Le mot « caricature » provient de l’italien « caricare » qui signifie « charger, exagérer ». La caricature se distingue donc par l’intention de déformer les caractéristiques d’un visage ou d’un corps, d’amplifier les défauts tout en préservant la possibilité d’identifier le personnage concerné. Mieux, elle est souvent plus vraie que nature. Tel est son paradoxe : c’est en s’éloignant de la représentation figurative réaliste qu’elle acquiert sa justesse, sa vérité. C’est en déformant –et donc en interprétant- qu’elle rend conforme au personnage ou plutôt à la personnalité qui s’en dégage.
Caricature et dessein de presse constituent donc, par définition, une manipulation pour mieux manifester une interprétation, faire partager visuellement une opinion. Anne Duprat n’hésite pas à définir la caricature comme un « dessin polémique », qui, s’il n’a pas forcément vocation à déclencher le rire, « cherche nécessairement à ridiculiser, à choquer, à provoquer ou encore à stigmatiser une situation ou une personne » 286 .
Les guerres ont accumulé sous toutes les formes, des milliers d’images, des fragments, des morceaux, récits épiques et leurs modèles, l’Iliade, tapisserie, gravures, soldats filmés, trempés de pluie ou de sueur dans les champs de bataille, les tranchées.
Tous ces morceaux, recollés, ne donnent jamais au concept de guerre ni à sa réalité vécue. Ce sont des « images de guerre », pour reprendre l’expression de Jean-Luc Godard, ce sont juste des images, non pas des images justes, et elles sont moins encore des images justes de la guerre, la guerre elle-même.
Les progrès successifs de la reproduction des images de leur transmission et donc de la capacité des journaux de montrer la guerre autant que de la raconter ont ainsi –depuis les « images d’Epinal » jusqu’à la caricature contemporaine, modifié la nature de l’information sur la guerre. A l’instar des autres formes du discours informatif, l’information de la presse écrite obéit à un certain nombre de contraintes.
Ses énoncés se moulent dans différents genres visuels tels que le dessin et la caricature. Plus ou moins homologues à ceux existant dans les autres médias, ces cadres d’expression orientent l’écriture journalistique en la structurant autour de grandes formes ritualisées qui président au traitement de l’actualité.
En effet, la lecture du journal met nécessairement en continuité l’information écrite et l’information visuelle ; elles font toutes deux parties du dispositif rédactionnel du journal.
L’analyse de la caricature après celle du discours médiatique annonçant l’événement permet de prouver que « l’écriture de presse ne se limite pas au seul écrit : c’est un discours qui conjugue l’écrit, l’iconique et le topographique-typographique. » 287
Comme les autres médias, Le Monde et Libération se sont employés à travers la caricature à donner une place significative à la « dramaturgie iconique » en mettant en relief une représentation dynamique du conflit donnant à voir en continu les aspects guerriers, civils et diplomatiques
Pour notre part, nous nous intéressons à l’analyse de cette représentation caricaturale selon la ligne éditoriale de chaque quotidien par le biais du dispositif qui articule le dessin, la mise en page et le rédactionnel. La présence de la caricature sur la guerre dans les journaux s’explique donc par des raisons d’ordre éditorial comme c’est le cas du quotidien « Le Monde » qui, en cohérence avec sa ligne éditoriale accorde une place de choix à la caricature dans sa première page. Bien que ce quotidien ait intégré la photographie depuis 1995, sa première page est toujours occupée par les caricatures de Plantu, de Pancho ou de Sergueï. Malgré ce recours à la photographie, le journal prend position sur la guerre par le truchement de la caricature.
Ainsi sur une période de 12 mois équivalent à 312 numéros, nous avons répertorié au sein de la première page du « Monde » 4 dessins pour illustrer le conflit. En revanche, dans Libération, nous n’avons relevé que deux caricatures relatives à la crise ivoirienne à la date du 3 janvier 2003 et à la date du 6 février 2003.
Cette première différence d’ordre quantitatif entre les deux journaux, montre d’ores et déjà leur orientation éditoriale. En effet, si dans « Le Monde », la caricature fait partie de la ligne éditoriale, dans « Libération », celle-ci est rare.
En analysant dans ces caricatures de la guerre ivoirienne et en cherchant leur signification à divers niveaux de connotation, nous essayerons de saisir comment Le Monde et Libération utilisent la rhétorique de la caricature. La fonction de la caricature est d’ailleurs soulignée par une remarque de Robert Jones : « (…) Par la caricature, nous acquérons la faculté de retrouver de brefs instants de grâce d’être les contemporains affectifs de ceux auxquels elle s’adressait. » 288 A quoi cette puissance de la caricature, par de là même des générations, à nous donner la possibilité de vivre de façon authentique la représentation de la réalité ?
Francisque Sarcey, écrivait le 15 octobre 1871, dans la revue « Comique », « la caricature entre dans les yeux et remue ce qu’il y a de plus sensible en nous, l’imagination. Elle est intelligible, elle nous arrête au passage (…) et nous force à la regarder aux vitrines où elle est suspendue. » 289
Dans le cadre de l’analyse, il s’agira pour nous de révéler à partir de la question « que signifie cette image ? » et par son interprétation, les différentes connotations du message afin de mesurer l’utilisation des fonctions de la communication par les caricaturistes. En effet, ce qui spécifie la caricature et son utilisation pour véhiculer un sens, c’est la compréhension par le lecteur du « problème posé » par le caricaturiste dûment induit par la conjonction de la légende et du dessin. C’est le caricaturiste qui produit à la fois dessin et légende, étroitement imbriqués et totalement interdépendant ; en ce sens que la caricature comporte toujours une part de lisibilité et qu’elle n’est pas seulement une image.
Quoique l’analyse de la caricature doive s’attacher plus particulièrement à relever les détails iconographiques significatifs, nous considérons que les textes des légendes sont indissociables de l’image, et nous considérons le couple image-texte comme une entité unique pour les besoins de l’analyse. Ce choix est justifié par le simple fait que ce couple texte-image est une seule unité de signification voulue comme telle par le caricaturiste et globalement saisie comme telle par le lecteur. Tout se passe, en fin de compte, comme si l’écriture, par l’exigence de lisibilité qu’elle implique, assignait une place particulière au sujet lecteur de l’image; en ce sens, la caricature apparaît comme: « une illustration qui assure, dans l'espace de lisibilité du journal, une continuité entre la lisibilité de l'information écrite et la visibilité de l'information picturale. Le dessin se situe dans une continuité sémiotique avec l'écriture parce qu'elle repose, fondamentalement, sur le même rapport énonciatif qu'elle ». 290
En ce qui concerne, les caricatures relevées dans notre corpus, nous constatons de prime abord que du point de vue chronologique et par rapport au déroulement du conflit, ces caricatures s’articulent principalement autour de deux périodes : une première période est située au début du conflit, en l’occurrence entre le 19 septembre 2002 et le 3 janvier 2003. Nous avons relevé deux caricatures pour cette période caractérisée par la nécessité pour les médias de donner un sens à l’événement mais aussi et surtout l’implication militaire de la France, d’où les titres « Côte d’Ivoire : enquête sur une mystérieuse rébellion » (« Le Monde 11 octobre 2002 ») ou encore « Côte d’Ivoire. La France dans le piège. » (« Libération 3 janvier 2003 »). C’est la période de l’action militaire et des opérations de guerre dans la représentation caricaturale de la guerre ivoirienne.
A cette première période succède une deuxième située à partir de janvier 2003, période durant laquelle la négociation a pris le dessus sur l’action militaire avec notamment l’action diplomatique de la France autour des accords de Marcoussis. Nous retrouvons au sein de cette période deux caricatures de « Monde » au mois de janvier pour illustrer les titres à la Une : « La France convoque les partis ivoiriens à Paris » (« Le Monde 6 janvier 2003 »), « Côte d’ivoire : accords à Paris, affrontement sur le terrain» (« Le Monde 25 janvier 2003 »), « les escadrons de la mort de Gbagbo » (« Le Monde 8 février 2003 ») et enfin, une caricature de Libérationle 6 février 2003 intitulé « L’œil de Willem ».
Cela nous a permis à propos de la représentation caricaturale de la guerre par les médias de déterminer trois points: La représentation caricaturale de la scène militaire celle qui met en scène les opérations guerrières entre forces loyalistes, rebelles et troupes militaires françaises, la caricature de la diplomatie, relative à toute action directe ou indirecte relevant d’un mandat international ou non, visant à résoudre le conflit, enfin la représentation caricaturale de la vie civile rendant compte des effets de la guerre sur les populations.
DUPRAT (Anne), (1999), Histoire de France par la caricature, Paris, Belfond, p.23
AWAD (Gloria), Du sensationnel. La place de l’événementiel dans le journalisme de masse, op.cit., p. 121
ROBERT-JONES (Philippe), (1962), La caricature du Second Empire à la Belle Epoque. 1850-1900. Le club français du livre, (Introduction non paginée)
ROBERT-JONES (Philippe), (1960), De Daumier à Lautrec. Essai de définition sur l’histoire de la caricature française entre 1860 et 1890. Les Beaux-Arts, p. 11
LAMIZET (Bernard) Sémiotique de l'événement, op. cit. p.133