3-1 La sublimation de la violence de la guerre.

La masse des écritures du désastre montre que la guerre est une ouverture aux questionnements, et exprime l’importance de la confrontation obligée entre l’écriture et l’événement. Manifestant le conflit incessant de l’écriture et de l’objet de la représentation, et plus encore de l’écriture et de la pensée qui la sous-tend, l’œuvre née de la guerre doit s’ériger sur le silence que le néant lui impose.

A la lecture des récits de guerre, on est frappé par la place importante qu’y tiennent, sous diverses formes, les mots et les voix pour tenter de dire l’indicible.

Qu’il s’agisse de descriptions de scènes d’horreur, de violences ou de récits d’expériences individuelles, les écrivains à travers leur tentative de dire l’indicible, même s’ils n’ont pas nécessairement conscience des enjeux littéraires et idéologiques d’une telle forme d’écriture, soulèvent la question de la capacité réelle d’une œuvre romanesque de rapporter efficacement les soubresauts d’un monde en dérive. Comment raconter l’horreur absolue ? Les mots peuvent-ils donner à entendre proprement l’innommable ? Comment refuser toute complaisance pour le spectacle du mal ? Faut-il rester au plus près de la plainte psalmodiée ou faut-il chercher dans une certaine mise en distance la possibilité de prendre un point de vue critique et le début d’une attitude de résistance ? Comment rendre compte des pires tragédies si ce n’est comme dans le cas de la Côte d’Ivoire, selon l’auteur de Matins de couvre-feu : « garder le silence et tracer des mots. Consigner les faits et gestes de ceux qui nous aiment ou nous détestent. Laisser des traces de notre passage sur la terre, un amas de mots » 420 , qui représentent comme une forme d’impuissance du langage face à l’horreur.

Dans ces romans précisément, quelles que soient les stratégies littéraires, les écrivains orientent leurs récits de sorte qu’ils ne s’éloignent pas fondamentalement de la structure ou du sens du monde.

La réalité, si cruelle soit-elle, est exposée dans des stratégies littéraires où apparaissent les états d’âmes de personnages désespérés, confrontés aux conflits souvent engagés par les autres et la condition tragique des hommes dans un monde complètement en déréliction, forcément en perte de vitesse que les écrivains s’efforcent de représenter en trouvant des formes et des formulations adaptées à leurs visons de ces situations traumatisantes.

L’univers romanesque de la guerre est un univers dysphorique, infernal, alors que paradoxalement, on se rend compte à l’analyse des textes, que ces écrivains n’engagent de front par leur écriture, prennent de la distance en juxtaposant de l’indicible et du ludique, les facéties, les bouffonneries, les fantaisies, le grotesque, le burlesque et l’ubuesque.

Par conséquent, la guerre apparaît comme une catastrophe réelle qui survient au milieu du symbolique ; en ce qu’elle est d’abord l’expérience d’une sortie hors du langage : les discours qui s’émettent plus qu’ils ne s’échangent dans la guerre, sont dépourvus de sens, et se défont presque fatalement dans l’insulte, le cri, le hurlement ou le retour à une sorte d’état archaïque de la langue.

Une telle modalité du récit de la guerre dans les romans africains est souvent remplie par la figure récurrente de l’enfant en général, orphelin en particulier.

Dans la majorité des œuvres de notre corpus, Matins de couvre-feu, Allah n’est pas obligé, Johnny chien méchant, Quand on refuse, on dit non !, Charly en guerre, si la guerre trouve son origine dans la bêtise des adultes, le récit est le plus souvent narré par des enfants dont la naïveté permet dans les faits une représentation de l’horreur. L’enfant échappe aussi aux normes sociales des adultes, suscite l’identification affective et enfin, est étranger aux pratiquent des adultes qui lisent. C’est un personnage qui parle (la main sur le cœur) et qui agit. Le moment de rupture, de chaos qu’est celui du conflit est livré par un regard qui se veut neutre mais qui est surtout candide et mièvre.

Dans les œuvres, l’image de l’enfant qui est la principale victime mise en scène exprime par conséquent cette logique du non-sens et de la cruauté. Il en est ainsi de Charly dans l’œuvre de Florent Couao-Zotti, Charly en guerre où le jeune enfant dévoile sa naïveté face à la réalité sordide de la guerre. L’enfance en prise directe avec la violence et l’absurdité de la guerre, essaie de s’échapper dans la rêverie. Un adulte lui reproche cette insouciance comme pour lui rappeler le tragique de la guerre : « Nous sommes en guerre. Les gens ne sont plus capables de s’apitoyer sur le malheur de leurs frères, ni même sur celui des enfants. Ils sont tous préoccupés par leur propre survie. » 421 C’est ici précisément, une des caractéristiques inhérentes à la guerre, celle d’un conflit de tous contre tous, par conséquent, il n’y a plus de médiations.

En effet, symboliquement, l’enfant n’a pas encore sa raison « assise », « rigide » ; il est en phase de socialisation, de sorte que tout lui paraît possible. C’est pourquoi, il peut raconter avec un détachement extrême, les scènes les plus scènes crues et narrer les simples faits avec un grossissement surprenant.

Le personnage de l’enfant demeure dès lors une source de créativité littéraire. Sa faiblesse et son innocence touchantes, sa raison « fluctuante » sont ainsi le fondement d’une écriture parodique et ironique.

La logique implacable de la mort, de la violence et de l’horreur, tirée des conflits bien connus de l’Afrique contemporaine, manifeste au-delà de la tonalité tragique, une sorte d’exubérance langagière.

On note que la guerre est présentée comme un vaste moment de dérèglement de la raison où les « manches courtes » et les « manches longues » désignent les amputations systématiques appliquées aux Sierra léonais dans Allah n’est pas obligé et les « cancrelats » la métaphore animalisante de l’autre rwandais qu’on veut éliminer. Ces moments de dérèglement de l’histoire répondent en écho aux doubles des narrateurs personnages, ces enfants qui racontent l’horreur de la guerre avec un art qui apparaît comme une sublimation du tragique.

Comme semble le souligner Adama Couloubaly : « La narrativisation du ludique est une sorte de dédramatisation du tragique, apparaît comme la convocation du jeu et son inscription dans un processus discursif ». 422 Aussi bien dans Allah n’est obligé que dans Quand on refuse, on dit non !, on note un lien fort entre les jeux, les lieux de jeux, les temps de jeu et un discours de l’innocence, de l’insouciance.

Allah n’est pas obligé de Kourouma produit cette dynamique du rire. Ainsi le motif de l’entrée dans l’enfer de la guerre de jean Bason dit Johnny la Foudre est-il que « c’est le gnoussou-gnoussou de la maîtresse (…) oui le sexe de la maîtresse qui l’a conduit aux enfants-soldats » 423 Et Birahima d’expliquer comment les élèves jouaient à regarder l’entrejambe de l’institutrice en baissant la tête sous les bancs. Surpris, Bazon est poursuivi et la pierre qu’il lance pour se fendre tue Touré, son compagnon de classe. Bazon s’enfuit alors de Man pour se retrouver au Libéria, dans l’univers de la guerre.

On remarque que le jeu côtoie la mort et cette démarche (la narrativisation du ludique) se déroule aux dépens de l’enfant, de l’innocent. Le premier effet d’une telle situation est le rire, car l’on sait que la narrateur ne meurt pas (son statut de narrateur lui procure cette immunité). C’est que l’enfance et le rire sont dans une tour imprenable : celle d’une norme positive et donc de la fécondité et de l’ingénuité.

L’on peut s’interroger sur la qualification de ces enfants à raconter la guerre dont, de toute évidence, ils ne saisissent la gravité qu’à la hauteur de leur jeune âge.

Dans un article sur les enfants soldats, Nathalie Carret explique que leur statut de narrateur se justifie comme « une stratégie de la réception », qui « appelle à une participation du lecteur », et par l’image d’Epinal selon laquelle « la vérité sort de la bouche des enfants ». 424 Nsenghimana, personnage principal de L’Aîné des orphelins affirme que « les enfant ont un sacré avantage : ils n’ont aucun sens du drame. La vie reste un jeu même en cas de désastre » 425

Manifestement, les enjeux et l’acuité de la situation sordide de la guerre semblent échappés à ces êtres drapés dans leur innocence. C’est peut-être cette disqualification qui motive leur choix par les auteurs traitant des récits de guerres en Afrique. Leur caractère candide, crée un style parodique qui parfois confine au burlesque ou au grotesque. La dynamique amorcée est bien celle d’un amortissement du poids du tragique dans les œuvres traitant de la thématique de la guerre.

Aussi, les auteurs mettent-ils dans la bouche de ces enfants narrateurs un style de la profusion qui convoque à la fois l’exagération, la bouffonnerie et l’exubérance langagière. Pour Bakhtine, « l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion l’excès sont, de l’avis général, les signes caractéristiques les plus marquants du grotesque ». 426

La langue de ces narrateurs, qui malgré le bas âge des personnages sont le plus souvent des assassins, des violeurs, des drogués, renforce l’univers de la provocation dans une sorte de poésie de l’irrévérence. Le langage débridé de Birahima dans Allah n’est pas obligé, entre dans cette logique del’irrévérence comme un écho au tragique de la guerre. On note dans cette œuvre une récurrence des jurons qui se résument à l’usage répétitif de trois expressions 55 fois « faforo » (sexe de mon père), 33 fois « Gnamokodé » ( bâtard ou bâtardise), 59 fois « Wallahé » (au nom de Dieu). Pour ce gamin, les mots sous-tendent outre le besoin de parler, une charge émotive dont l’expression est l’exclamation et leurs effets le rire, la complicité, la familiarité, la vulgarité. Dans cette œuvre, la redondance de ces propos s’impose, inondant le récit de mots creux, de jeux de mots et aussi de mots de jeu qui déclenchent bien souvent le rire par leur incongruité face aux situations tragiques qui se vivent. De la sorte, les jurons apparaissent comme la marque de la grossièreté, de la trivialité (surtout dans la bouche d’un enfant), mais aussi de la provocation.

La grossièreté des jurons fait d’abord rire avant qu’on n’y perçoive un discours de défiance et de défi à l’égard de personnages tabous pour l’enfant : le père, le sacré et le divin comme une façon de les culpabiliser par rapport aux situations tragiques qu’il vit.

C’est l’occasion d’émettre des suggestions, des hypothèses, de poser des questions et d’exprimer des réserves constitutives d’un raisonnement, certes puéril, mais lucide. Ce raisonnement qu’assument souvent ces « êtres fragiles », leur permet de passer au crible, différentes strates de la vie quotidienne en période de conflit. Ce discours est perçu comme un ensemble de paroles à la fois critiques, rebelles et accusatrices qui préfigurent une certaine mise en question des tabous. Alors les langues se délient pour proférer des propos acerbes qui relèvent de l’offense aux règles morales. D’ailleurs, cette offense aux règles morales tout en imprimant un sceau indélébile à cette littérature de la guerre, lui confère toute sa portée dénonciatrice. C’est cette volonté de dénonciation qu’exprime l’écrivain traitant des conflits en Afrique et qui est sous-tendue par une écriture de l’impudeur, de l’imposture, de la trivialité sonore et complue pour traduire le tragique de l’univers de la guerre. Cet univers n’hésite pas à fouler aux pieds toutes les valeurs humaines.

Ainsi, par ces œuvres littéraires de la guerre en Afrique, les romanciers adoptent un jeu vertigineux de langages, qui fait alterner le cocasse et l’insolence pour prendre en charge les préoccupations psychologiques de personnages perdus dans l’univers de la guerre. Ces derniers n’hésitent pas à arborer un langage saugrenu, persifleur et parfois incongru. Il s’agit là, d’une écriture qui prend le revers de la grille des normes, des codes de conduites immuables de la société.

A l’expérience du tragique de la guerre, les romanciers substituent une esthétique de l’impudence proclamée : « les mots n’étant jamais assez honnêtes pour exprimer le fond des choses. » 427

Ailleurs, dans d’autres œuvres telles que L’Aîné des orphelins, cette logiquede la poésiedel’irrévérence que l’on note dans la langue des narrateurs comme une forme de thérapie par les mots par rapport au tragique de la guerre, transparaît dans des néologies. Des mots comme « avènements » (six fois), les « taumatrisme » (deux fois), « pédrophiles » (deux fois), « Ouatican, Notions Unies » qui remplacent respectivement « événement », « traumatismes », « pédophiles », « Vatican », « Nations Unies » créent un sentiment de déréglementation lexicale. Il s’agit ici de lexèmes obtenus par dérivation impropre, par substitution ou par adjonction de phonèmes.

On peut parler de calembours dans le cadre de cette déstructuration langagière, pour laquelle la cruauté de la guerre dépeint les mots de teneur de leur véritable signification, avec cette volonté de traduire sa cacophonie. Ainsi avènement remplace événements ; taumatrismes, traumatisme ; pédrophiles, pédophiles ; Ouatican, Vatican ; Notions, Nations. Un tel mécanisme de construction souligne une difficulté articulatoire analysable comme des lapsus et produisent le rire. Mais depuis Freud, on sait que le lapsus est porteur de sens. Ces propos indiquent une sorte « d’agonie du langage », une révolution langagière, voire un « dévergondage textuel » dont on ne peut analyser le fondement en rapport avec le tragique de la guerre. Ainsi, ces récits de guerre témoignent d’une certaine fuite du sens et de la suspension de la lecture conformément à la définition du concept du « figural » développé par Laurent Jenny 428 , consistant à « pratiquer dans le langage une sortie du langage ». Selon Jenny, le figural a pour effet de ramener la langue à son origine, que la parole conventionnelle tendrait à reléguer aux oubliettes en donnant aux locuteurs l’impression d’être non seulement taillée à leur mesure mais apte à prendre en charge le réel.

C’est tout le contraire de la langue littéraire, où les effractions des normes langagières (grammaticales ou rhétoriques) font une irruption soudaine dans le langage comme pour le rendre étranger à lui-même et, à la limite, le réinventer. Le figural représente ainsi, pour la langue : « l’indispensable moyen de maintenir ouvert le champ de la désignation, c’est-à-dire d’accueillir la nouveauté d’un événement du monde, de rendre compte de son indescriptible non par une réduction aux significations admises, mais par un réaménagement du système linguistique.» 429

Il ne s’agit donc pas, ou pas seulement, de métonymies, de synecdoques, de catachrèses, de rétroactions, de prolepese, d’ellipses, d’interruptions, d’explétions – autant de figures de style de la rhétorique classique par le truchement desquelles une écriture de l’indicible cherche certes à « dire sans dire » -, mais aussi et surtout de ces figures novatrices ni répertoriées ni programmées au préalable dans la langue, et qui constituent pour l’écrivain de: bibelots d’inanité sonore.

A la fois déstabilisant et inaugural, le figural défamiliarise la langue au risque de faire basculer les lecteurs dans la confusion originaire du non sens et de l’indistinction. Seule l’interprétation de la figure peut nous faire émerger de ce tohu-bohu – et, du coup, nous faire vivre une certaine expérience « originaire » à répéter indéfiniment. Qu’elle soit momentanée ou plus durable, cette suspension du sens nous reconduit en quelque sorte aux lieux de la création et du surgissement de la langue, là où le sens des mots reste à forger.

La guerre est ainsi une chute hors du langage et de la pensée, une catastrophe symbolique, et c’est précisément parce que le sujet en guerre est un être parlant que la guerre est traumatisante. Tout se passe comme si la langue instituée ne pouvait se mesurer à cette expérience du tragique, soit par son indigence, soit par l’excès d’une éloquence devenue suspecte. La violence s’inscrit dans le cadre de l’expression littéraire de la guerre, dans une forme de langage en ce sens qu’elle investit l’espace littéraire en devenant une forme d’écriture. Une telle écriture de la violence s’élabore dans les fictions comme une tentative de conscientisation, comme forme de subversion, à travers la dérision et les divers procédés de transgression qu’elle cultive, n’est pas une écriture dérisoire : elle exerce un véritable pouvoir d’influence sur les citoyens-lecteurs et recèle une dimension thérapeutique indéniable. Il s’agit, à défaut de guérir par le cri de la douleur, d’exorciser la peur par un éclat de rire, le fameux « rire de sauvetage » de Sony Labou Tansi, le « pleurer-rire » d’Henri Lopès.

Expérimentée comme un moment de désymbolisation, la guerre vient défaire tous les automatismes de la compréhension linguistique. Autant qu’un démenti infligé à l’expérience, elle est un désaveu de la langue instituée. Mais si le récit de guerre ne cesse de se mesurer à l’aune d’un récit impossible, il réussit à transmettre par ses vibrations sémantiques, son inventivité- la raréfaction du sens dans la guerre produisant en effet ici paradoxalement une prolifération du lexique et des figures-, quelque chose de la force disruptive de l’événement. Abdourahmane Wabéri, l’auteur de Moissons de crânes, souligne toute la contradiction du langage et des mots face à une situation tragique telle que la guerre : « ces pauvres béquilles malhabiles » apparaissent comme des armes bien dérisoires pour exprimer de l’horreur. Et pourtant ce sont les seules qui existent, « si l’on veut qu’un peu d’espoir vienne au monde » 430

L’écriture de la guerre se fonde sur ses propres paradoxes, naît d’un constat récurrent : celui de sa propre incapacité à représenter et partant, de son impossibilité. C’est le cas de ces œuvres littéraires africaines relatives à la guerre pour lesquelles l’écriture vouée à la fragmentation, à l’hétérogénéité et au grotesque n’a de cesse d’affirmer la tentation du silence.

Aussi, le projet de l’écrivain qui s’oppose à la guerre est-il un projet utopique. Nous avons ici, en d’autres termes, un contrat de lecture problématique. Les fictions littéraires relatives à la guerre dénoncent certes son caractère tragique mais demeurent écartelées entre d’une part la volonté de transmettre une thèse -plus jamais ça­­- et d’autre part le scepticisme affiché concernant la possibilité même de traduire fidèlement l’expérience guerrière.

Comment rendre compte de cette incohérence ? Comment ces fictions littéraires parviennent-elles à transmettre de façon relativement efficace une thèse pacifiste ou pour le moins protestataire, tout en professant un scepticisme communicatif ? Quel mots utilisés pour faire face à a cruauté d’autrui ? Par quel langage peut-on faire front contre l’oppression, contre la folie des hommes ? Ce langage existe t-il d’ailleurs quelque part ? Cette difficulté met en lumière l’impuissance des œuvres à exprimer l’horreur : l’impuissance des mots à exprimer l’indicible. L’impuissance de certains personnages à trouver les mots, exprimer les frustrations, les angoisses, les mettre à jour, leur donner du sens ; pour les éloigner de soi, de se donner les moyens de prendre de la hauteur avec sa souffrance avec la folie ambiante. Impuissance du langage qui vous enferme dans des corps, ses secousses, ses convulsions. Le corps devient une prison de l’âme, la souffrance du corps est d’ailleurs si porte que le spectacle de la cruauté devient pour le lecteur lui-même, un réel supplice.

Aucun moyen pour lui de se désolidariser de ce spectacle, de prendre de la distance. Le spectacle est à son corps défendant, un spectacle d’un réalisme troublant. Le langage dans lequel sont décrites les scènes d’horreur, de violence, de tortures, d’exécutions sommaires, est un langage délibérément simple, sans esthétisme, comme si les romanciers n’avaient pas assez de force pour dynamiter le réel, pour le transformer.

Une réponse possible consisterait à dire que la thèse réside précisément dans le constat dressé d’un monde éclaté où il est devenu impossible de transmettre une thèse. La guerre a rendu déficiente la communication : voilà ce que les textes entendent communiquer. Si nous avons pu constater un rapport entre communication et littérature, c’est que la guerre n’épargne rien, même pas notre compétence communication.

L’écriture devient le canal par lequel peut et doit s’exprimer non point la résolution mais la tension, lieu de médiation et d’interrogation bien plus que de médiation et de réponses. « La vie réelle s’écrit toute seule mieux qu’un roman. Les événements en disent long et de manière à la fois symbolique et atroce sur ce qu’un humain est capable de faire subir à un autre humain » 431 .

Notes
420.

BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p.20

421.

ZOTTI (Florent-Couao), Charly en guerre, op. cit., p.11

422.

COULOUBALY (Adama), « Le récit de guerre : une écriture du tragique et du grotesque », In Ethiopiques, numéro n°71

423.

KOUROUMA (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, op. cit., p. 192

424.

CARRE (Nathalie), « La guerre et les petits dans Sozaboy de Ken Saro-Wiwa et Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma », in Etudes littéraires africaines, revue de l’APELA, 2002, n°13, p.17

425.

MONENEMBO (Tierno), L’Aîné des orphelins, op. cit., p. 95

426.

BAKHTINE (Mikhaïl), L’œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1970, p.30

427.

MONENEMBO (Tierno), (1995), Un attiéké pour Elgass, Paris, Seuil, p. 75

428.

JENNY (Laurent), (1990), La parole singulière, Belin, Paris.

429.

JENNY (Laurent), La parole singulière, op. cit.., p.112

430.

WABERI (Abdourahmane), (2000), Moissons de crânes, Paris, Le Serpent à plume, p. 14

431.

BONI (Tanella), Matins de couvre-feu, op. cit., p. 256