Les fictions littéraires africaines relatives à la guerre ne constituent pas seulement une série de récits s’appuyant sur l’histoire tragique de certains pays pour brocarder les drames des conflits. L’œuvre littéraire quelle que soit la thématique abordée constitue au préalable des écritures au sens barthien du terme. Qu’est-ce que l’écriture en effet?, se demandait Roland Barthes en 1953 dans Le degré zéro de l’écriture. Au sens barthien, toute écriture est un engagement. Ecrire est une pratique qui exprime qui un engagement.
Et tout engagement nécessite une rupture avec toutes les contraintes qui empêche l’écrivain de prendre sa plume en vue de mettre en forme un univers imaginaire auquel il imprimera une écriture qui ne ressemblera à aucune autre. Si nous adhérons à la conception barthienne de l’écriture, nous considérons les fictions littéraires africaines de la guerre comme des écritures particulières, en ce qu’elles expriment l’humeur singulière de romanciers par rapport au phénomène de la violence collective : « le style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il est la transmutation d’une humeur. » 432
Mais précisément, ces écrivains ont-ils écrit la guerre? Ou au contraire ont-ils résisté à écrire la guerre ? N’ont-ils pas cherché sans cesse des stratégies de négation, et d’esquive dans la représentation de la guerre ? Alors, la représentation littéraire de la guerre telle qu’elle s’effectue dans l’ensemble de ses œuvres de la littérature africaine, implique ainsi des choix narratifs et rhétoriques. Ce que l’écriture échoue à dire comme tel, on dit qu’elle tentait de l’exprimer autrement, par le travail de l’invention formelle. Et si l’esthétique postmoderne ne vise plus à initier au secret de l’indicible mais au contraire à indiquer le dehors insaisissable du langage, il importe de s’interroger sur les stratégies formelles que déploient ces écrivains pour faire partager à leurs lecteurs cette expérience singulière des limites. Pour chacun de ces auteurs, l’écriture de la guerre se lie à une interrogations des limites du langage, puisqu’elle fait immanquablement ressurgir la difficulté, voire l’impossibilité de dire la cruauté de la guerre. La lutte contre la défaite de la pensée et des mots s’est pourtant diversement modulée dans les œuvres, prenant tour à tour dans un rapport à la représentation localisable dans l’innommable et l’inénarrable : « Car s’il est vrai que l’écriture bute sur l’innommable, il reste qu’elle seule permettra de le prendre en charge, en disant autrement, par la forme justement, ce qui paraît impossible. Pour être le lieu d’une rupture irrémédiable avec l’indicible, le langage n’en sera pas moins l’unique voie de médiation avec lui. » 433 La guerre apparaît le plus souvent en creux : toujours esquivée, mais toujours présente.
Tel un « repoussoir » qui assurerait, dans un tableau en clair-obscur, la profondeur sur laquelle appuyer la complexité du sujet, le récit de guerre s’inscrit dans l’économie textuelle comme une sorte d’arrière plan, sombre et violent, sur lequel se détache la guerre d’un sujet avec sa propre défaite, et avec la possibilité de son énonciation. Etres de langage, nous sommes tous tissés d’indicible : parler, écrire, c’est toujours déjà être au niveau de la symbolisation et de la médiation. En choisissant de mettre en jeu cet innommable de la guerre dans des œuvres fascinées par leurs propres conditions de production, ces écrivains insistent sur le fait que la littérature a d’abord affaire, non pas à la communication, mais à l’incommunicable. Ils s’inscrivent ainsi dans la définition de l’écrivain que proposait Roland Barthes dans Critique et vérité : celui pour qui le langage fait problème.
Leurs œuvres problématisent la conception classique du langage comme moyen de représentation de la guerre, en mettant en avant la matérialité du langage qui n’est pas un outil mais un matériau où l’on coupe à même le réel.
Aussi la problématique du détournement du récit de guerre recouvre-t-elle une question d’expression littéraire : celle de l’accession à la distance de la fiction, et de l’élaboration de l’écriture littéraire sur les ruines d’une Histoire détruite. « Le récit de guerre moderne entend se soustraire à tout modèle, parce que l’expérience extrême qu’il relate lui paraît se refuser à la raison ; la commémoration dont il doit témoigner est tellement inouïe qu’elle en devient inénarrable ». 434 Le récit se démultiplie sous le poids des répétitions, des oublis et donc se disloque sous l’effet d’un double rapport à la guerre, puisqu’il existe à la fois un temps pour ignorer, un temps pour comprendre, un autre pour oublier. Ces digressions ne sont donc pas, comme on aurait pu le croire, étrangères au cours de ces récits sur la guerre, comme c’est le notamment Allah n’est pas obligé ! ou encore Matins de couvre-feu. Elles sont même ce qu’ils comporte de plus essentiel puisqu’elles servent à nous rappeler que l’approche de l’indicible doit se faire par écriture oblique qui emprunte les voies du détour, de l’erreur, de la digression et de l’analogie. En définitive, le sens de cette « partie de cache-cache » est de chercher ailleurs, dans le non-sens des mots. En provoquant un bris de la communication, le galimatias des narrateurs force à reconnaître autre chose qu’un langage dans le langage.
Cette déchirure dans le tissu du langage le restitue, sinon au silence, à tout le moins à une certaine opacité, pour qu’enfin les mots se fassent remarquer dans leur puissance purement matérielle.
Elle y rouvre par la même occasion un espace de latence : les paroles inintelligibles de certains narrateurs inaugurent une espèce de retour à la potentialité originaire des mots, puisque comme le précise Blanchot, « si le sens précis des termes s’est éteint, maintenant s’affirme la possibilité même de signifier le pouvoir vide de donner un sens, étrange lumière impersonnelle. » 435 Mais force est d’admettre que ces écarts sont aussi le symptôme d’une exigence autrement plus grande. Ils témoignent en vérité de la fidélité des écrivains à la double postulation de l’indicible : c’est parce qu’elle permet au narrateur de dire sans dire ; d’écrire en s’empêchant d’écrire, que les écrivains maintiennent et exploitent la tension entre les voix discordantes. Faute de pouvoir dire ce qui s’échappe et s’écarte du langage, le narrateur permet en tout état de cause d’indiquer que quelque chose lui échappe, de redire sans relâche qu’il y a écart, excès.
Pour reprendre la formulation de Blanchot, il s’agira de puiser dans un « langage qui exprimant le vide, doit finalement encore exprimer le vide du langage. » 436 Si Barthes nous a montrés que lire, c’est collaborer activement à la création de l’œuvre, certains de ces récits de guerre nous rappelle avec acuité que c’est aussi, d’emblée participer à sa ruine. Par le biais du texte, on fait l’expérience de sa propre étrangeté. Ecrire la guerre apparaît comme un risque incalculable pris par l’écrivain. Mais le lecteur aussi prend un risque, car ces récits témoignent d’une résistance inouïe non seulement à l’écriture mais aussi, tout autant, à la lecture. Le vertige de proche en proche tous ceux qui s’y livrent. A l’image de l’écriture que ces écrivains poursuivent, en solitaire, la lecture de ces fictions sur la guerre se fait ensemble ébranlement et injonction. L’expérience de la lecture nous expose au dehors, tout comme la non-maîtrise du texte nous maintient à l’ornière de la compréhension immédiate de la guerre.
La guerre apparaît donc dans ces romans comme un objet construit par la représentation fictionnelle, selon des modalités propres à la poétique d’ensemble, et non comme un objet préexistant au texte auquel il devrait se conformer. Et c’est précisément en cela qu’elle peut servir de support à un récit tout différent, tout en devenant pour le lecteur, à quelque distance que ce soit de son actualité, objet de représentation, d’interprétation et d’émotion reçus comme vraies.
Face aux difficultés engendrées par le désir d’écrire la guerre, les écrivains doivent souvent relever le défi d’écrire autrement, pour être à même de transmettre les vérités qui les investissent. Le produit de cette écriture autre est devenu une caractéristique de la littérature de guerre, chaque conflit créant de nouvelles exigences et de nouvelles réponses.
La revivification des genres, des styles et des « manières de voir », est un élément paradoxalement positif qui découle du heurt de l’expérience et de la conscience créatrice. Il se pose ici la question la question de la dimension politique de l’expérience littéraire, en ce sens qu’elle articule le statut de l’écrivain et du lecteur dans la question de l’usage ou de la signification politique de la littérature, dans certaines circonstances historiques. En fait, ce qui se passe dans l’expérience de la littérature sur la guerre, c’est une sorte de dédoublement, de clivage, entre deux positions, entre deux moments de l’expérience littéraire. D’une part, il y a le moment de l’engagement, parce que la littérature est faite aussi de mots, c’est-à-dire de sens et de politique, et, dans ces conditions, la littérature dit le sens de la guerre –et, éventuellement, y adhère ou le rejette. D’autre part, au moment de la sublimation esthétique on change de logique, et la littérature sort du politique.
Le cogito du politique dans la littérature permet ainsi de définir comme proprement politique l’identité de l’écrivain et du lecteur : il y a ici une double identification : celle du politique qui est collective et celle du désir qui est singulière. La littérature rend explicite la différenciation entre les deux instances du sujet et de son identité. Lire, c’est découvrir dans l’écriture du texte les formes et les structures qui nous permettent d’y reconnaître une représentation de notre identité sublimée par la médiation esthétique. Toute la complexité de l’expérience littéraire tient à cette double activité du sujet dans la médiation esthétique, qui articule, en fin de compte, deux plans distincts de son identité. D’une part, il prend conscience de l’identité dont il est porteur, hic et nunc, dans le moment et dans le lieu de la découverte de l’œuvre ou du signifiant, et, d’autre part, cette découverte se fait au prix, justement de la suspension de cet hic et nunc, au cours de la sublimation, qui lui fait prendre conscience d’une tout autre dimension de son identité, celle de l’idéal de soi. La médiation esthétique dédouble l’identité du sujet, elle la clive en deux instances, l’une qui appartient au réel de son expérience et de sa perception des formes, et l’autre qui appartient à la dimension symbolique de activité culturelle et sémiotique.
L’écriture contemporaine de l’indicible explore ainsi jusqu’où l’on peut pousser l’épreuve et l’expérience singulière de la lecture. Eminemment scriptibles (pour reprendre la distinction barthésienne, dans S/Z, entre le lisible et le scriptible), ces récits de la guerre peuvent parfois frustrer la consommation sereine que l’on voudrait en faire.
BARTHES (Roland), (1953), Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, p.12
KELLEEN (Marie-Chantal), (2004), Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, p.10
KAEMPFER (Jean), (1998), Poétique du récit de guerre, Corti, p.221
BLANCHOT (Maurice), (1949) (1980), La part du feu, Paris, Gallimard, p.318
BLANCHOT (Maurice), La part du Feu, op. cit., p. 42