Cinquième partie - La guerre dans les fictions littéraires

La guerre et la littérature ne sont pas des domaines indépendants mais au contraire ont beaucoup en commun. La guerre est un sujet qui revient toujours dans la littérature, celle-ci étant un des moyens de la représenter mais aussi de la critiquer et de réfléchir sur elle. Ainsi, la guerre ne cesse de provoquer l’imagination des hommes. En guerre, les hommes sont mis à nu, dans leur chair comme dans leur imaginaire. Or, la façon dont les hommes perçoivent la guerre n’est pas sans conséquence sur la guerre elle-même. En période de guerre, les tensions voire les contradictions entre l’expérience du réel et sa signification apparaissent au grand jour. Les normes sociales les plus élémentaires disparaissent devant les violences qui se déchaînent. Face à l’arbitraire de la violence, à l’impuissance ressentie, à la mort, à la souffrance, on voit resurgir les imaginaires parfois les plus archaïques- imperceptibles en temps de paix, mais pourtant actifs. Or ces imaginaires réactivés jusqu’à être exacerbés ont un impact sur le déroulement même de la guerre, ainsi que sur la vision de l’homme, de la vie et du monde pendant et après les conflits.

L’observation de la production littéraire contemporaine donne le sentiment que l’expression de la violence semble être l’une des conditions primordiales de l’émergence des œuvres littéraires. Cette culture de la mort est encore renforcée par l’actualité exceptionnellement convulsive de ces dernières années qui a révélé un trait majeur : l’insécurité semble devenue la chose du monde la mieux partagée. L’Afrique elle-même ne demeure pas en reste. Dans sa marche chaotique vers les chemins du développement, le continent africain est traversé par de nombreux conflits et guerres interethniques. Elle est traversée par des guerres et des conflits larvés dont certains durent depuis maintenant quelques années. Si dans des pays tels que le Rwanda, le Burundi, la République démocratique du Congo, le Libéria ou la Sierra Léone, règne pour l’instant une atmosphère pacifiée après les conflits meurtriers qu’ils ont connus au cours de la décennie, il demeure toujours des zones chaudes dont on ne peut prédire avec certitude l’évolution des conflits : le Soudan, le Darfour et la Côte d’Ivoire continuent de faire l’expérience du phénomène douloureux de la guerre.

Dans un tel contexte, les écrits africains, et principalement les œuvres de fiction littéraire n’échappent pas à ce schéma et contribuent à l’esthétique de l’horreur.

Le champ littéraire africain et les préoccupations des écrivains contemporains, expriment l’attitude des écrivains face à l’évolution de leur monde et de la vie, en ce sens que les œuvres en s’interrogeant sur la réalité géopolitique de certains pays, développent ce que l’on peut considérer comme une ouverture de l’écriture à la vie, à l’environnement immédiat des Africains. Tanella Boni, philosophe ivoirienne, s’interrogeant sur l’univers des récits traitant des conflits en Afrique écrit : « Les écrivains parlent-ils d’autre chose que de la vie ? Ces dernières années, il est vrai, les guerres et les violences de toutes sortes ont envahi aussi l’espace de l’écriture faisant partie intégrante désormais des univers imagés. La mort, la souffrance et le chaos ont donc fait irruption sur la page blanche, venant de très près de la vie réelle. » 297

En ce sens, les contenus des œuvres littéraires dans lesquelles sont dénoncées les violences nées des conflits, constituent une problématique très présente dans la littérature négro-africaine d’expression française.

Les écrivains dans leur majorité, consacrent leur énergie à relater les tourments qui agitent l’Afrique, pour témoigner de leur époque, de leur temps et par devoir de mémoire pour les générations futures. A cet égard, à travers cette mise en scène de l’existence du monde, la représentation de l’Afrique face à son destin, les crispations, les frustrations imposées par toutes les formes de conflits, les martyrs infligés aux plus faibles et aux plus démunis ont influencé de nombreux romanciers.

Cette inscription du contexte sociopolitique dans l’univers des œuvres montre que le discours romanesque devient porteur de cette expérience. Par conséquent, on peut désormais établir, et c’est l’un argument de cette étude sur le prolongement des guerres dans les fictions littéraires, les éléments constitutifs d’une rhétorique du sang comme principe fondateur et récurrent de nombreux romans africains francophones des deux dernières décennies : « la guerre devient en elle-même, principe de regroupement et modulateur de sens » 298

Dans les œuvres littéraires les plus récentes, les écrivains face à une Afrique en proie à toutes sortes de conflits violents et de tragédies humaines en tout genre, essaient de représenter ces mondes de tension, de belligérance.

Pour la plupart d’entre eux selon Pius Ngandu Nkashama, l’écriture se fonde sur ces graves crises qui font des sociétés africaines contemporaines des espaces de violences parfois irrationnelles : « Les sociétés contemporaines, telles qu’elles apparaissent dans l’écriture actuelle, sont principalement des espaces de violences plus irrationnelles que celles installées par les systèmes coloniaux, parce qu’elles se sont constitué une logique particulière. » 299

Nous nous proposons dans cette étude du phénomène de la violence de la guerre dans les fictions littéraires africaines, à partir d’une lecture discursive, d’analyser « l’écriture de sang » et de mort du roman africain comme l’expression d’une littérature contemporaine née dans la violence, qui semble confrontée par la conjugaison des dérives « ethniques », des dictatures ou de conflits de pouvoir.

La guerre, qui suscite souvent le fait littéraire, devient de ce fait un élément fondamental d’une pensée et d’une société en crise, car en «  se posant comme nécessité, la littérature sanguine se révèle contemporaine d’une violence actante, comme une écriture du dedans, qui prend en charge les éclaboussures des amputations et des viols monstrueux » 300

Par ailleurs, la création romanesque est étroitement liée à un certain nombre de contraintes de la pratique de l’écriture. En effet, si tout texte se rapporte à une réalité sous-jacente et que cette réalité constitue son référent, c’est instaurer alors une relation de vérité et se donner le pouvoir de soumettre le discours littéraire de la guerre à l’épreuve de la vérité. L’œuvre de fiction relative à la guerre essayera de rendre compte du décentrement et de l’effondrement de l’imaginaire dans l’expression de la violence et sa mise en forme littéraire. La guerre sera donc pour les romanciers un creuset propice à la création littéraire. La guerre et le lot de cruautés qu’elle charrie quand elle est la source d’inspiration, autorise à une représentation de l’enfer. Le discours romanesque africain relatif à la guerre ne tourne pas le dos à cette vérité historique. Toutefois, les écrivains n’oublient pas que l’art doit être un antidote du tragique.

Si le roman est né de la narration des faits de guerre, les romanciers africains puisent encore à cette source ensanglantée pour en faire « un rire franc contre le tragique de la guerre » 301 . Il se dégage une constante dans ces œuvres de fiction relatives à la guerre à travers lesquelles les romanciers fixent cette immense douleur que constitue le phénomène de la guerre d’où cette écriture qui prend les contours d’une dérision généralisée. Il s’agit dans ce cadre d’une création dynamique qui s’articule autour d’une narrativisation du ludique et une sorte de dédramatisation ou une bouffonisation du tragique.

Au demeurant, analyser les fictions de la guerre dans la littérature africaine, c’est aussi étudier la relation entre la violence et le langage et cela revient à s’interroger, à travers ces récits de guerre sur les usages qui sont faits de « l’écriture de la violence (…) comme une façon de lutter, avec les mots, contre la décrépitude de la pensée, le cynisme des idéologies et l’absurdité des actions de ceux qui ont en charge le destin de leurs concitoyens ; comme une thérapeutique collective par la conscientisation des citoyens-lecteurs » 302

Cette partie sur la fictionnalisation des conflits dans les œuvres littéraires, nous permettra de nous intéresser à l’Afrique belliqueuse qui échappe à l’emprise de la raison et de la mesure pour cultiver « le culte du sang », et tombe ainsi sous le coup de la déchirure, à savoir de l’excès, de la violence et de la transgression. Nous nous interrogerons sur l’empreinte que ces conflits ont laissée dans les fictions littéraires, ou plutôt renversons la perspective : nous intéressera au premier chef, le face à face des écrivains avec la guerre, ce summum de la violence qui marque l’irruption de l’inhumain et de la barbarie dans la trame paisible de la vie sociale. Notre approche privilégiera les procédés littéraires. Est ainsi posée la problématique centrale du récit de la guerre, c’est-à-dire la confrontation de l’écrivain avec une expérience-limite pour ainsi dire muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression de son propre sens comment traduire en mots la guerre. Il est en effet, un degré de l’inhumain où le langage romanesque perd ses droits. Etant sans reflet double, la guerre échapperait à la représentation comme le réel qualifié d’idiot, auquel il manque tout autre chose à partir de quoi de l’interpréter. Alors, comment l’écrivain aux prises avec un matériau par nature rebelle à toute expression s’y prend-il pour aborder le sujet ? Maintes fois, par la voie la plus inattendue et la plus paradoxale, non celle du réalisme poussé à son paroxysme comme on pourrait s’y attendre, mais par une stratégie narrative impliquant le détour par l’imagination qui fournira au phénomène unilatéral qu’est la guerre, le complément en miroir lui faisant défaut. En outre, pour maîtriser son sujet, l’écrivain devra inventer la langue, une nouvelle langue, une langue étrangère, c’est-à-dire son propre idiolecte répondant au caractère singulier de la guerre. De ce fait, il « met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. Il entraîne la langue hors des sillons coutumiers, il la fait délirer.» 303 En définitive, il s’agira d’examiner la spécificités du récit de la guerre et la démarche paradoxale de l’écrivain, confronté à la gageure de la guerre, de rendre accessible au langage une expérience à priori ineffable qui risque fort d’être jamais condamnée à « l’aphasie du monstrueux ».

Quels mots utiliser pour face à la cruauté d’autrui ? Par quel langage peut-on faire front contre l’oppression, contre la folie des hommes ? Ce langage existe-t-il quelque part ? Cette difficulté met en lumière l’impuissance des œuvres à exprimer l’horreur de la guerre : l’impuissance des mots à exprimer l’indicible. L’impuissance de certains personnages à trouver les mots, exprimer les frustrations, les angoisses, les mettre à jour, leur donner du sens, pour les éloigner de soi, de se donner les moyens de prendre de la hauteur avec sa souffrance, avec la folie ambiante. Impuissance du langage qui enferme les personnages confrontés à la réalité oppressante de la guerre dans des corps, ses secousses, ses convulsions. Le corps devient une prison de l’âme, la souffrance du corps est d’ailleurs si forte que le spectacle de la cruauté devient pour le lecteur lui-même, un réel supplice. Le langage dans lequel sont décrites les scènes d’horreur, de violence, de torture, d’exécutions sommaires, est un langage délibérément simple, sans esthétisme, comme si les écrivains voulaient nous dire que le langage n’avait plus assez de force pour dynamiter le réel, pour le transformer.

Notre étude sur la guerre dans les fictions littéraires africaines s’appuiera sur un corpus des romans qui ont offert leur matière à Ahmadou Kourouma pour, Allah n’est pas obligé 304 , et, Quand on refuse on dit non  305 , alors que le roman de Tanella Boni dans Matins de couvre-feu 306 , porte sur la crise ivoirienne qui dure depuis 2002. Il y a enfin, les œuvres qui traitent aussi bien de la Côte d’Ivoire que d’autres réalités sociopolitiques de pays de la sous région où opèrent des « small soldiers » et autres Ninjas dans les œuvres d’Emmanuel Dongala, Johnny chien méchant 307 et de Florent Couao-Zotti, Charly en guerre 308 Si la plupart de ces fictions adoptent une perspective réaliste, il faut néanmoins souligner la part prépondérante de l’imaginaire chez certains auteurs qui traitent de conflits sans forcément situer leurs textes dans des sociétés de référence.

A partir de ces œuvres romanesques que nous convoquerons pour les besoins de l’analyse, notre préoccupation sera de mesurer la distance que prennent les écrivains vis-à-vis des faits qu’ils relatent. A partir de quels discours ces écrivains dénoncent-ils les conflits dont ils s’inspirent ? Existe t-il des liens entre ces différents types de récits ? Enfin quelle est la forme d’engagement exprimé par les écrivains face à des événements qui hantent encore les mémoires communes ? Autrement dit, comment, par l’écriture ou la mise en fiction des conflits, se pérennise la représentation littéraire de la guerre par ces différents écrivains ?

Cette étude permettra de montrer, comment les auteurs produisent un univers romanesque, à partir de faits connus, avérés, d’espaces connus. Il s’agira plus précisément dans cette étude sur les textes de fiction, d’analyser le discours littéraire quand il parle de violence, de combats mais aussi quand il traite de conflits ethniques c’est-à-dire des différences entre ethnies, habitants et culture. Enfin, « la fiction est un miroir esthétique du politique : elle constitue une représentation du poétique libérée des contraintes de l’histoire et, par conséquent, inscrite dans les formes d’une plénitude de la médiation esthétique » 309  ; à partir de cette idée, nous examinerons en dernier ressort, l’étude de la représentation de l’espace de la guerre dans ces textes de fiction afin d’en comprendre les significations sociales et politiques.

L’analyse de ces différents thèmes, nous permettra de comparer le travail de la fiction et le traitement médiatique de la guerre pour savoir s’il existe une similitude entre eux. Ainsi, il s’agira finalement dans cette partie, de confronter le discours du Monde et de Libération au discours sur la fiction. Cette confrontation de ces deux types de discours, au-delà de leur complémentarité, nous permettra d’analyser la culture de l’événement dans les médias et la fiction dans l’espace public. En effet, tandis que Le Monde et Libération sont diffusés dans l’espace public français, les œuvres littéraires que nous évoquons dans cette partie y sont beaucoup moins présentes.

Pour mener jusqu’à son terme notre étude à partir des questionnements ci-dessus énoncés, notre démarche s’appuiera sur différents types d’approches de l’analyse du récit en général, les modes de lecture qui conçoivent l’œuvre littéraire à la fois comme fait de langage, reflet d’un univers socioculturel ou politique et donc dispose le texte comme un espace où se dévoile dans une certaine mesure la réalité. Envisagée en ce sens, notre étude nous rendra sensible aux points de vue des auteurs que l’on peut appréhender à partir du discours des personnages ou du regard qu’ils projettent sur les faits en vue de leur signification.

L'intérêt de cette partie est de nous permettre de poser différents types de questionnements théoriques: les premiers constituent une confrontation des champs des sciences de l'information et de la communication et de la question de la littérature. Il s'agit de montrer que la connaissance et la réflexion sur la médiation esthétique du langage et sur l'esthétique de l'écriture permet de penser la place de l'écriture dans la communication.

L'histoire des sciences de l'information et de la communication, issues pour partie des sciences du langage, donne une place particulière à la question de leur relation à la littérature.

Il s'agit également ici, de rendre compte de l'instance esthétique des médias et par la même occasion, la confrontation des médias et de la littérature permet de définir le concept même d'information. Par rapport au concept d'information, il faut s'interroger sur le statut de la fiction dans la réflexion sur la dimension esthétique de la communication et, en particulier, montrer ce qu'apporte la fiction à la réflexion de la communication.

Notes
297.

BONI (Tanella), « Vivre, apprendre et comprendre », In Notre Librairie, n° 144, avril-juin, 2001 p. 7

298.

TCHEUYAP (Alexis), (Sous la dir.), Afrique en guerre. Etudes littéraires, volumes 35, n°1, hiver 2003, p. 9

299.

NKASHAMA (Pius Ngandu), (1989), Ecritures et discours littéraires, Paris, l’Harmattan, p. 161

300.

TCHEUYAP (Alexis), Afrique en guerre, op. cit., p.14

301.

COULOUBALY (Adama), « Le récit de guerre : une écriture du tragique et du grotesque » In Ethiopiques n°71 2001.

302.

NGALASSO ( Mwata Musanji), « Langage et violence dans littérature africaine écrite en français », In Notre Librairie n°148, Penser la violence, juillet/septembre 2002, pp. 72-75

303.

DELEUZE (Gilles), « peindre le cri », (extrait de la logique de la sensation), In critique, mai 1981, pp. 506-511

304.

KOUROUMA (Ahmadou), (2000), Allah n’est pas obligé, Editions du Seuil, Paris.

305.

KOUROUMA (Ahmadou), (2004), Quand on refuse on dit non, Editions du Seuil, Paris.

306.

BONI (Tanella), (2005), Matins de couvre-feu, Editions du Rocher, Paris.

307.

DONGALA (Emmanuel), (2002), Johnny chien méchant. Le Serpent à Plumes, Paris.

308.

COUAO-ZOTTI (Florent), (2001), Charly en guerre, Editions Dapper.

309.

LAMIZET (Bernard), Travail en cours sur la sémiotique politique.