2-3 La représentation caricaturale de la vie civile

En période de conflit, les populations civiles sont celles qui sont le plus victimes des effets néfastes des opérations de guerre durant lesquelles la mort demeure le lot quotidien, d’où la présence d’une caricature à dominante macabre et funeste.

Même s’il n’y a qu’une seule caricature sur les conséquences tragiques de la guerre au sein de populations civiles, celle-ci apparaît comme un condensé des horreurs qui caractérisent souvent les conflits armés. La dernière caricature relative à la représentation de la population sous l’emprise de la violence de la guerre apparaît dans « Le Monde » du 8 février 2003 « Les escadrons de la mort de Gbagbo » (voir p.312).

Dessin de Willem
Dessin de Willem Libération 6 février 2003 (p.309)

Cette caricature de Plantu, reflète le sort des populations premières victimes de la guerre pendant laquelle, la mort comme conséquence souvent inexorable de la violence dénote tout le caractère macabre des conflits armés.

On voit, d’une part, le personnage de Laurent Gbagbo, dégageant une certaine sérénité, assis derrière une table surplombée par un drapeau aux couleurs de la Côte d’Ivoire avec, en toile en fond une répression de civils, d’autre part, deux personnages, une loupe à la main et une mallette sur laquelle est inscrite la mention « ONU », semblent scruter avec minutie une statue représentant Saddam Hussein, donc symbolisant la mission des inspecteurs sur les armes de destructions massives en Irak.

Une telle représentation caricaturale illustre deux événements dont les modalités et les raisons diffèrent aussi bien que l’aire géographique dans lesquels ils se passent : l’Irak symbolisé par le personnage de Saddam Hussein suspecté de détenir des armes de destruction massive et la Côte d’Ivoire, symbolisée par son président Gbagbo accusé d’être le complice des escadrons de la mort.

Cette caricature représente une communauté internationale dont l’action semble régie par ce qu’on pourrait qualifier de « politique à géométrie variable » et en fonction des enjeux stratégiques, politiques et économiques. Si, pour les Etats Unis et l’ONU, la mission des inspecteurs en Irak est essentielle, une enquête sur les droits de l’homme de l’homme suite aux dérives meurtrières en Côte d’Ivoire l’est tout autant pour les autorités françaises. C’est ce que semble exprimer cette présence du personnage de Jacques Chirac situé entre les inspecteurs de l’ONU et Laurent Gbagbo.

Le personnage représentant Jacques Chirac demeure le lien symbolique entre ces deux situations, confirme la volonté de la France, au regard de son implication dans ce conflit, de susciter une enquête sur les droits de l’homme, puisqu’on lit en légende des propos invitant des inspecteurs de l’ONU, étonnés par une telle invitation, à effectuer « une petite enquête sur les droits de l’homme à Abidjan. » Par ailleurs, cette représentation constitue une sorte de dénonciation de la violation des droits de l’homme qui semble ignorée par la communauté internationale, celle-ci préférant orienter ses missions vers la recherche d’armes plutôt que vers la protection et la défense d’être humains en proie à la violence. Cette caricature de l’action diplomatique donne à lire l’attitude de la communauté internationale dans son manque d’adoption d’une position claire et cohérente pour des conflits plus lointains, considérés comme stratégiquement moins importants, et économiquement sans conséquence.

Ainsi, se donne à lire dans cette caricature, une sorte de stratégie du «  deux poids, deux mesures », dans laquelle, les enjeux stratégiques, économiques mais aussi la distance géographique et sociale, l’éloignement diminuent ou modifient la capacité d’indignation.

Par ailleurs, cette caricature constitue une sorte d'écho symbolique d'une information; elle en constitue une expansion sémiotique. A la fois inscrite dans l'image et dans le discours, l'information se trouve ainsi prise dans un complexe d'intelligibilité, qui permet de faire apparaître la multiplicité des dimensions ivoiriennes et irakienne de la guerre.

En l'occurrence, tandis que l'information linguistique semble mettre en relief la nécessité d'une « enquête sur les droits de l'homme à Abidjan », la caricature donne à voir deux modes d'intervention de la communauté internationale, entre une recherche scrupuleuse des armes de destruction massive en Irak, symbolisée par cette loupe sur le visage de Saddam Hussein, et sa passivité face à la réalité de la violation des droits de l'homme en Côte d'Ivoire.

A travers cette variabilité des positions face aux conflits, semble se dégager l’idée selon laquelle aucune règle ne préside à la décision et qu’en définitive chaque crise se résout au cas par cas, en fonction du moment, des intérêts et des rapports de forces.

Si la représentation caricaturale semble mettre en relief la polémique sur cette mission des inspecteurs de l’ONU, au détriment de la situation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire, le comique de la situation est perceptible dans l’utilisation d’accessoires comme la loupe pour scruter la statue représentant Saddam Hussein et qui connote à la fois une certaine suspicion et la recherche du détail, là où de l’autre côté du monde, la réalité de la violation des droits de l’homme est visible « sans loupe ».

La lecture de cette caricature s’effectue ainsi sur deux plans et établit une symétrie entre le caractère aléatoire et peu probable de la mission des inspecteurs de l’ONU, effectuée de façon scrupuleuse et l’existence avérée de la violation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire. Le caricaturiste joue de cette ambivalence et révèle, la stratégie de Plantu dans son illustration l’actualité.

Deux événements sont représentés dans sa caricature, d’une part les conséquences de la guerre ivoirienne qui culminent sur des exactions, des assassinats ciblés à Abidjan et d’autre part, la polémique sur la mission des inspecteurs de l’ONU en Irak.

Ici, la mission des inspecteurs de l’ONU et l’imminence de la guerre contre Saddam Hussein apparaissent comme l’événement central caractérisé par sa permanence dans le traitement médiatique de l’information alors que l’événement qui a rapport direct avec l’actualité du jour, « les escadrons de la mort de Gbagbo », s’explique par l’impact de l’indignation que suscite la violation des droits de l’homme.

Dessin de Plantu
Dessin de Plantu Le Monde 8 Février 2003 (p.312)

La logique de représentation de cette caricature est celle de la prise de conscience, de la dénonciation voire d’un appel à la communauté internationale. Dans cette perspective, la caricature apparaît comme « la protestation de ce qui devrait être sur ce qui est » 292 La dénonciation s’effectue à l’encontre des autorités ivoiriennes notamment, Laurent Gbagbo pour l’inciter au respect des droits de l’homme ; mais cette dénonciation doit pour avoir un impact, faire écho au sein de la communauté internationale.

En définitive, ce qui semble remarquable dans cette représentation de la violence sur les populations, c’est l’importance des effets collatéraux de la guerre de la guerre, notamment les pertes en vies humaines, dans la mesure où cette mort est ici provoquée voire programmée. Cette mort provoquée, figure sous certains aspects, l’évocation (crânes, tibias, ossements humains, squelettes etc.) et remplit ce que Gilbert Durand a appelé « une fonction d’euphémisation de l’imaginaire face à la mort. » 293

Il y a la combinaison entre le code d’implication du lecteur et la charge émotive de l’image, dans laquelle la caricature n’est pas uniquement un « message pictural » qui véhicule un ensemble d’informations enfermées dans les signes iconiques qui les structurent, mais aussi une rhétorique destinée à susciter un débat et des positions. Il s’agit ici pour le dessin de presse de croquer l’actualité en accentuant ses travers. Sur un plan pragmatique, cet emportement apparent et l’illusion de spontanéité qui les accompagnent sont particulièrement propices à emporter l’adhésion du lecteur-spectateur. L’inachèvement, le caractère fruste et instinctif du message graphique appellent en effet sa participation active. Ce geste graphique brut est, par nature, tendu vers le regard du spectateur et demande à être relayé par lui. Cette virtualité d’interpellation phatique par le trait-trace tient au fait que le caricaturiste se montre immédiatement dans sa représentation caricaturale.

Tout cela est perçu en clin d’œil, consciemment ou inconsciemment par le lecteur qui, grâce particulièrement aux codes suscités par la légende (intonation, expressivité) se sent concerné par le message visuel. Le lecteur perçoit le titre qui accompagne l’illustration « les escadrons de la mort de Gbagbo » et instantanément, il appréhende la situation, identifie le coupable et ses complices et l’émotion suscitée par l’image entraîne en lui une vague de sentiments où se mêlent l’horreur et l’indignation. En effet, il y a comme une sorte de focalisation de la guerre, de sa représentation sur le personnage de Gbagbo, qui en constitue, ainsi, une médiation de l'information.

Ainsi, ici, « le mécanisme symbolique de la caricature est la construction d'une spécularité inversée: il s'agit, pour le lecteur, de fonder son identité sur le rejet du personnage représenté, puisque ce rejet permet l'instauration de la médiation rendant intelligible l'information ». 294 Cette représentation caricaturale dans laquelle le macabre et le funeste trouvent leur place prouve qu’à la base du processus de symbolisation se trouve donc le processus analogique.

La production du dessin de presse dans ce cas précis sert à sensibiliser le public et ainsi la prise de position par rapport aux acteurs. Les dessins de presse exercent un impact sur la représentation du conflit et expriment l’inconscient collectif des citoyens. De même, le dessin de presse, dans le cas de la représentation de la guerre peut facilement rivaliser avec un éditorial, voire en tenir lieu. C’est le cas de certains dessins de Plantu dans Le Monde.

La représentation iconographique de la crise ivoirienne a permis aux quotidiens Le Monde et Libération d’exprimer les opinions à propos des belligérants et des acteurs internationaux. La guerre devient un attribut supplémentaire de l'identité des acteurs, ce qui renvoie, finalement, à la fonction de la caricature. « Sans les acteurs qui le mettent en oeuvre dans l'espace public, l'événement ne pourrait faire l'objet que d'un récit, car il faut un personnage pour que puisse avoir lieu l'identification négative, le rejet, la distanciation, nécessaire à la caricature » 295 . En mettant en image, la violence et ses corollaires, les dessins diffusent et suscitent à la fois dans le public angoisse et peur, passion. Les dessins ne témoignent pas seulement de la perception immédiate des contemporains sur l’actualité médiatique de la guerre ; ils visent également à transformer le lecteur de spectateur passif de l’actualité en partisan d’une vision du monde et donc en acteur de l’histoire. Ils contribuent à la construction des représentations collectives des contemporains sur les hommes, les Etats et les institutions internationales. Cette représentation iconographique aide finalement à faire mûrir, puis à structurer l’opinion publique et à politiser ainsi la société. En exprimant des positions médiatiques sur la crise, les dessins anticipent en quelque sorte les attentes du public face au pouvoir politique aux hommes d’Etat.

Il faut, en effet, souligner la pertinence de la contribution des caricaturistes à la construction et à la représentation des événements. Le discours comique sur le conflit ivoirien nous informe des enjeux multiples qui semblent avoir occupé en concomitance les lieux du discours social en période de guerre. Contrairement au traitement journalistique du conflit qui dresse une mosaïque impressionnante d’enjeux, de thématiques et de protagonistes, les caricaturistes vont produire un véritable métadiscours.

Ils ne s’attardent pas tant sur le déroulement des événements proprement dit que sur les acteurs en présence, sur leur rôle et sur leur niveau de responsabilité dans le conflit. La caricature, par sa sobriété, permet de façon extraordinairement synthétisée, de circonscrire les paramètres narratologiques qui la constituent et d’extraire le discours idéologique qui l’inspire. Le discours comique qu’elle produit, a une « valeur de conception du monde […] c’est un point de vue particulier et universel sur le monde, qui perçoit ce dernier différemment, mais de manière non moins importante que le sérieux ». 296 Le processus de parodisation sociale qu’il met en branle par tous les types de travestissement qu’il génère marque un écart social par rapport au discours officiel sur le conflit. C’est ce que Bakhtine nomme, le principe de carnavalisation qui s’actualise par le rabaissement et la distorsion des rapports sociaux officiels.

La caricature emprunte au registre de l’image, vecteur privilégié de représentation et de sollicitation de l’émotion, même lorsque le texte vient contribuer à ce que Barthes nommait l’ancrage du signe ; elle sollicite l’humour comme forme de connivence avec le récepteur, par l’emprunt ou le détournement de signes, de codes, de savoirs partagés. En ce sens, la représentation caricaturale apparaît comme une image d’opposition, mais simultanément comme une image assez consensuelle qui tend à rallier sous le signe de la complicité et de l’humour une part élargie de la communauté des lecteurs, même ceux qui ne partageraient peut-être pas l’équivalent en argumentation verbale de cette prise de position iconique. Cette dimension consensuelle élargie tient à ces effets de spontanéité, de légèreté expressive mobilisés par la figuration caricaturale, et la liberté d’interprétation du monde qui lui est consubstantielle. Mais ce faisant, les caricaturistes du Monde ou de Libération, interprètent le phénomène de la guerre, ainsi que de la violence qui lui est inhérente, devant nous et pour nous. Ils nous situent en tant que témoins-complices appelés à relayer un geste énonciatif, à réagir activement face à cette interprétation résolument « engagée » qui leur est proposée. Puisqu'elle repose sur la mise en scène graphique du discours, la caricature assure ainsi une continuité entre l'information énoncée dans les journaux et l'orientation idéologique, l'opinion, exprimée par rapport à la représentation de la guerre.

Ainsi, dans les caricatures sur la représentation de la guerre, il y a lieu de dire que le conflit y est moins présent comme objet de narration ou d'information que comme élément de définition des acteurs ou personnages représentés. Ces caricatures, comme représentation médiatée des acteurs de la guerre, s'inscrivent aussi dans une logique, qui est celle de la représentation de leur mode d'intervention dans l'espace du conflit. En effet, la caractéristique des acteurs représentés qui les fait connaître aussi par le récit ou le rappel de leurs action, est, en quelques sorte, sublimée par l'illustration caricaturale dont ils font l'objet. En représentant des acteurs comme Gbagbo, Chirac ou encore Dominique Villepin par des traits caractéristiques qui mettent en évidence ceux de leurs traits, connus du public, qui les rendent immédiatement identifiables, la caricature rend aussi identifiables leurs actions, leurs décisions, ce qui étend la logique d'identification des faits et des événements liés à la guerre, associés, par l'illustration aux personnages représentés. La représentation caricaturale joue un rôle clé en politique. Si, dans les photographies, la représentation des acteurs politiques et diplomatiques de la guerre semble être une « image lisse » convenue et conforme, on constate à l’inverse que les caricaturistes ne rechignent pas à travestir leur physique. Ils s’emparent sans vergogne de ces corps et de ces visages en donnant à rire un clone contrefait qui accompagnera ensuite les actions et les déclarations de l’original. Les caricaturistes guettent les faux pas, les actions, les bons mots et ceux qui le sont moins des différents acteurs de la guerre. Au final, au-delà de la caricature de ces acteurs politiques se donne à voir une représentation qui sape le prestige et le crédit des personnages en ridiculisant les politiques. Qu’il s’agisse de Villepin, de Chirac et, encore plus de Gbagbo, l’excès et la distorsion constitue des traits récurrents. La tête du personnage a souvent droit à un traitement privilégié, car elle porte l’identité de la personne. Les caricaturistes utilisent l’hypertrophie pour rendre comique un visage, les traits sont souvent déformés de façon grotesque. L’expression du visage et aussi utilisée pour transmettre un message, il porte les émotions du protagoniste.

La guerre constitue ainsi ici, un attribut des personnages, elle représente une sorte de fétichisation de la représentation des acteurs, puisqu'elle contribue à définir les identités dont ils sont porteurs dans les caricatures. A n’en pas douter, la caricature est beaucoup plus qu’un simple divertissement, c’est un acte politique qui prend une forme particulière. Ce qui relève de l’autorité politique devient risible, ce qui imposait le respect devient ridicule, c’est bien cette inversion carnavalesque qui se produit dans les caricatures du Monde et de Libération dans leur représentation des acteurs de la guerre. Les acteurs politiques et diplomatiques se trouvent confrontés à un acteur qui contredit par ces facéties les discours officiels.

Mais quand le rire du lecteur a disparu, sa lecture des événements liés à la guerre ivoirienne n’est plus tout à fait la même. La proposition de lecture faite par les caricaturistes a pu faire mouche, ce qui modifie parfois profondément l’opinion des lecteurs. Les attaques contre Laurent Gbagbo n’ont rien d’anodin ou de simplement plaisant. Elles altèrent l’image d’un régime ivoirien qui semble s’accrocher à la dernière marche de pouvoir quitte à bafouer les droits de l’homme.

Notes
292.

GAUTIER (Paul), (1906) Le rire et la caricature. Paris Hachette, p.38

293.

DURAND (Gilbert) (1968), L’imagination symbolique, Paris, Hachette, p. 114

294.

LAMIZET (Bernard) Sémiotique de l'événement, op. cit. p.142

295.

Ibid., p. 142

296.

BAKHTINE (Mikhaïl), (1970), L’œuvre de François Rabelais au Moyen âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, p.28