet appel à l’appui des américains dans le règlement du conflit, s’illustre dans la légende « des milliers de manifestants devant l’ambassade des Etats Unis » complétée par le message de la pancarte.
Au sein même du message de la pancarte, cette distinction entre la récusation de la France et la demande de soutien aux Etats-Unis est exprimée par une différence de couleur des messages des slogans selon qu’ils s’adressent à la France ou aux Etats-Unis.
Cela est d’autant plus remarquable que, le slogan de dénonciation de la diplomatie française « la démocratie assassinée par la France de Jacques Chirac », est écrit en noir alors que celui qui semble exprimer une main tendue des ivoiriens aux Etats-Unis « secours et USA », l’est à travers une peinture blanche. Cette différence entre les slogans, selon qu’ils s’adressent à la France ou Etat-Unis, accentuée par le contraste des couleurs qui les sous-tend, incite du coup le spectateur à faire le rapprochement entre les couleurs et la symbolique qu’ils traduisent dans l’imaginaire occidental.
La couleur blanche étant perçue généralement comme une expression de la pureté, et, pourrait être traduite dans une telle situation de conflit comme une aspiration à la paix que seule, les Etats-Unis sont en mesure de favoriser ; alors que la couleur noire, vue comme l’expression du deuil permet au spectateur de faire le rapport avec les termes « démocratie assassinée » dont on accuse la France.
Ailleurs, c’est le discours religieux qui prime dans la représentation photographique, à l’image de cette photo de Issouf Sanogo, le 4 février 2003 qui, à travers un plan de demi-ensemble, montre des manifestants tenant le drapeau ivoirien et brandissent des pancartes parmi lesquelles, on peut lire le message « Jésus délivre la Côte d’Ivoire. »
L’image, au-delà de l’effet de regroupement de la foule, oriente le regard sur le message des pancartes « Non aux accords de minable-raccourcis. Non à l’injustice » « Que les rebelles se retournent contre Chirac. Au nom de Jésus. Amen » « Jésus délivre la Côte d’Ivoire ». L'expression « minable-raccourcis » est ainsi un jeu de mots faisant référence à Linas-Marcoussis, lieu où s'étaient déroulées les négociations, et constitue en même temps une information politiquement significative.
Ce que montre cette photo, c’est la protestation contre une situation de conflit mais aussi pour montrer la main-mise des extrémismes religieux sur les situations de tension idéologique. En définitive, les légendes des différentes photos sur les manifestations, informent le spectateur sur les lieux où se tiennent ces manifestations ou le cadre d’action des émeutes contre les lieux symboliques de la France en Côte d’Ivoire d’autant plus que les slogans véhiculant les messages adressés aux différents acteurs apparaissent comme un dédoublement des légendes photographiques qui orientent la signification de l’image.
La médiation symbolique de la représentation des événements est à la fois esthétique et politique: elle relève à la fois d'une mise en scène et d'un langage inscrits dans les formes esthétiques de la représentation d'une construction et d'une interprétation inscrites dans les formes politiques de la communication.
CLAUSEWITZ (Carl Von), De la guerre, op. cit., p.133
SAOUTER (Catherine), (2003), Images et sociétés. Le progrès, les médias, la guerre. Montréal, Les presses universitaires de Montréal, p.65
CHAMPAGNE (Patrick), « La manifestation comme action symbolique », In La manifestation (sous la dir. de) Pierre Favre, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990, pp 329-356
LAMIZET (Bernard), Au miroir du politique. (A paraître)
« Ado », est le diminutif du prénom d’Alassane Ouattara.
FILLIEULE (Olivier), (Sous la dir.), (1993), Sociologie de la protestation, Paris, L’Harmattan, p.43
PHILONENKO (Alexis), (2002) (2ème édition augmentée), Essai sur la philosophie de la guerre, Librairie philosophique. J. Vrin, p. 204
FAVRE (Pierre), (sous la dir.) La manifestation, op. cit., p. 280
LAMIZET (Bernard), travail en cours sur la sémiotique politique.
LAMIZET (Bernard), travail en cours sur la sémiotique politique.
LAMIZET (Bernard), travail en cours sur la sémiotique politique.
POLAC (Catherine), « Protection et crédibilité des agents des Finances : analyse de la grève de mai à novembre 1989, pp. 67-91, in Sociologie de la protestation. (Sous la dir. de Olivier Fillieule).