Dans Situations III 398 , Jean-Paul Sartre exprime son embarras et s’interroge sur l’impuissance du mot à traduire parfois l’indicible, ce que Georges Bataille appelle « l’holocauste des mots ». Comment donc, en faire sentir l’horreur à ceux qui n’ont jamais connu le tragique de la guerre ? Comment rendre l’horreur de la guerre, cette horreur qui ne se dissipe, cette horreur abstraite qui se pose sur des êtres et des choses, cette horreur qui semble dehors, sur des visages, mais aussi dedans, dans les choses, brisant des vies, obstruant l’avenir ?
C’est autour d’elle que semble rayonner l’action directe de son passage près de nous, et c’est également autour d’elle et à travers elle que les écrivains dévoilent les figures humaines de l’atrocité à tel point que l’on pourrait émettre le postulat selon lequel la « guerre émet des signes » 399 .
En ce sens, les trames ensanglantées de ces romans traitant de la guerre en Afrique et les situations décrites dénoncent toutes les aberrations causées par la haine et le refus de saisir l’autre à partir de ses acquis sociaux et culturels.
Les récits de la violence contre l’autre sous-tendent des logiques destructrices qui font éclater les tabous et donc déchaînent les passions absurdes, déclenchent les folies meurtrières quand aucune règle ne fait loi. De cette violence larvée et aveugle découle inéluctablement les conséquences de situations conflictuelles qui sont tragiquement désastreuses, affectent le corps et l’esprit après les viols, les mutilations en tout et confirment la fascination de l’homme pour l’horreur.
Par le caractère récurrent des atrocités, sous l’apparence de l’humanité, tout en réalité exprime l’inhumanité. Les récits n’hésitent pas, quitte à les diaboliser, à dévoiler le visage odieux des personnages en raison de leur participation aux tueries, leurs particulières cruautés.
Il convient dire que ces œuvres de fictions traitant de la guerre à travers l’évocation horrifiée de l’horreur s’appuient sur le « réalisme de l’hémoglobine » 400 pour reprendre l’expression d’Olivier Mongin, et invitent à s’accorder sur l’idée que toute société est capable des pires déchaînements dès lors qu’elle se fonde sur la haine qui ne connaît comme loi de régulation que l’exclusion.
Manifestement dans ces romans de la guerre, de la haine irraisonnée des uns contre les autres, les particularismes et les intolérances ravivés affectent les systèmes sociaux.
Très logiquement, les conséquences de ces situations conflictuelles sont tragiquement désastreuses, affectent ou marquent le corps et l’esprit après les viols et les mutilations en tout genre. Le comble de ces atrocités est atteint dans les œuvres, dans la description d’images atroces de femmes enceintes éventrées, de cadavres aux yeux hors des orbites, des membres sectionnés mais aussi et surtout de ces crânes humains hissés sur des pieux, servant de bordures ou de limites aux camps de guerre à travers tout le pays dans les romans de Kourouma. Il y ainsi une sorte d’intensification de l’horreur dans la fiction.
Il y a là une violence guidée par la recherche d'un certain plaisir qui ressemble à celle que propose notamment Wolfang Sofsky pour qui la cruauté s'apparente à l'expression jouissive d'une violence sadique qui n'aurait d'autres fins qu'elle-même. La violence cruelle est perçue comme gratuite si l'on entend par là qu'elle ne poursuit aucun objectif qui la dépasse.
Cette violence de jouisseur ne serait pour autant pas dépourvu d'un objectif que poursuit le tueur. Si celui-ci ne doit pas être déconnecté de l'acte, il lui est consubstantiel: il peut s'agir d'instaurer par la violence un climat de licence absolue, de redéfinition de l'ordre social ou le « tout est possible » devient une réalité, où les limites au volontarisme humain sont désormais dépassées, où le violent redessine les règles qui tiennent justement à la possibilité de s'affranchir de toutes barrières morales, où la désinhibition devient une vertu partagée, une forme de libération des consciences: « Chacun a la licence de piller, de torturer, de tuer. La validité des normes sociales est suspendue, les lois de l'ordre sont abrogées. Le massacre est l'antistructure sociale par excellence, une communauté émotionnelle au-delà de toute morale » 401 Libératrice à l'excès, la violence cruelle produit dans le même temps une communauté de responsabilité qui dédouble et renforce l'unité groupale.
Transgression des cloisonnements hiérarchique, la violence est aussi une transgression du social qui apporte le plaisir de la liberté. Ce plaisir libertaire est exprimé par Wolfang Sofsky dans son ouvrage sur les séductions de la violence brute: « Le crime est gagné par une fièvre euphorique, par une griserie de joie sauvage. Il est enthousiasme par lui-même. Chaque nouvelle atrocité, chaque nouveau mort accroît le ravissement d'une transgression sans frein (...) La souffrance et la mort de la victime inspirent au criminel un sentiment de souveraineté absolue, de liberté absolue par rapport aux fardeaux de la morale et de la société. Cette liberté est insatiable. Elle exige sans cesse de nouveaux crime de sang et des martyrs de plus en plus affreux, afin de s'assurer de durer et de ne pas retomber derrière les barrières de l'interdit.» 402 Transgression jouissive des règles sociales, renoncement au coûteux refoulement pulsionnel et abandon au plaisir pur du passage à l'acte, la violence est une échappatoire. « Le collectif ici à l'oeuvre est une communitas négative, une confraternité de destruction, soudée par les liens de la cruauté. La fête du sang versé confère aux participants une nouvelle identité commune. Chacun étant comme l'autre, aucun n'est plus ce qu'il était. A l'instant où les hommes sont parfaitement libres et en accord ils ne le font qu'avec les autres inhumains. » 403
Il s'agit donc ici avant tout d'une cruauté dont la fonction est de rendre possible la violence ethnique. Elle participe à la désinhibition en rabaissant les victimes en deçà du rang humain, en leur faisant subir des violences qui ne se contentent pas de les blesser mais qui les humilient et les rabaissent jusqu'à ne plus les apparenter, physiquement comme moralement, au bourreau qui s'exerce.
Finalement, pour reprendre les termes de Primo Levi, l'humiliation et l'avilissement des victimes, permis par la cruauté, sont nécessaires pour parvenir à les tuer et peut-être également à se sentir moins coupable.
Dans cette logique du massacre généralisé à grande échelle destiné à assouvir une certaine supériorité ethnique par rapport l’autre, il existe une attitude de soumission de la part des victimes caractéristique de cet homme, dans Murambi, le livre des ossementsqui dès les premières heures des tueries, mit ses habits de fête et attendit tranquillement la mort dans son salon, les portes grandes ouvertes.
Les personnages, les victimes ou rescapés souffrent atrocement, étouffent dans un monde où se dégagent des odeurs pestilentielles de cadavres en putréfaction.
L’ensemble des œuvres de notre corpus invitent à s’accorder sur l’idée que toute société est capable des pires déchaînements meurtriers dès lors qu’elle se fonde sur la marginalisation, la haine qui ne connaissent comme loi de régulation que l’extermination.
De même, dans Johnny chien méchant, l’expression humaine de l’atrocité se décline à travers les appellations que portent les différentes factions en guerre, comme l’expression d’une terreur aveugle, qui semble régie par la volonté de nier la dignité de l’autre en l’humiliant par des actes qui relève de la bestialité : « ce n’était pour rien qu’on appelait les Mata-Mata, les « donne-la-mort », ceux qui n’avaient pas peur de la donner ni de la recevoir. » 404 L’expression de cette violence se retrouve tout aussi dans des noms de guerre à la signification évocatrice « Canon Fumant, Tue-La-Mort », avec notamment une certaine propension pour le recours au bestiaire « Caïman, Chien méchant, Serpent, Tigres Rugissants » comme illustration de l’animalisation des hommes en situation de conflit : « Car un nom n’est pas seulement un nom. Un nom porte en lui une puissance cachée. Un nom n’est jamais innocent. » 405 ou encore « Un nom fort, puissant. Un nom qui fout la même trouille que ressent un condamné devant un peloton d’exécution, un nom qui fait trembler les criminels quand ils le voient affiché devant une maison. » 406
Dans la plupart de ces œuvres, se dégage une constante, celle d’enfants-soldats qui semblent faire une apologie de la cruauté à travers les différents crimes perpétrés en situation de guerre. Utilisés comme des armes infaillibles pour tuer, les enfants soldats, les « small soldier » sont drogués et sont envoyés au front sans état d’âme. Ils constituent des « chiots de guerre » dressés pour tuer car comme le souligne un officier de la rébellion « les gamins font de très bon soldats car ils n'ont peur de rien. Ils obéissent aux ordres, ne posent pas de questions et ils ne pensent pas à retourner vers leurs épouses ou leur familles. » 407 Ils occupent une place importante aussi bien dans Johnny chien méchant, dans Charly en guerre que dans Allah n’est pas obligé, par leur nombre et leur action. A ce propos, dans Allah n’est pas obligé, Birahima évoque certains de ceux qui furent ses compagnons d’armes. Ce sont Capitaine Kid, Jean Taï dit Tête brûlée, Capitaine Kik le malin, Sekou Ouedrago, le terrible, Sosso la panthère, John le fier, Boukary le maudit, Jean Bazon dit Johnny la foudre, Mamadou le fou, Siponni, la vipère. On note que presque tous ces enfants de la violence ont des surnoms, des noms de guerre. Ces surnoms sont à la mesure de l’atmosphère dans laquelle ils baignent. Ils sont l’expression l’audace, la témérité, le suicide (le maudit).
On peut y déceler un discours de la perfidie (la vipère), de la cruauté (le terrible, la panthère) et de la folie, toute chose qui débouche sur la mort. Partant de ces noms, l’on lit comme un souci pour ces jeunes d’abdiquer leur personnalité antérieure au profit d’une nouvelle. Devenir enfant-soldat consiste alors à accéder à un monde nouveau qui implique un nom nouveau, des habits nouveaux et surtout l’autorisation de tuer. Comme le surnom se superpose au nom, le surnom impose une personnalité nouvelle à l’enfant. Tentant de ressembler aux adultes, il vit sa vie par procuration, constamment sous l’effet de la drogue et le souci de justifier son surnom. Un surnom qui est une création de l’enfant-soldat lui-même :« Quand on n’a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d’oncle quand on n’a rien du tout, le mieux est de devenir un enfant-soldat, c’est pour ceux qui n’ont plus rien à foutre sur terre et dans le ciel d’Allah ». 408 La personnalité nouvelle est donc sans amarres familiales. On comprend donc l’inhumanité et l’animalité qui transpirent tous ces noms. Comme s'ils voulaient fuir la responsabilité des guerres qu'ils ont générées et faire partager la culpabilité à tous, les adultes ont mêlé les enfants à leur guerre. Ces derniers à la fois victimes et acteurs, se sont métamorphosés en des machines à tuer qui n'ont ni remords ni regrets. L'innocence et la candeur infantile se sont muées en barbarie et en cruauté.
Et pourtant pour beaucoup, entrer dans une bande armée, ce n’est pas manifester une violence archaïque, mais exprime une intégration sociale. Vivre de violences, ce n’est pas retourner à la nature mais exprimer un traumatisme culturel. Devenir un « chien de guerre », rejoindre la « meute » c’est aussi survivre quand on a tout perdu, se refaire une famille quand la sienne n’existe plus, renouer les liens, mêmes atroces. Car de ces violences d’abord on vit. On se paye sur les civils, on vit de rapines, on s’enrichit des pillages. De fait, on passe davantage de temps à spolier qu’à combattre, et le fusil sert tout autant à intimider, à semer la terreur, à obtenir ce qu’on veut par la force, qu’à affronter l’ennemi. Il y a bien des combats, réels, meurtriers, mais finalement plutôt rares : des déplacements tactiques, des coups de main ponctuels. Et puis, il y a les solidarités de bandes, les camaraderies viriles où l’on a sa place reconnue. On partage des butins, et encore des souvenirs. Dans ces histoires d’individus, plutôt que nihilisme d’existences informes, on voit des processus troublants de socialisation par la violence.
De fait, ces gosses hallucinés, ces adolescents s’enivrant de massacres, n’usent pas de violence, ils sont la violence. Elle est leur substance, leur nouvelle identité. Décharger une cartouchière sur des innocents tremblants, mutiler des corps hurlants, cela s’apprend.
Il faut avoir fait éclater les ceintures naturelles de la compassion et du dégoût. Ainsi, pour être accepté dans une bande, il faut avoir été soi-même aguerri, initié. Ces initiations sont féroces. On y fait l’objet de brutalités inouïes, répétées, on est forcé de participer aux massacres. Et les initiateurs-tortionnaires soudains sourient, réconfortent, félicitent. Et on s’émerveille soi-même d’y être parvenu : avoir subi ce qu’on a subi sans être mort, avoir pu se vautrer dans le sang des autres, écraser des têtes, ouvrir des ventres, faire exploser des corps et que le ciel continue à étinceler du même bleu au dessus de têtes, c’est presque une révélation, une grande libération qui vous sépare du reste des hommes, mais qui se paye d’un ébranlement définitif du sujet, dessaisi et comme flottant dans l’irréalité ivre du crime.
Cela devient presque un jeu de tuer : ce fracas des armes, ces cris, c’est comme une fête frénétique, une immense dépense. Et bientôt, une atroce habitude. Initiés à la violence, ils ne peuvent se sentir exister que dans l’effroi des autres. Ils ont besoin du cauchemar des autres pour ne pas avoir à se réveiller d’eux-mêmes. La mort leur est devenue une condition d’être. Elle n’est plus promesse d’une valeur plus haute que la vie qui donnait au soldait sa posture héroïque. Elle est déjà réalisée, en soi, elle est ce qui sépare définitivement le sujet de lui-même, la hantise structurante à laquelle il n’échappe qu’en la redistribuant. Le tortionnaire, le chien, de guerre ne se sentent vivre que dans la mort des autres.
Tandis que l’éthique héroïque du soldat, consistait à sacrifier sa vie dans un acte forcément unique, au contraire, après la coupure initiatrice, il s’agit de faire jaillir continûment la mort des autres pour se sentir survivre à soi-même. Baptisés dans les rituels de la guerre, les enfants-soldats n’ont que la guerre comme espace de vie. Ils se réalisent dans la guerre et souhaitent par conséquent qu’elle perdure. Il apparaît clairement que l’enfant-soldat n’a plus de repère. Il est désemparé dans une société violente qui lui brandit le spectre comme voie de survie. Il n’a pas de famille, donc pas d’affection. Ce manque d’affection doublé de son quotidien d’éclats d’obus, de crépitements de mitraillettes, de détonations de bombes, ont fait de lui un être perdu. Un être profondément bouleversé et sérieusement ulcéré qui a une revanche à prendre sur la vie et les conditions qu’elle offre. Le corps d’enfants-soldats devient une sorte de refuge nécessaire. Autant y adhérer que d’y être opposé. Il devient un besoin, un moyen d’expression et une autre façon de se faire valoir même si on a tout perdu. Le réenchantement est d'abord individuel: la violence offre à l'enfant-soldat qui la pratique un plaisir certain qui repose à la fois sur la jouissance du passage à l'acte et sur l'allégresse de la transgression. Dans une veine très nietzschéenne, on pourrait affirmer que, de la violence, sourd un véritable « vitalisme » qui participe à la réalisation de soi.
Non seulement la violence – ou l'appartenance à un milieu de socialisation violent (bande, réseau d'amis)- est une promesse d'excitation enivrante autant qu'une possibilité de rehausser de l'estime de soi, mais elle vient opposer sa logique transgressive à la normalité redondante et ronronnante du quotidien. « La violence armée sert de toute-puissance d'adolescents en mal de reconnaissance, soudainement porteurs de potentiel de conviction (les armes) qui les place au coeur du pouvoir des adultes. La situation particulière et fragile de l'adolescent favorise, lorsqu'elle les moyens de son affirmation rapide et violente sont réunis, une levée des inhibitions qui peut verser dans la violence extrême, souvent à forte connotation sexuelle. » 409
En définitive, au regard de cette récurrence des atrocités dans les récits, il semble que les écrivains aient voulu confronter la réalité de la guerre avec ce qu’elle a d’indicible puisque les valeurs humaines sont plongées dans le sang des victimes. Et le thème de la mort féconde l’ensemble des récits, apparaissant du même coup comme la concrétisation d’un rapport de force aveugle, comme une volonté de la part des écrivains de montrer qu’en situation de guerre, la condition humaine est frappée du sceau de l’absurde. Une absurdité de la condition humaine pour laquelle, l’homme est en état de décomposition, cassé, concassé, broyé par la guerre.
Ainsi, l’omniprésence de l’indicible et de l’irreprésentable au cœur des récits demeure par conséquent, la possibilité d’interroger l’absurdité, de la refuser par cette production de sens qu’est l’interrogation.
L’écriture de la guerre, pour ces écrivains, passe par la description de la terreur : la participation des enfants à la dénonciation, les exécutions sommaires, la justice expéditive. L’adversaire n’y est pas un homme à réduire, mais il faut le supprimer, la société s’avouant décidément incapable de le faire entrer dans ses cadres. Cette vision s’effectue de l’intérieur de la société civile, en focalisation interne à travers laquelle les romanciers par le biais de leurs récits voient la guerre du point de civil où les civils sont « militarisés » et au-delà de ceux la population entière. La fresque guerrière telle se donne à voir à travers l’ensemble des œuvres apparaît comme une suite d’images violent qui déplie une situation de folie et de déchaînements de la barbarie où le grand opérateur est la violence fortuite. Dans ces conditions, écrire la guerre devient une épreuve de force qui n’est autre que celle du réel, c’est-à-dire, comme le suggère Emmanuel Levinas, un moyen de lutter contre tout anéantissement :
« On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre, à la pensée philosophique ; que la guerre ne l’affecte pas seulement comme le fait le plus patent, mais comme la patience même -ou la vérité du réel-. En elle, la réalité déchire les mots et images qui la dissimulent pour s’imposer dans sa nudité et sa dureté […] L’événement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté, est une mise en mouvement des êtres, jusqu’alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus, par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. L’épreuve de force est l’épreuve du réel. Mais la violence ne consiste pas à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne trouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d’acte. » 410
Cette guerre qui ne dit pas son nom joue invariablement sur les propriétés incisives du regard naïf et puéril d’enfants-narrateurs confrontés à une violence dont ils ne comprennent ni les causes ni les objectifs.
On découvre un autre visage de l’homme dont l’inventivité se révèle intarissable en matière d’horreur. L’ennemi n’est plus l’occupant d’hier ou un pouvoir central qui n’existe plus.
C’est le voisin ou les membres d’une faction dont on réduit l’anatomie en supprimant tous les organes moteurs. On le voit dans la fiction, du fait de la guerre, l’Africain a fait un saut décisif dans l’inhumanité, une animalité largement définie.
Et ce n’est pas un hasard, si dans certains romans, on note une présence remarquable du bestiaire domestique dans l’univers romanesque. Cette figure de l’animalité correspond à une figure de la régression à l’état d’avant le langage. En effet, lorsqu’ils n’apparaissent pas dès le titre, comme dans le cas de l’œuvre d’Emmanuel Dongala, Johnny chien méchant, des hordes de chiens deviennent de véritables acteurs du récit et se livrent à un festin sur les victimes ou des cadavres en putréfaction dans les romans. Violence spéciale faite aux corps des enfants, des femmes et des vieillards, c'est-à-dire des plus démunis, mais aussi des résistants, dissidents, a priori les plus conscients et désireux de sens; dénudation des corps destinés à leur violation, voire leur viol, mais aussi éviter l'impureté des vêtements sales ou sanglants, quel que soit l'usage intéressé faits des vêtements propres; production d'une souffrance intime attaquant les liens de filiation et d'amour; mutilation significative du corps; utilisation symboliques et rituels empruntés à la vie « normale » et détournés ou inversés; spectacularisation de la mise à mort.
Il s'agit, ici, en faisant « expier » aux victimes un crime imaginaire, de produire un sens là où la violence intégrale et insensée ne peut se reconnaître ni s'assumer comme telle: les bourreaux feraient ainsi, au moment du crime, « l'équivalent » de ce que font les victimes qui en témoignent après, le crime de masse aurait besoin de sens comme moteur obligé d'une violence insensée. Les manières de blesser, de torturer, de mettre à mort, d'outrager les vivants ou les cadavres, de les anéantir, « les pratiques et les logiques de guerre » se nourrissent des imaginaires, fantasmes, idéologies qui structurent la perception du « corps de l'ennemi » 411
La guerre n’étant autre chose que la mise à mort organisée de l’adversaire, l’homme devient du matériel humain, indispensable, certes, mais du matériel quand même dont on constate l’usure et la perte en termes de violence et d’atrocité. Alors, il va de soi que dans l’abondante production littéraire qu’elle a suscitée depuis l’Antiquité, le thème de la mort soit forcément abordé. Aurions-nous oublié, par exemple, l’horrible traitement des corps tel qu’il nous est raconté dans l’Iliade ? Dans ses commentaires du poème d’Homère, l’historien helléniste, Jean-Pierre Vernat distingue chez les Grecs, les notions de « belle mort » et de « cadavre outragé » 412 .
La « belle mort » vient récompenser le héros, et plus généralement le guerrier valeureux. Hector sait qu’il va mourir, mais il ne veut pas mourir sans lutte et sans gloire, sachant que la mémoire du héros et ses exploits seront chantés après sa disparition ; ce qui va de pair avec le rituel d’embellissement du corps, avant de brûler, pour sauver ce qui caractérisait le défunt: sa jeunesse, son héroïsme et sa beauté. Or c’est précisément de cette belle mort dont l’adversaire vainqueur veut le priver. Le premier types de sévices consiste à salir, de poussière et de terre, le corps ensanglanté, à déchirer la peau pour qu’il perde sa figure singulière, sa netteté de traits, sa couleur et son éclat ; Quand Achille entreprend d’outrager Hector, il l’attache à son char pour lui arracher la peau, en laissant son corps, spécialement sa tête et ses cheveux, traîner dans la poussière. En ramenant le corps à une masse informe qui ne se distingue plus de la terre sur laquelle elle reste étendue, on n’efface pas seulement la figure distincte du défunt, on supprime la différence qui sépare la matière inanimée de la créature vivante. Un second type de sévices revient à démembrer le corps, à le découper en pièces. On détache la tête, les bras et les jambes, et on les débite par morceaux. En perdant son unité formelle, le corps humain est réduit à l’état de chose en même temps que défiguré.
Le morcellement du cadavre, dont les débris éparpillés, culmine dans la pratique évoquée dès les premiers vers de l’Iliade et rappelé tout au long du poème : celle de livrer le corps en pâture aux chiens et aux poissons. Au lieu d’être brûlé pour être rendu à l’au-delà, le corps est dévoré tout cru par les bêtes sauvages.
Il est ainsi dissous dans la confusion, renvoyé au chaos, à une entière inhumanité. Le dernier mode de l’outrage est de laisser le cadavre privé de sépulture se décomposer et pourrir de lui-même, être détruit par les vers et les mouches qui vont pénétrer par ses blessures ouvertes. Le corps abandonné à la décomposition, c’est le retournement de la « belle mort », son inverse. Dès lors, ce serait la raison pour laquelle l’exécutant de la violence se doit de « défigurer » au plus vite cet autre semblable pour parer à tout risque d’identification. Pour le tuer implique de le déshumaniser, non plus seulement par l’imaginaire de la propagande, mais maintenant, en acte, lui décapiter le corps dans une spirale de la destructivité de l’anatomie qui peut même se poursuivre après la mort.
Comment ne pas penser ici à tous ces cadavres qui, dans nos massacres contemporains, sont privés de sépulture, laissés au bord de la route ou empilés dans des fosses communes, comme un tas d’ordures, privés de tout rite funéraire ? Ces diverses manières d’outrager les cadavres, repérables chez les Grecs, semblent terriblement modernes.
Objet de représentation problématique à divers titres, ce thème alimente aussi bien la littérature de témoignage à l’image des œuvres romanesques publiées après la tragédie rwandaise. En effet, si les pratiques de cruauté s’enracinent dans le psychisme des bourreaux, alors celles-ci se caractérisent par des traits culturels spécifiques. Les manières de s’emparer des corps, des les tordre, des les découper, constituent des actes culturels à part entière, à travers lesquels l’exécutant exprime sa propre identité. Tel est, par exemple, le point de vue de l’anthropologue indien Arjun Appaduraï : « Il est clair que la violence infligée au corps humain dans un contexte ethnique n’est jamais totalement hasardeuse, écrit-il, ni dépourvu de forme culturelle […], que même les pires actes de dégradation -[décapiter, empaler, étriper, scier, violer, brûler, pendre, suffoquer- ont des formes macabres qui ne sont sans lien avec la culture, et leur violence prévisible » 413 Cette violence de l’atrocité, si elle stupéfie le témoin, n’en serait donc pas pour autant aléatoire. Dans un moment de crise intense et d’incertitude, ces actes de barbarie provoquent paradoxalement de la certitude, à travers des marqueurs culturels irréversibles, qui s’inscrivent sur les corps des victimes.
Ainsi Taylor remarque que dans la perpétration des massacres beaucoup d’actes se conforment à un modèle culturel, à une logique structurée et structurante, la violence paraissant culturellement ou symboliquement déterminée : « les tortionnaires ne tuaient pas seulement leurs victimes, ils transforment leurs corps en des signes qui faisaient sens dans l’habitus rwandais, en transformant tout un groupe en ennemis de l’Etat » 414 . Selon lui, l’anatomie de l’ennemi est assimilée à l’anatomie animale. Ainsi, une pratique très courante est la section du tendon d’Achille, généralement pratiquée sur les bœufs, d’un ennemi en guise de représailles ; en plus d’animaliser l’homme, ce procédé renvoie à une symbolique rwandaise du corps. La cosmologie rwandaise du corps reconnaît à ce dernier une caractéristique très précise : la circulation. Le corps obstrué présente un danger pour lui-même et pour la société ; la section du tendon d’Achille, immobilisant l’ennemi, renvoie à l’obstruction du chemin et reconnaît a posteriori le caractère obstructif de l’ennemi prêt à être sacrifié. De même, les Hutu jetaient les cadavres tutsis dans les fleuves et, par là, procédaient à une élimination des éléments obstruant le corps global hutu. L’ontologie rwandaise selon laquelle le corps se trouve en relation avec le corps individuel s’exprimerait clairement ici. Le corps politique, c’est le pays, ayant pour organe d’évacuation le fleuve par lequel il rejette les éléments « indigestes ».
Qu’il s’agisse de témoignages ou de fiction, les œuvres littéraires africaines relatives à la guerre et le discours sur la mort qu’elles sous-tendent, ne peuvent viser, du moins en principe que deux objectifs : ou l’auteur se propose de dire (raconter et décrire) la mort des autres auquel cas l’objet de la représentation est la « mort-spectacle », ou il entend décrire, chez lui-même ou chez autrui, cette expérience particulière qu’est l’attente ou l’angoisse de la mort. Ainsi, la plupart des thèmes ici explorés sont déjà là : le sentiment d’impunité, l’ivresse de la violence, le marquage des corps, la volonté de briser tous les interdits, de faire sauter toutes les barrières sexuelles. Aussi s’agit-il encore de les scalper, de les ratatiner, de les écrabouiller, pour qu’ils ne ressemblent plus à rien ; A moins qu’on les dispose dans des positions grotesques, toutes plus abjectes les unes que les autres, qu’on découpe les cadavres en morceaux, pour en faire des déchets sinon des ordures. Ainsi comprise, la perpétuation des ces atrocités serait donc le moyen pour les bourreaux de créer par eux-mêmes une distance psychologique radicale avec les victimes, de se convaincre que ce ne sont pas, que ce ne sont plus des êtres humains.
Ces auteurs, se rejoignent pour affirmer que le pouvoir absolu n’a d’autre but que lui-même, que la jouissance de la violence pour la violence. Et pour que dure le plus longtemps possible ce plaisir, il s’agit de retenir la mort de la victime ; faire durer ses souffrances, la voir peu à peu saigner de toutes parts, l’entendre crier le plus longtemps possible pour implorer la grâce du bourreau, c’est s’assurer à celui-ci une sensation de jouissance absolue : l’extase de sa toute-puissance.
On retrouve par conséquent dans la représentation des figures humaines de l’atrocité notre corpus, une perspective sadienne, si caractéristique de l’œuvre Justine ou les malheurs de la vertu.
Sade décrit effectivement cette ivresse de la violence que procure le plaisir de la souffrance infligée aux victimes : d’où le besoin de recommencer à jouir de leurs humiliations et de leurs cris avant des les tuer. Puis recommencer encore sur d’autres corps, sur d’autres proies.
Dans les œuvres de notre corpus, ces thèmes sont exploités intensément, avec notamment le spectacle des charniers, les descriptions ayant pour objet d’atroces agonies, la solitude et l’angoisse de personnages souvent, des femmes et des enfants, sous le joug de bourreaux et, du même coup, la terrible banalisation de la mort « devenue dit Georges Duhamel, une chose trop commune pour suspendre, comme elle le faisait autrefois, les actes de la vie : on mange et on boit à côté des morts, on dort au milieu des mourants, on rit et on pleure dans la compagnie des cadavres» 415
L'impunité installée, on finira par souligner l'importance de la routinisation de la violence et de la mort. On peut bien sûr penser au fait que la violence sera d'autant plus routinisée qu'elle sera le fait d'individus familiarisés à son usage. Wolfang Sofsky exprime ainsi cette terrible routinisation: « Une fois franchies les limites de l'interdit, la voie est libre. Tout d'un coup tout est possible (...). Le tortionnaire et le bourreau ne fait que répéter ce qu'il a fait lui-même et ce que d'autres font aussi, jusqu'à ce que finalement la cruauté s'exerce avec une indifférence pleine d'ennui, à la va-vite, sans motif ni intérêt, sans attention intense. La barbarie devient normale. » 416 Cette intériorisation de la violence par le biais de l'habitude, de l'automatisme, de l'accoutumance neutre et parfois même ennuyeuse participe évidemment à la levée des inhibitions, transformant l'horreur et la cruauté en routine, la tuerie en « travail » pour reprendre le terme employé par les génocidaires hutus.
Soulignons enfin que la violence peut aussi devenir un plaisir physique pur et sensuel lié au contact du sang, au bonheur de la domination, à l'érotisme de la cruauté, faite d'un mélange d'idées et de coups, quand la violence n'est pas directement liée au plaisir sexuel, dans le cas des viols organisés.
En définitive, l’ensemble de ces fictions africaines sur la guerre apparaissent largement porteuses d’une forme de représentation des conflits.
Cela est d’autant plus remarquable qu’en développant à la fois des récits qui se fondent sur la sublimation esthétique de la guerre, ces œuvres posent les principes de la littérature de guerre en ce sens qu’elles développent aussi bien une représentation de la souffrance, de la mort et donc une sémiotique des acteurs dont l’identité se conçoit dans l’opposition ; une géographie narrative de la guerre et donc une sémiotique des lieux et des territoires dont s’approprient les acteurs. Enfin du point de vue de la signification de ces fictions africaines sur la guerre, en termes culturels ou politiques, c’est-à-dire en termes d’identité, donnent à lire les logiques de formation des identités politiques et sociales.
Il apparaît que le rapport entre identité ethnique et identité nationale dans la représentation de la violence de la guerre, révèle de multiples identités qui démontrent du même coup que, aussi longtemps que la réalité géopolitique ne ressemble pas exactement à la fiction qui sous-tend la construction de l’identité nationale, les sociétés continueront à forcer les individus à observer des normes impossibles à respecter, et donc, génératrices de conflit.
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