L’espace de la guerre est avant tout un espace qui ne conduit nulle part. Les romans africains de la guerre exploitent largement, du point de vue de l’action, les possibilités offertes par la mobilité des personnages. Départs et retours ont généralement une motivation et un sens politique : qu’il s’agisse d’une fuite des zones de combats, de la violence de la répression voire d’un exil vers d’espaces plus cléments, c’est toujours la réaction à un ordre social ou politique inhumain où tout au moins très imparfait.
Dans l’ensemble des œuvres, les soubresauts quotidiens de la violence de la guerre peuvent confiner les personnages dans des espaces clos voire hermétiques dans lesquels ils tentent de s’échapper pour trouver un havre de paix ailleurs ; dans d’autres cas, ces mêmes personnages sont contraints de quitter leurs villes ou leurs villages pour une quête perpétuelle mais vaine d’un autre refuge plus sûr. Il semble se dégager en filigrane dans ces récits de la guerre africaine, une errance dialectique du « partir » et du « rester » qui constitue un leitmotiv.
L’espace du roman africain contemporain de la guerre se déploie avant tout dans la mobilité. Individus et groupes, en perpétuel mouvement, s’y croisent, s’y rencontrent, s’y heurtent.
Cette élaboration dynamique de l’espace de la guerre sous-tend un tableau mouvementé de la vie, dans lequel la représentation de la violence politique implique de la part des populations confrontées à la guerre, un dégoût de l’ici étouffant tout engendrant le désir d’un ailleurs incertain et illusoire. Mais, ces populations, dénuées de pouvoir face à l’environnement qui se présente comme un champ d’action ouvert ou au contraire comme une source d’oppression, donnent l’impression de n’avoir plus de place nulle part en ce monde.
L’expression de ce drame spatial dont les personnages semblent faire la douloureuse expérience dans ces œuvres, préfigure la représentation d’un monde instable, agité où les hommes, errants et déracinés, sont en quête d’un impossible ailleurs et le plus souvent ballottés, égarés dans un labyrinthe absurde.
Une telle configuration de l’espace de la guerre, dans lequel la ville apparaît comme un véritable piège où la mobilité est réduite à sa plus simple expression à défaut d’être contrôlée par les différentes factions qui la maîtrisent, se retrouve également dans les œuvres. Il en est ainsi dans Charly en guerre, puisque la description de l’espace de la guerre tout en étant tributaire du déplacement du personnage central, Charly, dévoile le caractère renfermé de la ville de Port-Hary, la capitale du pays dans laquelle les différentes factions se livrent à des combats pour son contrôle. La représentation de la ville donne l’image d’une cité urbaine empêtrée dans un étau infernal aux allures labyrinthiques du fait de son contrôle par près d’une dizaine de factions. « Port-Hary. Immense citée au ventre monstrueux. (…). Au centre-ville, il était impossible de circuler. Des barrages avaient été érigés partout, même jusqu’aux endroits insoupçonnables. Les factions en guerre -près d’une dizaine- avaient chacune délimité leur zone de contrôle et il fallait user de prudence pour ne pas tomber dans leur traquenard. » 337
Si la ville de Port-Hary livrée aux factions rivales ressemble à une zone d’errance dans laquelle les personnages se livrent à une quête absurde d’espaces susceptibles de les protéger, son architecture est tout aussi représentative d’un univers carcéral. En effet, de par sa configuration, la ville donne l’image d’une prison où la liberté de mouvement est niée, et dans laquelle les humains sont soumis, contraints et même quand ils se déplacent, leur mobilité ressemble à un itinéraire constitué de pièges et d’embuscades. « Port-Hary, qui a donné son nom à la ville, était grand ; Un immense territoire qui n’avait pour limites que de hauts murs en béton armé, harponné en dessus, mais trop loin pour être visible. » 338
Le schéma qui allie guerre, quête d’espace de survie impossible atteint son point culminant, lorsque le récit s’inscrit dans l’espace de la prison. Le conflit est alors à son comble entre les personnages et l’espace environnant, tandis que le désir exacerbé d’échapper à cet espace insupportable se heurte inexorablement aux barreaux de la cellule. C’est le cas notamment dans Matins de couvre-feu de Tanella Boni, une œuvre qui postule déjà dans le titre, une représentation spatiale sous le sceau de l’enfermement, du cloisonnement voire de la réclusion.
Ici, l’expression du titre « Matins de couvre-feu » demeure un condensé narratif de la guerre qui traverse Zamba car le couvre-feu est « l’autre nom de la guerre, mot que personne n’aime prononcer. » 339 Le cadre spatial préfigure un double cloisonnement tragique vécu par les populations.
Il y a d’une part l’espace national, celui d’une guerre qui oblige les autorités politiques à instaurer un couvre-feu que les populations sont tenues de respecter puisque les forces de la « Police Parallèle » écument le pays pour arrêter et emprisonner les récalcitrants. Alors, les sbires du pouvoir réglementent la circulation des populations. « Car la longue période de troubles avait ainsi commencé. A présent ils vivaient avec, au coin de la cervelle, le traumatisme causé par les premiers coups de feu qui annoncèrent le passage de Zamba à l’ère du couvre-feu décrété par les Anges. » 340
D’autre part, du fait du couvre-feu, la capitale Zambaville est transformée en un espace carcéral, en une vaste résidence surveillée où les humains se sentent emprisonnés. C’est la sanction que va subir la narratrice assignée à résidence pendant neuf mois parce que son frère Enée, chauffeur de taxi de son état, circulait encore dans sa voiture une minute seulement après l’entrée en vigueur du couvre-feu. « A l’heure du couvre-feu, je dois tourner en rond ; Depuis que la résidence surveillée me tombe dessus comme un destin, c’est pire. Sur ce périmètre exigu, me voilà recluse, les nerfs à vif. » 341 Cette assignation à résidence constitue une façon de dédoubler l’incarcération démultipliée de citoyens qui s’attardent dans les rues à l’heure du couvre-feu et qui remplissent les cellules de la Mal (Maison d’Arrêt des Libertés) « Le couvre-feu existe pour suspendre la libre circulation des personnes dans la ville où ils habitent ! La Mal quelle invention géniale ! » 342 , « Les nuits de couvre-feu sont terribles surtout quand, à longueur de journée, il n’y a aucun endroit où faire les cent pas afin de dégourdir les jambes. C’est comme ça qu’on tue les nomades à petit feu, en les contraignant à être absolument sédentaires. » 343
Contrairement aux populations, qui du fait de la violence qu’elles risquent de subir dans l’espace de la guerre, sont contraintes de s’enfuir, ceux qui n’ont pas la possibilité de quitter cet espace tragique, sont réduits errer au sein de micros espaces dans lesquels la survie est tout aussi illusoire.
En définitive, la réalité de l’espace de la guerre est celle de populations livrées à elles-mêmes dans un environnement dont les traits caractéristiques sont la panique, la cohue, l’errance entre plusieurs espaces en quête de lieux de survie.
La symbolique de cet espace de la quête et de l’errance que l’on retrouve dans l’ensemble des romans de la guerre africaine est illustrée de façon singulière par l’œuvre d’Emmanuel Dongala, Johnny Chien méchant. Face à l’imminence des pillages organisés par les différentes factions, Laokolé prépare la fuite de sa famille en regroupant en urgence quelques affaires précieuses parmi lesquelles « la grosse encyclopédie de l’espace » qui pourrait leur servir de guide vers un ailleurs plus sécurisant loin de l’absurdité de la guerre.
Contrairement à ce désir de se dépêtrer d’un environnement pour un espace de paix, ils finiront acculés à l’errance au gré de l’évolution du conflit dans l’espace d’un conflit qui ressemble à un « piège sans fin ».
L’espace romanesque de la guerre est un espace du chaos où tout se mêle, se confond et s’inverse. A travers cette symbolique dysphorique, éminemment tragique, c’est finalement une constellation imaginaire de l’absurdité de la guerre qui se dessine : « La crise de l’espace est une crise des repères. Ceux-ci disparaissent parfois totalement, par un plongeon dans un « non-lieu ». 344 La corrélation entre le tragique de l’espace de la guerre et l’absurdité de la violence que vivent les personnages, leur donne l’impression d’être plongés dans un monde dénué de sens dans lequel la dignité humaine et ses valeurs cardinales sont bafouées par des hommes aveuglés par la violence.
Aussi la modalité interrogative reste t-elle très présente dans la presque totalité des œuvres, elle amène les personnages à énoncer un questionnement sans cesse renouvelé sur le tragique d’une situation de conflit qui les pousse inexorablement à une permanente mobilité. Il n’est pas étonnant dès lors que dans Johnny chien méchant, Laokolé s’interroge sur les raisons de leur fuite « Nous fuyions mais pourquoi ? Qu’avions-nous fait ? Pourquoi devrions-nous souffrir pour un combat de chefs qui ne nous concernait pas ? Qu’est-ce que cela changeait pour nous si c’était le chef des Tchétchènes ou celui des Mata-Mata qui avait le pouvoir ? » 345
ZOTTI (Florent-Couao), Charly en guerre, op. cit., p. 95
Ibid., p. 110
BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p. 65
Ibid., p. 240
BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p.165
Ibid., p. 240
Ibid., p. 76
PARAVY (Florence), L’espace dans le roman africain, op. cit., p. 344
DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 82