Outre la confrontation de plusieurs espaces contrôlés par les factions rivales, l’espace de la guerre demeure celui de la conjonction de plusieurs espaces emboîtés les uns aux autres qui conservent une certaine autonomie. Ainsi à la sphère nationale caractérisée par son morcellement et sa féodalisation par plusieurs groupes de combattants qui en revendiquent le contrôle, assujettissant ainsi les populations qui y habitent à défaut de les opprimer, s’oppose une sphère internationale qui n’est pas confrontée à la violence de la guerre et qui apparaît ainsi comme une zone protégée voire des poches de survie. La corrélation entre ces différents espaces se décline autour d’une dialectique du « plein » et du « vide ».
En effet, dans la quête de refuges susceptibles de protéger leur vie, les populations plongées dans l’espace de la guerre sont amenées à se regrouper presque instinctivement dans ces zones protégées de la violence. Ces mêmes zones sécurisées se vident quand les organisations internationales décident d’évacuer les ressortissants étrangers et leurs personnels. « A peine les chars de nos attaquants avaient-ils quitté l’enceinte du HCR que, vague après vague, le grand portail du mur entourant la légation, s’est mis à dégorger des centaines de personnes dans une pagaille indescriptible. La largeur du portail qui m’avait parue si grande semblait à présent bien étriquée face à cette déferlante » 346 ou encore « Nous sommes sortis. Un silence étrange. Dans ce lieu qui grouillait de milliers de personnes quelques heures plus tôt, il n’y avait plus aucune âme qui vive, pas même un fantôme. » 347
Dans les fictions littéraires de la guerre, cette conjonction des espaces est illustrée par la présence dans les récits d’organisations internationales ou organisations non gouvernementales telles que le HCR, la Croix-Rouge, l’ONU, de camps de réfugiés sous le contrôle des Nations Unies, voire des représentations diplomatiques. Ces zones de non-guerre sont celles où la « communauté internationale s’opposait à la barbarie, et que jamais plus elle ne croiserait les bras devant le massacre d’un peuple, d’une communauté. » 348
C’est ainsi que dans Johnny chien méchant, dans une ville assiégée, contrôlée par plusieurs factions qui se livrent à des exactions, des exécutions sommaires, à des pillages, cet « espace international » devient un refuge fondamental pour la survie. Dans ce cadre, les seules poches de vie et de survie demeurent les représentations diplomatiques qui bénéficient d’une protection.
Aussi, les populations qui fuient les exactions et la répression des milices tribales affluent-elles vers le quartier résidentiel, la zone de la ville qui abrite ces ambassades et les organisations internationales : « j’ai levé les yeux et vu les bâtiments des ambassades s’aligner au loin, leurs drapeaux respectifs claquant au vent. J’ai vu le drapeau de l’union européenne avec ses étoiles jaunes. J’ai vu flotter celui, bleu, blanc, rouge de la France. J’ai vu la bannière étoilée des Etats-Unis. J’ai vu la feuille d’érable rouge de l’étendard canadien. De l’ONU, j’ai vu les deux branches d’olivier protégeant tous les continents de la planète se détacher du fond bleu pâle de son pavillon. Ils claquaient tous dans le vent comme un appel humanitaire, un appel à la sécurité. » 349
Aussi, les populations fuyant l’oppression et la répression des différentes factions, après avoir erré dans les méandres de la ville, affluent-elles en masse vers les quartiers résidentiels qui abritent les ambassades. « Depuis notre départ ce matin à l’aube, c’était la première fois que je sentais que notre fuite n’était pas une aventure aveugle, mais qu’elle avait un sens, un objectif : rejoindre une de ces représentations diplomatiques, franchir la barrière métallique de leur portail ou escalader leur mur et de l’autre côté…la protection. La vie sauve. » 350 Ailleurs, dans Charly en guerre, l’espace illustrant la présence de la communauté internationale est celui du camp de réfugiés sous le contrôle des casques bleus de la FNUP. Ces « Peace camps » sont assez caractéristiques de la définition des camps de réfugiés dans l’œuvre où ils sont dépeints ainsi : « un immense terrain vague, un vaste champ sans contours, installé dans l’urgence et la précarité. Qu’est-ce qu’un camp de réfugiés ? Une espèce de bourg, un gros village sans âme, avec des tentes hâtivement dressées, des grappes de cases élevées dans la précipitation. Ici des femmes et des hommes, interminables, se côtoient et se piétinent. Venus de tous les horizons, ils s’étaient amassés là, comme les affluents d’un fleuve qui viennent nourrir le flot. » 351
Cependant, cet espace qui symbolise la présence de la communauté internationale dans des lieux confrontés à la guerre, n’est pas toujours synonyme de havre de paix puisque les populations après une errance fatidique pour échapper aux affres de la guerre, se heurtent à la résistance des portails des ambassades.
Dans leurs tribulations à travers la ville pour fuir les tueries perpétrées par la milice Dogo-Mayi, les populations se retrouvent devant les portails en acier des représentations diplomatiques souvent prises entre deux feux, celui qui provient des miliciens et celui des soldats qui protègent les ambassades. En ce sens, la conjonction des espaces est aussi représentative de l’espace général de la guerre où l’on tourne sans fin, sans pouvoir trouver une issue salvatrice. « (…) les murs d’une maison délimitaient un espace de paix, de sécurité et de sérénité. (…) Mais, à l’inverse, le mur d’une maison pouvait aussi être une barrière. » 352
Par ailleurs, cette conjonction entre un macro-espace constitué du pays en guerre qui a basculé dans un chaos infernal et les micro-espaces des ambassades ou des camps de réfugiés, « hypothétiques poches de survie » dans lesquels opèrent différentes missions de l’ONU et d’organisations internationales, est mise en relief par la présence de médias internationaux venus témoigner de l’atrocité de guerre, et pour couvrir l’évacuation des étrangers.
Les fictions littéraires de la guerre en Afrique donnent en général ainsi à lire, une confrontation entre différents espaces qui ne se réalise que lors de l’évacuation des étrangers occidentaux par les forces des Nations unies alors que les populations locales sont laissées sur place donc vouées aux massacres. Le caractère factice de la conjonction entre l’espace de la guerre et l’espace international, apparaît lors de l’évacuation des étrangers et des membres des ONG, car les animaux bénéficient de plus de considération que ces populations apeurées qui demandent à être sauvées. Ainsi à la bestialité des hommes dans l’espace de la guerre semble correspondre une « humanisation » des bêtes au sein de l’espace international. En témoigne cette scène dans Johnny chien méchant, d’une femme occidentale qui, pendant que les casques bleus de l’ONU procédaient à l’évacuation des étrangers du camp du HCR, a fait arrêter un convoi d’une quinzaine de camions militaires afin de récupérer son chien oublié.
De même, au moment où les populations civiles fuient les zones de guerre, les massacres et les viols, les animaux bénéficient de plus de protection car, l’institut international pour la protection des gorilles et des chimpanzés évacue les animaux d’un zoo. « Nous sommes là pour en évacuer autant que possible car ils sont menacés par cette stupide guerre où l’on massacre même des animaux, de pauvres animaux innocents. Nous ne sommes pas autorisés à prendre des passagers. L’assurance ne couvre que les animaux. » 353
En effet, hormis ces « hypothétiques poches de survie », la présence de la communauté internationale, quand elle est évoquée dans les fictions littéraires de la guerre, se limite à la présence des médias. A l’instar de la photographe Blumester dans Charly en guerre, qui considérait le jeune enfant-soldat comme son « modèle » pour dévoiler les effets néfastes de la guerre ou de la journaliste belge Kateljine qui dans Johnny chien méchant aimerait à travers une interview de Laokolé et de Mélanie « donner un visage à la souffrance et à la misère », la rencontre entre l’espace international et l’espace national de la guerre est beaucoup plus de l’ordre de la fiction que du réel : « Le monde entier ignore la tragédie qui se déroule ici. Une guerre civile qui a fait près de dix mille morts, un demi-million de déplacés ou de réfugiés, une situation humanitaire catastrophique et pas un mot dans les médias américains ni européens. Evidemment, ce n’est pas le Kosovo ni la Bosnie. L’Afrique c’est loin, n’est-ce pas ? » 354
DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 221
Ibid., p. 225
Ibid., p. 83
DONGALA (Emmanuel) Johnny chien méchant, op. cit., p. 83
Ibid., p. 83
ZOTTI (Florent-Couao), Charly en guerre, op. cit., p. 25
DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 126
DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., pp. 319-320
DONGALA (Emmanuel), Johnny chien méchant, op. cit., p. 168