Dans un monde où les bornes de délimitation des champs culturels sont en pleine mutation, les concepts d’identité et d’altérité suscitent une nouvelle activité littéraire, tant ils sont confrontés à la récurrence des discours régionalistes identitaires dont le fondement génital est l’affirmation et la conquête de l’autochtonie culturelle, dans un contexte sociétal où la diversité ethnique est souvent perçue comme source d’instabilité. En somme, l’affirmation d’identités régionales ou ethniques a sapé l’idéal unitaire et contribue à l’éveil des particularismes reposant dans la plupart des cas sur des bases ethniques. Corrélativement à cette crise identitaire qui soulève celle plus large de l’instabilité sociale apparaît aussi une tentative de sublimation des consciences qui vivent douloureusement l’altérité du fait de la manipulation du discours identitaire à des fins idéologiques et de pouvoir. C’est précisément cette situation qui est évoquée dans certaines fictions littéraires de notre corpus traitant du conflit ivoirien.
Nous nous proposons d’étudier ici les logiques de groupe et le culte de la violence dans la fiction en partant du postulat selon lequel, d’une part, la façon dont les hommes perçoivent la guerre n’est pas sans conséquence sur cette guerre elle-même, et, d’autre part, c’est la guerre qui, en réalité, élabore la dimension ethniques des identités politiques qui se confrontent les unes aux autres dans l’espace public. En effet, c’est parce que le conflit politique prend la forme d’une guerre que les antagonismes entres acteurs sont pensés dans les termes de la guerre. En ce sens, la fiction permet de comprendre la signification culturelle des guerres dans les cultures africaines et par conséquent le présent chapitre permet de montrer l’importance de la fiction dans la pensée politique sur la guerre et dans l’élaboration de ce qu’on peut appeler une sémiotique politique de la guerre.
Les conflits armés tels qu’ils s’articulent dans les fictions littéraires africaines sont pour la
plupart internes aux Etats, n’étant plus soumis aux seules volontés des gouvernements. Il s’agit souvent d’une violence qui s’exprime de manière « capillarisée » caractérisée par la décadence de la légitimité verticale et horizontale de l’Etat, menant ainsi à sa faillite, voire son effondrement. Par conséquent, le consensus social sur lequel reposent les fondements de la culture politique est également rompu. Le contrat social ne fait plus l’unanimité et provoque des divisions entre communautés, faisant éclater la légitimité.
Les groupes, clans et ethnies se menacent, s’exploitent et se détruisent les uns et les autres menant à un « processus de désintégration rapide de société jusque-là gérées de façon unitaire. » 355 Lorsque les conflits ont pour enjeux des identités culturelles, des conceptions spirituelles ou des passions idéologiques antagonistes, ils suscitent en effet des violences irrépressibles, car les combattants s’affrontent sur des questions existentielles qui définissent tout l’espace politique. Ce ne sont plus les Etats qui conquièrent et se défendent mais, en plusieurs endroits, ses ethnies et ses seigneurs de la guerre qui constituent les acteurs. Cela est d’autant plus vrai que se retrouve la peur que la substance même du groupe, son identité, menacée plus ou moins ne finisse par disparaître : « lorsque la survie réelle ou fantasmatique du groupe est en jeu, quand celui-ci se sent dépossédé (de son droit de vivre, de son identité et de sa spécificité) non seulement d’un territoire ou de son territoire, mais plus gravement lorsqu’il se sent dépossédé de son droit de vivre, de son identité spécifique » 356
En ce sens, la dénonciation des violences nées des conflits, souvent du fait d’activistes ethniques constitue une problématique très récurrente de la fiction. La violence, en effet, relève avant tout d'un investissement entrepreunarial de la part d'individus dont le pouvoir ou l'accès au pouvoir est étroitement dépendant de l'utilisation de la force. Ces « activistes de l’ethnicité » - qu'ils incarnent un idéal ethnique ou qu'ils prétendent au nationalisme d'Etat – opèrent tous une instrumentalisation de la tradition, une invention de la haine communautaire, destinée bien souvent à polariser les sociétés en groupes antagonistes et conflictuels. Cette polarisation favorise dès lors une lecture binaire de l'ordre social opposant l'in-groupe communautaire à un adversaire désigné et impose une présentation de soi, en termes essentialistes, comme composante d'une collectivité unifiée, seul rempart contre la barbarie extérieure.
Les « entrepreneurs de la haine » ont ainsi le pouvoir de nommer le conflit, de le labelliser soit comme ethnique et nationaliste, soit, à l'inverse, en niant cette dimension communautaire pour la masquer d'un habillage idéologique autre ou d'un discours moral et éthique. Comme le dit Paul Brass, « ce qui est important n'est pas tant que les identités ethniques soient construites mais que la violence soit socialement construite comme ethnique. » 357 Cela est d'autant plus remarquable que la violence n'est jamais ontologiquement ethnique ou nationaliste, elle le devient lorsqu'elle est interprétée en ces termes.
Qu’il s’agisse des œuvres traitant de la crise ivoirienne ou qu’il s’agisse des autres œuvres, Allah n’est pas obligé, Johnny chien méchant, Charly en guerre etc.…, « la logique identitaire apparaît comme la logique de Caïn : la mort de l’autre m’est nécessaire pour survivre » 358 . La violence à l'encontre de l'autre nécessite ainsi un certain désengagement moral qui apaise la conscience du meurtrier confronté au possible sentiment de culpabilité qui est lié à l'interruption brutale de la vie d'autrui. Ce processus de désengagement va passer par une volontaire distanciation entre le groupe assassin et le groupe victime qui peut aller jusqu'à une déshumanisation de l'autre; La mort passera mieux si l'on est convaincu -contre toute réalité objective- de l'inhumanité ou de l'animalisation de sa victime.
Il s’agira, dans le cadre de cette étude d’analyser d’une part, face à une Afrique en proie à toutes sortes de conflits violents, la transcription littéraires des romanciers dans leurs fictions de ces mondes de tensions ethniques et d’autre part, la façon dont ces récits témoignent, en ce sens de situations d’extrême violence qui entravent l’évolution des Etats et hypothèquent l’avenir de leurs peuples. Il s’agit donc d’une sémiotique de la relation à l’autre. Nous partons du principe selon lequel la figure de l’autre de l’autre constitue un moment originaire de la sémiotique de l’identité : Dans une logique sémiotique, il faut la figure de l’autre pour fonder le sens de l’identité, puisque toute sémiotique se fonde sur une logique différentielle de l’interprétation.
HOLSTI (Kalevi), (1991), Paix et guerre : L’ordre international et les conflits armés. 1648-1989, Cambridge, Presses universitaires de Cambridge, p.155
THUAL (François), (1995), Les conflits identitaires, Paris, Ellipses, p. 6
FEARON (James) et LATION (David), (2000), « Violence and the Social Construction of ethnic Identity », International Organization, vol.54, n°4, p.869.
FEARON (James) et LATIN (David), « Violence and the Social Construction of Ethnic identity » op. cit., p.180