1-L’espace de la guerre, un espace tragique

La représentation de l’espace dans les fictions littéraires africaines de la guerre s’articule autour de la dualité entre espace et dramatisation, qui entraîne une représentation de l’espace dans laquelle la topographie des lieux et son onomastique sont mises au service du romanesque, en situant le récit dans un espace à la fois animé et chaotique. L’espace est ici au cœur de la situation de crise qui affecte le personnage, dans la mesure où il s’avère invivable. Parmi les œuvres étudiées, nous avons de prime abord, les fictions littéraires qui s’inscrivent de manière explicite dans l’espace réel d’un pays africain. L’ancrage dans le monde géopolitique réel, caractéristique de l’esthétique réaliste, privilégie les références à l’espace réel. La localisation de l’action s’opère à travers l’insertion de la trame narrative dans une toponymie et une topographie faisant référence à une zone géographique donnée. En ce sens, le rapport dialectique de l’œuvre littéraire à la société est ici manifeste.

Ce réalisme géographique se retrouve d’une part, dans les œuvres traitant du conflit ivoirien, notamment dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé ou Quand on refuse on dit non ! dont l’action se situe respectivement au Liberia puis, Sierra Leone pour le premier, en Côte d’Ivoire pour le second.

On constate que si ces fictions littéraires africaines font de plus en plus allusion au contexte extralittéraire, bien avant la trame romanesque, l’épigraphe dans certains romans comme la dédicace de Allah n’est pas obligé, assume bien la part de l’influence de l’histoire mouvementée et convulsive de l’Afrique. « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre commande que ce livre a été écrit. » 319 ou encore « A tous les enfants d’Afrique et du monde qui font une guerre qui n’est pas la leur. » 320 dans Charly en guerre de Florent Couao-Zotti.

Ailleurs dans Matins de couvre-feu, l’auteur, Tanella Boni, traite de la crise ivoirienne, en jouant sur l’ambivalence entre fiction et réalité puisque la trame romanesque s’inscrit dans un espace fictif du point de vue de la toponymie, tout en créant une topographie réaliste, suscitant la reconnaissance du lecteur : « Je ne dirai pas, comme les meilleurs romanciers, « toute ressemblance avec des personnages ou des faits réels ne saurait être que pure coïncidence. Je dis que les événements se déroulent dans un univers romanesque et que la réalité, excellente conteuse du jour et de la nuit, nous vole la vedette, l’écrivain étant réduit, désormais, à chercher des mots introuvables, dans un chaos où seule la vie, rien que la vie et l’amour qui l’accompagne méritent d’être défendus. » 321 Au demeurant, certains de ces romans de guerre sont des œuvres réalistes où le tragique s’inscrivent dans des espaces géographiques repérables. L’on n’est moins surpris par les nombreuses références spatiales. Ainsi les toponymies rappellent-elles, des espaces connus.

Tous ces espaces sont tragiques et dysphoriques dans la mesure nous retrouvons tout au long de l’œuvre l’expression récurrente « C’est la guerre qui veut ça » 322 comme mode de légitimation de la violence.

Nous retrouvons cette légitimation voire la banalisation de la violence gratuite également à travers ces propos de Johnny l’enfant-soldat de l’œuvre d’Emmanuel Dongala : « je ne suis pas un tueur. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole les femmes. C’est normal. La guerre c’est comme çà, donner la mort, c’est naturel. » 323

Cette même signification de la toponymie se retrouve dans l’autre œuvre de Ahmadou Kourouma, en l’occurrence Quand on refuse on dit non ! Il s’agit de retracer l’itinéraire parcouru par Birahima, l’enfant-soldat de Allah n’est pas obligé désormais démobilisé, accompagnant Fanta dans sa fuite, après un massacre dans sa ville de Daloa. Direction Bouaké, où ils espèrent être protégés par les siens. Chemin faisant, Fanta entreprend de faire l’éducation de son jeune compagnon. Elle lui raconte l’histoire de la Côte d’Ivoire, des origines jusqu’au basculement dans la guerre civile. Le récit est ponctué de rencontres le plus souvent dramatiques qui sont autant d’éclairages sur la réalité de la Côte d’ivoire, un pays en proie à la guerre civile. Cette oeuvre qui apparaît comme la suite d’Allah n’est pas obligé, met également en scène l’enfant soldat Birahima dans ses pérégrination à travers la Côte d’Ivoire qui « est comme toutes les républiques foutues de cette zone, démocratique dans quelques domaines mais pourrie jusqu’aux os par la corruption dans les autres. » 324 A l’instar du Libéria et de la Sierra Leone dont la toponymie semble avoir rattrapé le destin des hommes, la Côte d’ivoire est dénommée « la Côte des Mâles gens » par les marchands d’esclaves à cause de l’inhospitalité des habitants. La corrélation entre l’espace primaire et l’inaccessibilité de ses côtes voire l’inhospitalité de ses habitants se retrouve autour d’une figure stratégique : le combat pour un même espace. « L’ivoirité signifie l’ethnie qui a occupé l’espace ivoirien avant les autres. » 325

Si dans Allah n’est pas obligé, l’espace tragique se délimite avec des « crânes humains hissés sur des pieux », l’autre œuvre de Kourouma, Quand on refuse on dit non!, apparaît comme une suite des tribulations de Birahima, non plus au Libéria et en Sierra Leone, mais plutôt en Côte d’Ivoire « Après les guerres tribales du Libéria et de la Sierra Leone, je croyais que c’était le comble. Non, le bordel dans la merde au carré continue. Me voilà perdu et vagabondant dans les massacres et les charniers barbares de la Côte d’Ivoire. » 326 , le tragique de l’espace s’apparente parfois au fantasme.

En effet, l’espace voire le sol ivoirien requiert la multiplication de charniers comme  moyen de fertilisation. « Ils ont jeté les corps dans un charnier, ils ont fait des cadavres un immense charnier. Le charnier va pourrir. La pourriture va devenir de l’humus. L’humus deviendra du terreau. Ça permet de terreauter le sol ivoirien. (…). Donc les charniers, ça permet de terreauter la terre ivoirienne. C’est le terreau des charniers qui permet à la Côte d’Ivoire d’avoir un sol riche qui nourrit le bon café, de la bonne banane, du bon hévéa, et surtout du bon cacao. La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao et produit le meilleur cacao qui fait le meilleur chocolat du monde.» 327 .

Le leitmotiv du charnier comme procédé de fertilisation de l’espace jalonne l’ensemble de l’œuvre au point d’apparaître comme la figure sur laquelle s’articule la trame romanesque. « Le charnier de Yopougon a été le premier. Beaucoup de charniers allaient suivre dans la guerre tribale et barbare de la Côte d’Ivoire. » 328

Dans l’ensemble de ces romans africains de la guerre, pour lesquels les auteurs ont choisi l’ancrage du cadre de l’action dans le monde géopolitique réel à l’image du Libéria, de la Sierra Leone voire de la Côte d’Ivoire, l’espace réel apparaît lui aussi comme une construction signifiante. « L’acte d’écriture est alors comme un acte politique, beaucoup plus que poétique et ne s’inscrit pas dans une esthétique de « l’art pour l’art » : il vise à agir, au moins par le regard critique, sur l’environnement réel. » 329

Par ailleurs, même les œuvres littéraires qui ont choisi de mêler référent fictif et référent réel, l’espace de la guerre est structuré par la même configuration tragique dans laquelle les personnages semblent vivre l’expérience étouffante de l’univers carcéral. Ces trames romanesques, mettent souvent en place un espace fictif du point de vue de la toponymie, tout en créant une topographie réaliste. Aussi dans le roman de Tanella Boni, Matins de couvre-feu, dans le cadre spatial de Zamba, dans sa capitale Zambaville enserrée autour d’une lagune et dans sa célèbre MAL (Maison d’Arrêt et des Libertés), qui regorgent de citoyens arrêtés par « La Police Parallèle » à l’heure du couvre-feu, au-delà du déguisement de la fiction, on peut reconnaître un pays comme la Côte d’ivoire, et sa capitale Abidjan, et sa MACA (Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan).

L’espace est ici totalement clos et empêche tout épanouissement des personnages qui l’habitent puisque la liberté de circulation est un privilège réservé aux forces de l’ordre chargées de veiller au respect du couvre-feu « car Zamba est un pays vraiment bizarre où tout marche de travers quand on croit que tout ira bien. » 330 Il y a par conséquent un décalage entre la représentation que se font les personnages de leur espace et la réalité sociale régie par le contrôle zélé des autorités politiques : « A vrai dire, à Zambaville, la glorieuse capitale du pays, avant que le couvre feu ne s’installe, tout allait déjà de travers. » 331

Ailleurs, dans l’œuvre d’Emmanuel Dongala, Johnny Chien Méchant, la dénomination de l’espace de la guerre et sa féodalisation par les différentes factions rivales, s’effectue grâce une toponymie empruntée à des pays ayant connu la guerre tels que l’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan, l’Angola ou encore le Koweït.

Ainsi pour se livrer au pillage, une des factions rivales dans la guerre que traverse le pays, « les Combattants de la Liberté », a assiégé différents quartiers de la capitale.

Cet effet de réel qu’il instaure, le roman semble dévoiler le caractère étouffant de la guerre où l’espace devient un étau autour duquel se resserrent les belligérants. En témoignent ces propos du colonel Giap, le chef des « Combattants de la Liberté » à ses soldats, lors du quadrillage de la ville : « Commando1, vous allez opérer dans le quartier de Kandahar ; commando 2, quartier Koweït ; commando 3, quartier Huambo ; et commando 4, Sarajevo. » 332 . Une telle occupation de l’espace de la guerre est loin de constituer une garantie de sécurité pour une population qui fuit pour chercher refuge ailleurs « Kandahar, était dévasté, vide comme un champ de mil après le passage d’une nuée de criquets ou comme ce qui reste de la carcasse d’un éléphant après une attaque de fourmis magnans ». 333 Contrairement à l’onomastique des quartiers aux consonances familières qui font référence à des espaces certes lointains mais connus comme c’est le cas notamment dans Johnny chien méchant, l’œuvre de Florent Couao-Zotti, Charly en guerre, dévoile une toponymie, des noms de rues et d’avenues dont le caractère martial rappelle sans cesse aux personnages qui s’y trouvent ou s’y déplacent, la réalité et l’omniprésence de la guerre : « Sous la conduite du jeune homme, tous, d’un mouvement lent, traversèrent la rue et se glissèrent sur le terre-plein au milieu de la grande avenue, l’avenue du Général Krahn. » 334

L’espace géographique en crise dans les fictions africaines de la guerre, n’est pas uniquement exprimé par le recours à une toponymie réelle ou fictive susceptible de dévoiler son aspect tragique. Les éléments de la nature sont mis au service de la fiction, ce qui situe parfois le cadre romanesque dans un espace pris de spasmes, voué lui aussi à l’état de crise. Le romanesque se teinte nettement d’accents légendaires ou mythiques par lesquels les éléments animés d’une vie et d’une volonté propre, interviennent dans le déroulement de la guerre dans la mesure où « la nature n’est pas ici pur décor, ni même simple métaphore de l’être. Animée de forces obscures, dotée d’une volonté et d’un langage, elle est l’espace de prédilection où s’expriment les mondes invisibles. Les représentations de l’espace sont ici en relation directe avec certaines croyances : l’espace autour du personnage se peuple d’esprits en colères, d’ancêtres inquiétants ou vindicatifs qui mobilisent la violence des éléments. » 335

En définitive, que les oeuvres aient adopté une toponymie et une topographie réalistes, en ancrant le cadre de l’action romanesque dans un espace géopolitique réel ou qu’elles engendrent un effacement du référentiel voire son brouillage, ces récits de la guerre montrent que l’espace annihile toute possibilité de vie.

Aussi les conséquences de la guerre entraînent-elles les personnages dans une quête permanente, celle d’un espace de survie, au point les contraindre à l’instabilité. Le tragique de l’espace de la guerre dans les fictions africaines de la guerre s’apparente à un mécanisme d’écrasement des personnages qui l’occupent au péril de leur de leur vie. Sidibé Valy affirme que c’est « une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou la fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature et sa condition et à la quelle il ne peut échapper ; parce que l’unique issue est soit la mort biologique soit la mort morale ou l’humiliation. » 336

Notes
319.

KOUROUMA (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, op. cit., p.7

320.

ZOTTI (Florent-Couao), Charly en guerre, op. cit., p.6

321.

BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p. 11

322.

Ibid pp.59; 74; 146; 148; 195; 197; 214; 223; 224

323.

DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 353

324.

KOUROUMA (Ahmadou), Quand on refuse on dit non ! op. cit., p.11

325.

Ibid., p.55

326.

Ibid., p.14

327.

KOUROUMA (Ahmadou), Quand on refuse, on dit non! op.cit., p.21; p.25; p.28; p.35; p.46; p.122

328.

Ibid., p. 17

329.

PARAVY (Florence), L’espace dans le roman africain, op. cit., p.112

330.

BONI (Tanella), Matins de couvre-feu. op. cit., p.2 »

331.

TANELLA (Boni), Matins de couvre-feu, op. cit., p.27

332.

DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 57

333.

Ibid., p. 274

334.

ZOTTI (Florent-Couao), Charly en guerre, op. cit., p. 101

335.

PARAVY (Florence), L’espace dans le roman africain francophone contemporain, op. cit., p51

336.

SIDIBE (Valy), (1991), Le tragique dans le théâtre de Bernard Binlin Dadié, Abidjan, Editions Flah Synani, p.1