Chapitre 1 - L’espace dans le roman africain de la guerre

Si l’espace « réel » est une expérience, l’espace symbolique est une construction signifiante ; tout discours sur l’espace, notamment le discours littéraire, est une construction signifiante qui informe, trie et hiérarchise le matériau pré-construit offert par le « réel ». Il apparaît donc légitimement comme un champ privilégié de significations psychologiques, sociologiques, esthétiques ou philosophiques. L’espace romanesque, c’est d’abord l’espace représenté, un espace fictif que le texte donne à voir, avec ses lieux, ses décors, ses paysages, ses objets, ses formes, ses personnages en mouvement. Réalistes ou non, tous les romans inscrivent la fiction dans une topologie, un espace où est représenté l’activité du corps, qu’il se contente d’enregistrer des perceptions ou exerce une action sur le monde. « L’espace, écrit Jean Weisgerber, constitue une des matières premières de la texture romanesque. Il est intimement lié non seulement au point de vue, mais encore au temps de l’intrigue, ainsi qu’à une foule de problèmes stylistiques, psychologiques, thématiques qui, sans posséder de qualités spatiales à l’origine, en acquièrent cependant en littérature comme dans le langage quotidien. » 310

D’autres comme Charles Grivel ou Henri Mitterand soulignent encore ce caractère fondamental de l’espace dans l’élaboration de l’œuvre romanesque : « c’est le lieu qui fonde le récit » 311 écrit Henri Mitterand, « parce que l’événement a besoin d’un ubi autant qu’un quid ou d’un quando ; c’est le lieu qui donne à la fiction l’apparence de la vérité. » 312

Etudier les corrélations entre la guerre et l’espace dans lequel elle se déroule à propos des fictions littéraires africaines, consiste donc tout d’abord à s’intéresser à la mobilité des personnages, à leur capacité à agir dans tel ou tel espace, mais aussi à la distribution des rôles narratifs, aux relations actancielles qui unissent le personnage à l’espace, aux rapports de force qui peuvent s’instaurer entre un être et son environnement, celui-ci pouvant être représenté comme un champ d’action ouvert ou au contraire comme une source d’oppression, voire comme un cadre clos empêchant toute réalisation.

Dans l’ensemble des œuvres de fiction traitant de la guerre dans l’espace africain, un des facteurs de dramatisation des récits réside dans la représentation qui est faite de l’espace géographique, également en crise.

En effet, dans les fictions littéraires de la guerre, l’espace habité par les personnages est l’arène d’un combat violent, et un décor vivant qui, par ses élans rageurs, renvoie aux hommes l’image de leur brutalité ou leur inanité. C’est d’ailleurs l’image qui se dégage de Zamba dans Matins de couvre-feu de Tanela Boni: il s’agit d’un pays dans lequel les populations ont fini par s’habituer aux enlèvements, aux rafles, aux tueries et autres atrocités. « Ni la guerre, ni la haine de l’autre, encore moins la floraison des polices parallèles n’épargnaient le sol de Zamba qui, pour toujours était entré dans la spirale de la violence et le cycle de la banalité de la mort qui, depuis quelques années, avait le droit de cité au grand jour. » 313 Ailleurs, dans Johnny chien méchant, les populations confrontées à l’oppression liée du fait de la violence des hommes, n’ont qu’une seule alternative : « partir, quitter au plus vite ce pays devenu piège où plus rien et plus personne ne nous protéger : l’important était de fuir, fuir les bombes, fuir les massacres, fuir les viols. » 314 Il s’agit par conséquent d’espaces de crise voire d’espaces en crise puisque « le déplacement, le trajet, le voyage sont de ce point de vue, des actions cardinales, dans la mesure où elles introduisent des distances, diversifient l’espace vécu, et sont souvent l’occasion d’une épreuve et d’une évolution. Leurs motivations sont très révélatrices de la psychologie du sujet, de sa situation, de son rapport au monde. » 315

L’espace de la guerre est un espace tragique puisque le rapport des personnages à l’espace semble, dans l’ensemble des œuvres, pouvoir se résumer à ces trois termes : être subi, être convoité, être dominé. Il ne se vit guère en termes esthétiques mais en termes de pouvoir. Le plus souvent, le personnage est en conflit avec son propre espace de vie, qui l’opprime ou l’avilit. Il peut alors subir passivement son destin ou choisir de fuir, en quête d’un monde meilleur. L’espace de la guerre est aussi un espace qui ne conduit nulle part. Les populations confrontées à la guerre y errent et cette errance est une véritable persécution. Les personnages sont voués à une perpétuelle agitation, mais leurs déplacements sont vains et ne contribuent jamais à une véritable avancée, de quelque ordre qu’elle soit. Plus de marche ici, mais une errance. La déambulation se fait au hasard et constitue un trajet du même au même voire du même au pire. « Un moment de flottement, un moment où, comme une onde stationnaire, nous n’avancions ni ne reculions, et puis soudain, ç’a été le reflux dans un tohu-bohu chaotique. Nous étions pris entre deux poussées contradictoires où ceux qui avaient déjà réussi à pivoter pour retourner sur leurs pas se heurtaient brutalement à ceux qui avançaient encore et dans les chocs, ceux qui tombaient avaient peu de chance de se relever sous les dizaines de pieds qui les écrasaient aussitôt. » 316 Il en découle une impression de « dissémination narrative qui rejoint, dans une harmonie de la dispersion et de l’absurde, l’égarement des personnages. » 317 Enfin, l’espace de la guerre est une conjonction de sphères. Dans l’ensemble de ces œuvres qui traitent de la guerre, semble se dégager à travers les soubresauts quotidiens de la violence, une dialectique du « partir » et du « rester » qui constitue un leitmotiv. « L’action est souvent sous-tendue par d’incessants mouvements d’un lieu à l’autre. Etre et espace ne se figent pas dans une immobilité hiératique, mais au contraire se dynamisent mutuellement. » 318

C’est donc à travers ces représentations spatiales que nous aborderons ici l’étude de la représentation de l’espace de la guerre dans les fictions littéraires africaines. Il est nécessaire d’interroger l’espace romanesque pour en faire apparaître les significations sociales et politiques.

Notes
310.

WEISGERBER (Jean), (1978), L’espace romanesque, Ed. L’âge d’homme, Lausanne, p.19

311.

MITTERAND (Henri), (1980), Le discours sur le roman, PUF, Paris, p. 194

312.

GRIVEL (Charles), (1973), Production de l’intérêt romanesque, Ed. Mouton, Paris La Haye.

313.

BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p.63

314.

DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 186

315.

PARAVY (Florence), (1999), L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970-1990), Paris, L’Harmattan, p.17

316.

DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p.58

317.

PARAVY (Florence), L’espace dans le roman africain. Francophone contemporain ,op cit., p. 33

318.

Ibid., p. 31