Pour conclure

La fiction littéraire, comme on vient de le voir, représente la guerre en l’exprimant au préalable en son langage propre. C’est là tout le paradoxe de cette littérature de guerre qui entend témoigner d’une expérience collective qui resterait en définitive incommunicable à ceux qui ne l’auraient pas partagée. Si on peut l’imaginer, en revanche, seule la distanciation permet aux témoins de s’exprimer, et encore, il n’est pas sûr qu’ils soient compris. Il y a apparemment un défi à relever. Car, d’un autre côté, il faut que l’on sache, il faut dire la vérité sur la guerre, si l’on veut qu’un jour on ne recommence plus. Dire l’indicible, ce sera donc l’ambition suprême, sinon de ces « êtres de papier » qui subissent dans leur chair, la violence de la guerre, mais de ces écrivains qui sont, en effet les seuls à posséder les indispensables instruments intellectuels et discursifs pour ce genre de témoignage. Dans ce cas précis, comment dire alors l’indicible de la guerre ?

La représentation de la guerre repose largement sur ce travail de transposition esthétique voire stylistique et lexicale qui permet à l’écriture de fiction de suggérer l’indicible, de conjurer le mal, d’atténuer l’obscénité de la guerre ou au contraire de le dire, de le renforcer, de la sublimer. Bien loin du « devoir de mémoire », ces œuvres témoignent plutôt d’un «  travail de mémoire », qui, conjugue une entreprise d’anamnèse à un effort de restitution critique et cherche les formes d’un récit qui puisse prononcer d’autres vérités sans effacer le soupçon ni se dissoudre dans l’esthétisme littéraire.

« L’écriture sanguine », peut-on conclure, est l’un des procédés littéraires, qui, grâce à un dosage minutieux, transforme la guerre en un objet à la fois présent et absent. La guerre, elle-même, n’est pas un jeu certes, mais la représentation littéraire de la guerre, grâce à ce va et vient entre présence et absence, entre obscénité et pudeur, en est certainement un.

Des stratégies de détournement, d’esquive, d’exploitation ludique ou ironique, de réminiscence amnésique, de démystification subversive ou, plus ouvertement, de compassion et de dénonciation, illustrent la puissance d’innovation de l’écriture, convoquée à la tâche de donner forme et figure à ce qui risque à tout moment de rester du domaine de l’inénarrable. Subversion, « ironisation », « carnavalisation » de l’Histoire sont à l’œuvre pour signaler par la représentation fictionnelle même la dégradation de tous les idéaux et la remise en question des valeurs de l’humanisme.

Au terme de cette analyse, nous pouvons établir une comparaison entre le discours des médias et celui des textes de fiction par rapport à la représentation de la guerre conformément à la notion d’intertextualité développée par Julia Kristeva.

Pour Kristeva, l’intertextualité est un processus indéfini, une dynamique textuelle : il s’agit moins d’emprunts, de filiations et d’imitations que de traces, souvent inconscientes, difficilement isolables.

Le texte ne se réfère pas seulement à l’ensemble des écrits, mais aussi à la totalité des discours qui l’environnent, au langage environnant. Cette notion d’intertextualité est associée dans la théorie de Kristeva à celle de texte : « nous définissons le texte comme un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue, en mettant en relation une parole communicative visant l’information directe avec divers types d’énoncés antérieurs ou synchroniques. Le texte est donc une productivité, ce qui veut dire, qu’il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte, plusieurs énoncés, pris à d’autres textes se croisent et se neutralisent. » 437

Ainsi, conformément à cette définition de la notion d’intertextualité qui fonde le texte même, il semble se dégager de prime abord, une articulation entre la fiction littéraire et le discours médiatique.

En effet, à propos de l’Afrique, quand on parle de conflit ou de guerre, on construit un espace de représentation dans la fiction ou dans les médias. Dès lors, du point de vue de la représentation, le thème de la guerre vu par les journaux et par les fictions littéraires, au-delà des différences de supports, ne permet pas de définir de séparation entre le discours fictionnel et le discours médiatique.

Entre le discours littéraire fictionnel et le discours médiatique, voire l’image médiatique, une différence fondamentale réside dans la durée de la lecture, en l’occurrence le mode d’appropriation par le lecteur ou le spectateur. Cela est d’autant plus remarquable que dans le cadre du discours médiatique, le temps du média constitue le quotidien donc un temps non distant ; c’est par conséquent un mode d’appropriation voire une modalité temporelle brève alors que le temps de la fiction se caractérise par un temps long. Le discours médiatique se spécifie également et cette absence de distanciation temporelle, en ce sens qu’il s’agit de représentation d’événements qui ne se situent, eux-mêmes, pas dans le temps où ils surviennent, mais dans une temporalité, autonome par rapport à celle-ci : la temporalité de l’édition. En définitive, avec le journal on est dans le présent donc dans la « distance zéro » alors que dans la littérature, la distanciation dans le temps entraîne une sublimation esthétique de la temporalité.

Par ailleurs, à cette première différence, d’ordre temporel, pourrait s’ajouter une différence entre les modes de lecture. En effet, le mode d’identification du lecteur n’est pas le même selon qu’il s’agit d’un discours fictionnel ou d’un discours médiatique.

Dans le cas du discours médiatique, le lecteur ne peut pas s’identifie aux personnages dans la mesure où ceux-ci existent ou ont existé dans la réalité. Quand nous lisons un discours médiatique, nous reconnaissons nécessairement dans ses personnages l’engagement dont ils sont porteurs, c’est un mode d’inscription du personnage dans le réel de l’existence. A ce titre, à travers le discours médiatique, le lecteur n’effectue son processus d’appropriation qu’à travers la position éditoriale du journal. Ainsi, les médias se situent à une certaine distance de l’information qu’ils élaborent, pour produire une représentation esthétique de l’événement ou de l’actualité (il s’agit de documents illustrés et commentés de façon à susciter le plaisir esthétique autant que l’engagement des lecteurs ou des usagers).

De cette façon, les médias construisent l’identité des sujets de communication qui les lisent, en diffusant des représentations de leur opinion et de leur culture grâce auxquelles ils peuvent s’approprier une médiation symbolique et institutionnelle de leurs appartenances et de leurs choix idéologiques et politiques.

Mais, si les médias parviennent à représenter l’identité de leurs lecteurs, c’est qu’ils se fondent sur leur présence dans l’espace public et le désir qu’ils suscitent chez les usagers.

Tandis que les médias nous renvoient une représentation politique, idéologique, institutionnelle, de notre identité, et, par conséquent, nous font adhérer à une opinion, nous font engager dans un choix politique la totalité de notre activité sociale, la fiction littéraire nous renvoie une représentation de notre identité distanciée par la sublimation esthétique dont elles est porteuse, et, par conséquent, clive notre opinion et notre subjectivité en deux instances, l’une qui s’inscrit dans le présent de l’expérience et l’autre, qui s’inscrit dans l’autre temps et lieu de la sublimation

Ainsi, dans le cadre de la fiction littéraire, le lecteur peut s’identifier dans la distanciation aux personnages, ces « êtres de papier » qui n’ont pas de prise sur la réalité mais sont plutôt le fruit d’un processus imaginaire de création de l’écrivain. La fiction littéraire ne place pas les lecteurs devant une représentation reposant sur des acteurs réels, et, en ce sens, la signification politique de la fiction écrite repose sur l’interprétation qu’en assure lui-même le lecteur. Même si les fictions romanesques africaines sur la guerre présentent une continuité entre l’écriture fictionnelle de la narrativité et l’écriture d’un discours politique, elles sont surtout un prétexte pour mettre en scène les acteurs de la vie politique dans un contexte de conflit, en portant sur eux un jugement et une analyse d’autant plus forts et d’autant plus aigus qu’ils n’ont pas d’enjeux politique réels, et par conséquent, qu’ils ne sont pas dans l’obligation d’une censure ou d’une limitation préalable de leur énonciation pour des raisons politiques et institutionnelles, ou plus simplement, en vertu de la nécessité de respecter l’histoire.

La fiction donne, en quelque sorte, une liberté supplémentaire à l’énonciation pour dire le vrai dont elle est porteuse. De même, l’identification symbolique du lecteur ou du spectateur aux personnages du récit n’est pas nécessairement fondée sur un engagement politique, mais au contraire, elle se fonde sur la distance de la fiction. En effet, il s’agit de représenter le fait politique avec toute la distance d’un récit imaginaire, en mettant en scène des personnages qui sont des représentations fictionnelles d’acteurs politiques, de se référer à des enjeux qui représentent des enjeux réels, mais s’inscrivent dans la dimension fictionnelle d’un récit.

La représentation des événements et des acteurs politiques se fonde sur une dimension esthétique qui la rend indépendante des enjeux politiques en l’inscrivant dans la perspective d’un plaisir esthétique du lecteur. L’expérience esthétique et littéraire du sujet consiste dans la reconnaissance de cette articulation, au moment et dans le lieu où il se rend compte que, pour lire et comprendre, il met en mouvement à la fois l’émotion qui lui manifeste, au moment de la découverte, l’expression de son désir, et la culture qui lui rend, présent, à ce moment, le savoir grâce auquel il organise l’intelligibilité du texte.

En définitive, le récit fictionnel ne représente pas le réel du politique mais il exprime des enjeux qui vont au-delà de la réalité historique ou sociale de la vie politique, qui permettent de comprendre les stratégies des personnages, sans nécessairement se fonder sur une connaissance réelle de la sociabilité.

Toutefois, en ce qui concerne ces œuvres littéraires traitant de la guerre, même si les personnages confrontés à la violence des conflits demeurent de véritables médiations, assurant une double articulation entre le singulier et le collectif (médiation politique) et entre le symbolique et le réel et l’imaginaire fictionnel (médiation esthétique), ces fictions mises en œuvre apparaissent comme une incitation au rejet.

Dans la fiction, on n’a pas affaire au fait politique dans le réel de sa consistance effective, mais c’est l’envers fictionnel de la médiation politique qui fait l’objet de la représentation et de l’interprétation

La réflexion sur la distanciation que l’expérience esthétique de l’écriture instaure par rapport aux événements ou à l’engagement politique, bref par rapport au réel montre que l’écriture est une expérience de la langue, en ce sens, elle donne bien au sujet une représentation du réel de la langue.

Dans ces conditions, on pourrait dire ceci : les médias donnent une représentation de l’événement qui est inscrite dans le réel de la société, c’est-à-dire dans le politique. En revanche, la fiction et la littérature donnent une représentation de l’événement qui est inscrite dans le réel de la langue, c’est-à-dire dans la confrontation du désir du sujet (scripteur ou lecteur) et de la matérialité tangible de la langue (l’expérience des mots). Ainsi, la fiction littéraire permet les deux expériences du réel du langage et de l’écriture : celle de la violence d’une part, qui est une expérience singulière du réel parce qu’il y a souffrance, parce qu’il y a angoisse du sujet, et, d’autre part, le rire et le comique, qui sont une expérience du réel, parce qu’il y a rire, parce que le sujet fait, dans la lecture de la fiction, l’expérience de la distance.

Notes
437.

KRISTEVA (Julia), (1969), « Le texte clos » in Sémiotiké. Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 52