Conclusion générale

A L’issue de cette réflexion sur la médiation en situation de la guerre en Afrique de l'Ouest, dans notre double corpus du Monde et de Libération, et de fictions africaines sur la guerre, un constat s’impose : Les principes de la guerre s’opposent fondamentalement à la médiation. La guerre est un « caméléon conceptuel » dont les différentes facettes sont déterminées d’une part par la nature même de l’événement et d’autre part, par le discours toujours et obligatoirement idéologisant qu’elle impose à ses représentations. Mais la suspension des médiations, dans ces logiques mêmes de la violence, s'inscrit dans une autre contrainte, qui est la représentation nécessaire de la mort des acteurs de l'événement. Il n'est de guerre sans affrontement meurtrier, sans pertes humaines. La guerre apparaît par conséquent comme un espace de non-communication dans la mesure où l’autre devient celui doit anéantir.

La médiation d’un phénomène dont les caractéristiques s’articulent essentiellement autour de la violence, de la souffrance et de la mort, amène à penser au-delà de celui-ci, la crise ultime de la représentation. La représentation médiatée de la guerre pose à la fois des problèmes esthétiques et des problèmes politiques, qui reviennent, dans l'ensemble, à la même difficulté: comment rendre compte de l'événement, dans la rigueur nue de la violence, en l'inscrivant néanmoins dans les formes et les langages d'une médiation esthétique, nécessairement, distanciée et séparée du réel par la mise en scène de ses codes? Et si la guerre, dans les médias et les fictions littéraires, ne faisait que constituer la face aveugle, en quelque sorte interdite, de l'information et de la littérature de guerre ? Et si la représentation médiatée de la guerre exprimait le risque d'une absence de sens?

Ne serait-ce qu'en raison de la représentation de la mort qu'elle rend nécessaire, la guerre ne peut se réduire à une représentation inscrite dans le flux ordinaire de l'événementialité.

Cette représentation trouve donc son expression exacte non pas dans une reproduction, elle-même soumise aux limites d’un « point de vue » mais une médiation qui fait venir à la présence, une présentation. S’il y a de l’irreprésentable, ce n’est pas l’effet d’une interdiction ni d’une impuissance, c’est parce que la présence se creuse de ce retrait ou de ce recul dans ce fond. La vérité d’une représentation consiste à prendre à charge ce creusement. La représentation est une présence présentée, exhibée. Elle n’est donc pas la pure et simple présence : elle n’est justement pas de l’immédiateté de l’être-posé-là, mais elle sort la présence de cette immédiateté, pour autant qu’elle la fait valoir en tant que telle ou telle présence. Autrement dit, la représentation ne présente pas quelque chose sans en exposer la valeur – à tout le moins, la valeur ou le sens minimal d’être là devant un sujet.

C’est plus précisément ceci, que l’effectivité de la guerre aura tout d’abord consisté dans un écrasement de la représentation elle-même, ou de la possibilité représentative, de sorte que cela, en effet, ou bien n’est plus à représenter en aucune façon, ou bien met la représentation à l’épreuve d’elle-même : comment faire venir à la présence ce qui n’est pas de l’ordre de la présence ? C’est en ce sens précis que nous voulons faire entendre l’expression « représentation interdite » : « interdite » au sens de « surprise et suspendue devant cette autre présence ».

En un sens, la question de la représentation de la guerre n’est autre que celle de la dénégation du visage de l'autre, qui aurait lui-même perdu la représentation et le regard, d’un visage seulement imprégné d’odeur, portant en lui l’expression en acte de la violence comme une réduction ultime du sens.

Ainsi, c’est dans le choix des formes symboliques, images ou mots, dont sera fait le tissu signifiant de la guerre que les médias vont penser un sens à la guerre en l’inscrivant dans les logiques de la médiation, dans des pratiques symboliques, dans les représentations et les pratiques de la communication.

Une telle grammaire de l’événement développée par les médias, consiste dans l’institution symbolique d’un espace de médiation et de représentation. La guerre ivoirienne, telle que la représentent Le Monde et Libération, se trouve en quelque sorte symboliquement inscrite dans des pratiques de communication et de représentation mises en œuvre dans l’espace public. A travers cette façon d’interroger l’événement, les médias s’appuient sur des représentations sociales inscrites dans la mémoire des peuples pour tenter d’expliquer les événements du conflit.

Dans ce contexte, nous avons essayé d’observer dans quelle mesure la suspension des médiations prend la forme d’abord de la violence et amène les médias à penser une grammaire des événements liés à la guerre, en leur donnant une intelligibilité sémiotique.

Nous avons constaté dans les médias, plusieurs articulations de la représentation de l’événement, ce que l’on peut appeler l’espace médiaté de représentation des événements, l’espace rédactionnel de la mise en scène de la représentation des événements.

Les premières mettent en jeu, d’une part la représentation de l’événement dans les logiques d’un récit avec sa temporalité, d’autre part, l’organisation de l’espace de la guerre, des territoires, des appartenances.

La représentation de l’événement sous la forme d’une crise lui donne une temporalité : ses différents moments représentent une charpente chronologique qui marque son historicité. La guerre est représentée sous la forme d’un enchaînement de causes et d'effets qui crée une temporalité interne, constitutive de ce que l’on peut appeler, dès lors, l’événementialité du fait politique. Les événements liés à la guerre sont, en quelque sorte, dramatisés, dotés de ce que l’on peut appeler une intensité dramatique, ce qui construit une première articulation entre les médias et la fiction.

Cela permet de comprendre l’importance de la datation et de la qualification des épisodes successifs de la guerre, ou le rôle des chronologies présentes dans les médias, dans les informations sur les événements critiques. La médiation événementielle de la guerre, constitue ce que l’on a appelé le degré zéro de l’événementialité.

Il s’agit du réel de l’événement, à la fois parce qu’une guerre en constitue le moment où se révèlent les identités des acteurs en présence, le moment de leur éclaircissement, de leur élucidation, et parce qu’elle reste l’événement irréductible à toute représentation symbolique.

Par ailleurs, nous avons essayé de montrer la signification que peut comporter la représentation de la violence dans les médias, ainsi que la place de la représentation de la violence dans une médiatisation et une fictionalisation de la guerre. La problématique de la violence, parce qu'elle caractérise toute représentation de la guerre, permet d'articuler la représentation de la guerre aux autres représentations des sujets singuliers dans l'espace public. La violence de la guerre, dans les formes de sa médiatisation (spectacle du malheur nu, de la souffrance, de la mort) souligne le scandale de la souffrance individuelle et de la détresse des victimes par les images dont la présence sidère l'intelligence analytique et décourage d'avance toute entreprise de justification. La représentation de la violence fournit en effet des repères pour identifier, dans l'immense flot de la misère humaine, les souffrances saillantes et pour surmonter la distance temporelle ou spatiale en connectant les souffrances de personnes humaines, prises ici où là, à la scène planétaire. La souffrance touche des individus. On nous montre des visages, on nous raconte des histoires de famille en deuil, on recueille des témoignages des voisins. La violence transforme le rapport à la mort tout en imposant toujours plus la logique d'une destruction unilatérale de civils démunis. Selon ce principe d'individualisation de la guerre, s'installe l'évidence troublante qu'aucun enjeu, aucune cause ne pourrait jamais justifier le déchirement de ces existences bouleversées. Cette violence, qu'elle soit programmée ou pas, forme une théâtralité de la guerre. Et même quand le scénario semble absurde ou démentiel, lorsqu'il bascule dans une sale guerre, il résulte toujours d'un ferment idéologique, d'intentions « politiques ».

Les récits d'atrocités, les images accusatrices, nourrissent un imaginaire de l'horreur et structurent des imaginaires de guerre qui font effraction dans le réel et guident les bras armés, leur donnant des raisons d'accomplir jusqu'au bout d'autres horreurs.

Cette représentation joue sur l'émotion et ses modes de présentation faisant appel aux sensibilités présentes dans l'espace public, et, comme sa désignation l'indique, le construit médiatique joue sur les sensations des individus; cette façon de présenter la violence est la plus susceptible de toucher le champ symbolique, car le discours médiatique intègre la description dans une caractérisation qui la dépasse et lui donne valeur universel. Les faits et leurs acteurs deviennent des archétypes qui renvoient à l'imaginaire et à la mémoire collectives.

Dans la représentation de la violence, aussi bien les journaux que les fictions évoquent les graves atteintes physiques infligés aux uns et aux autres. Il semble se dégager une trilogie de la représentation de la violence qui associe la violence directe -physique et factuelle- souvent institutionnelle ou économique, qui barre aux individus l'accès à la réalisation de soi, et la violence culturelle, qui encadre les autres formes de brutalités et parfois leur donne sens. La violence factuelle prend des formes ancrées dans un répertoire culturel: les décapitations, les viols ethniques, les mutilations corporelles ou l'emploi de telle arme ou telle arme sont autant de signes d'emprunts à un patrimoine.

La violence apparaît aussi comme mode de fixation des identités: Elle participe activement à l'émergence des différences ethniques, quand elle ne les invente pas de façon plus radicale encore. La violence permet l'élaboration rapide et solide de véritables frontières qui définissent les groupes ethniques au-delà de la réalité des ressemblances ou des dissemblances de culture. La culture devient une arme politique au service des « entrepreneurs de haine » 438 pour ressusciter une hostilité enfouie et socialiser la population à la détestation de l'autre ethnique. La violence ethnique permet l'établissement de telles frontières, d'autant plus que le niveau de violence et l'intensité des cruautés mises en oeuvre auront été importants. Les marqueurs physiques de la barbarie violente, les corps déchiquetés, les chairs meurtries, les hurlements des blessés, les pleurs des familles ne sont pas de regrettables conséquences d'une cause « qui en vaut la peine », mais bien des effets recherchés, servant cette exigence pédagogique de la terreur: marquer dans les corps les différences entre soi et l'autre, ériger des frontières identitaires qui ne souffrent aucun questionnement entre nous et l'adversaire.

Dans certains cas, l'identité apparaît comme une ressource mobilisée de façon éventuellement violente pour parvenir à des fins économiques ou politiques, dans d'autres cas, elle semble plutôt fonder une barbarie illimitée prenant l'allure de la purification ethnique ou de massacres de masse, lourds d'une haine et d'une cruauté allant au-delà d'enjeux classiquement politiques ou économiques.

La violence apparaît enfin comme mode de distinction politique: Elle est une ressource de visibilité identitaire pour ceux qui la pratiquent mais elle permet, aussi, de reconnaître ceux qui la subissent. Elle permet de façon voyante d'imposer le groupe ethnique ou nationaliste sur l'échiquier politique et de disputer aux autres formations ethniques ou nationalistes voire régionalistes l'accès souvent étroit au champ politique. La violence acquiert ainsi une fonction intracommunautaire de distinction entre « vrai » et « faux » nationalistes, rejetant les formations et les individus plus modérés dans une indignité attentiste. La guerre tient autant aux haines entre groupes rivaux qu'à la volonté de chaque communauté de contester le club très fermé du pouvoir.

L'empreinte de la violence a cette fonction magique d'absorption des différences sociales, économiques ou politique pour ne faire émerger qu'une seule frontière communautaire, celle qui oppose les violents et les victimes, le groupe meurtrier et la communauté assassinée. La violence différencie donc, à peu de frais, les limites d'identités simplifiées, exclusives l'une à l'autre.

Elle permet également de donner plusieurs significations de la guerre dans sa dimension violente (souffrance, blessures, mort), dans sa dimension politique (la refondation des appartenances et des territoires), et dans sa dimension stratégique (l’émergence d’une rationalité de la stratégie et d’un cogito de la guerre). La double signification de la guerre engage, ainsi, une nouvelle logique de l’événement, fondée sur l’articulation entre d’un côté les espaces et les territoires et, de l’autre, les appartenances et les sociabilités. Elle montre, parmi les instances majeures de la sémiotique guerrière ; la confusion entre appartenance et territorialité, la détermination commune de la terre et de la sociabilité.

Les médias mettent en scène cette appropriation de l’espace par les acteurs. Par conséquent, la médiation de l’espace à travers la représentation de la guerre prend deux formes. D’une part, il s’agit de la représentation narrative d’un espace : l’espace est mis en scène à travers la médiation des acteurs qui se l’approprient par leurs actions et leurs stratégies. D’autre part, l’espace est représenté comme enjeu symbolique et politique de la guerre, sous la forme de ce qu’il implique pour les acteurs.

A la fois par son étendue et par ce qu’il représente politiquement et symboliquement, l’espace devient un enjeu majeur de la signification de la guerre qui fait l’objet de la représentation dans les médias.

La seconde articulation de la représentation de la guerre dans les médias renvoie à la catégorisation événementielle des acteurs. Cette catégorisation des acteurs de la guerre est liée à l’information: elle confère à la guerre le statut d’une forme symbolique de nature à définir l’identité des acteurs. La représentation de la guerre s’inscrit, dans ces conditions dans la représentation médiatée des acteurs, en leur conférant un statut et, par conséquent, une identité. La guerre se trouve dotée d’une fonction essentielle dans la grammaire symbolique des événements. En effet, dans le champ de l’intelligibilité de la guerre, dans la représentation de l’identité de ses acteurs mais aussi dans la représentation médiatée de l’activité diplomatique, les médias font apparaître l’existence de trois d’espaces de la guerre: d’une part, l’espace des opérations et de la violence, d’autre part, l’espace de la médiation (mais cet espace n'est présenté en quelque sorte comme l'antithèse de l'autre) et, enfin, l'espace de la diplomatie.

L’information médiatée liée à l’activité diplomatique consiste dans la représentation des activités, des stratégies et des mises en scènes des acteurs institutionnels dans l’espace public du temps de guerre. L’activité diplomatique mise en scène par les médias se résume dans l’institution symbolique d’un espace de médiation, de négociation et de représentation : la guerre se trouve, en quelque sorte, symboliquement subsumée dans les pratiques de communication et de représentation mises en œuvre dans cet espace public.

Par ailleurs, la suspension des médiations, dans ces logiques mêmes de représentation de la violence alors que la diplomatie tente de les mettre en oeuvre, institue dans les médias une construction esthétique de la représentation photographique et caricaturale qui s’inscrit dans une rhétorique qui assigne aux différents acteurs une place symbolique, et de cette manière, les inscrit symboliquement dans la mise en scène esthétique de la représentation de l’événement. Il s'agit ici donc d'une esthétique de l'absence sémiotique. La représentation de la guerre met en scène, ainsi, dans l'espace de l'image, une dissolution du lien social ou, à tout le moins, la menace de sa dissolution. Dans le fracas des armes, représenté dans les formes de la médiation esthétique de l'image, il n'y a ni de place, ni de temps, pour la représentation des médiations politiques et du lien social constitutif de la citoyenneté. Dans les représentations de la guerre, le collectif est absent en tant que tel: on se trouve devant des sujets singuliers auxquels on est censé s'identifier et confrontés à la menace de leur propre mort et à l'urgence de celle des autres.

La représentation iconique de la guerre montre le rôle de la mise en scène de la souffrance et de la mort dans les formes de la communication diffusées dans l’espace public. L’image inscrit ainsi la guerre dans une double articulation qui lui donne sa signification : la culture politique et historique de la guerre dont nous sommes porteurs, unifie finalement notre conscience politique et notre conscience esthétique dans ce qu’il est convenu d’appeler notre culture de la guerre.

Qu'il s'agisse de pièces de narration, faite dans l'action comme les photographies du Vietnam, ou qu'il s'agisse de logotypes, la figuration de la guerre s'inscrit dans une idéologie, ou du moins, dans un parti pris. Il ne peut y avoir de publication de photo de guerre qui soit désengagée, parce qu'à la nécessité de sélectionner les images préside la position que l'on a adoptée sur la guerre. Le choix de la photo publiée est motivé par la lecture du conflit. Ainsi, la guerre ne trouve pas de représentation autre qu'idéologique. Elle ne se montre pas: soit elle est condamnée par l'image, soit elle se justifie. Hors de ces deux orientations, elle est absente, reléguée dans le hors champ visuel. Cela ne signifie bien entendu pas pour autant qu'elle n'est pas abordée par les journaux, mais la photographie de la guerre est affaire de parti pris.

La représentation photographique de la guerre permet de montrer la spécificité du photojournalisme de guerre dans le discours des médias. Elle montre des différences sensibles dans la médiation de la représentation, dans la médiation du regard entre l’image photographique liée à la guerre et les autres genres.

Enfin, la sémiotique politique de la guerre pose le problème des rapports entre la guerre et la fiction. La littérature de guerre se fonde toujours sur la sublimation esthétique de la disparition, de la souffrance, de la mort, en même temps que de la distanciation. On peut, en effet, y lire et y comprendre une représentation de l'anéantissement.

D'une part, elle développe l'événement dans une sémiotique d'acteurs. L'identification symbolique qui construit la médiation se fait alors entre les lecteurs et les acteurs de la guerre c'est-à-dire, les victimes ou les vainqueurs. Cette fiction sur la guerre, en ce sens, est fondamentalement binaire: elle ne se conçoit que dans cette opposition simple, qui fonde la représentation de l'identité des acteurs impliqués dans la guerre sur cette opposition en deux camps.

D'autre part, cette fiction sur la guerre développe l'événement dans une sémiotique des lieux. L’étude des fictions africaines traitant de la guerre montre une superposition des espaces dans lesquels, les populations civiles livrées à elles-mêmes, fuyant les zones de violence errent pour trouver un refuge; d’autre part, la description esthétique dont ces espaces font l’objet, leur attribue des enjeux symboliques pour les factions rivales.

Ces lieux de la guerre forment autant d'espaces pour les acteurs des récits auxquels le lecteur est censé s’identifier symboliquement, mais l’appropriation de l’espace par les acteurs de la guerre définit une géographie narrative de l’événement, et non sa configuration physique.

L'analyse de la fiction sur la guerre est celle de la représentation esthétique des acteurs en termes d’identité. L’identification symbolique qui construit la médiation se fait alors dans une sorte d’opposition dans laquelle l’altérité n’a pas de place ni de sens puisque l’autre étant appelé à disparaître. La fiction de guerre repose fondamentalement sur cette opposition binaire : elle ne se conçoit que dans cette opposition simple « eux »/ « nous » qui fonde la représentation de l’identité des acteurs impliqués dans la guerre en deux camps. En ce sens, la guerre se manifeste comme une cristallisation des identités qui, en situation de conflit, acquièrent une consistance double, à la fois politique et symbolique. L’identité se fonde dans la guerre par opposition à l’identité de l’autre, donc une identité politique fondée sur l’opposition symbolique à l’autre.

L’étude de la représentation de la guerre, d’une part, dans le discours médiatique et, d’autre part, dans la fiction que nous avons appelée « la guerre dans les fictions » auront permis de définir l’expression de « culture de la guerre » propre au discours des médias et à la littérature.

Le discours du Monde et de Libération sur le conflit ivoirien peut être saisi dans toute sa densité quand il est envisagé comme une émanation des représentations collectives françaises d'une guerre dans un pays africain. Si la Côte d'Ivoire est décrite comme malade et moribonde, peut être que conjointement à cela, on peut supposer que c'est aussi et surtout l'idée française de ce pays qui se meurt du fait de la guerre: La Côte d'Ivoire d'autrefois, brillante, encensée, instrumentalisée en objet de fierté française, n'est plus. Dans les années 2000, la Côte d'Ivoire est peu à peu départicularisée. Jadis considéré comme un modèle de stabilité et de réussite, le pays se retrouve aujourd'hui parmi les plus instables du continent.

La Côte d'Ivoire est départicularisée en ce qu’elle est désormais associée à une multitude d'autres pays dont certains n'ont vraiment rien à voir avec elle: « Maintenant que les ivoiriens ont touché le feu de près, ils savent qu'il brûle, ils savent que la Côte d'Ivoire peut devenir le Rwanda, le Burundi, la Somalie, le Libéria, la Sierra Leone, la République Démocratique du Congo, le Congo Brazzaville, l'Angola... » 439

A travers le traitement médiatique de la guerre dans Le Monde et Libération, et dans notre corpus de fictions, il se dégage une spécificité de la représentation africaine de la guerre et de l'antagonisme des identités politiques. Les spécificités de la guerre africaine telles que les font apparaître Le Monde et Libération et les fictions littéraires africaines laissent émerger une problématique commune malgré la différence des supports et la variété des traitements. On peut parler d'un « système de guerre » ou d'une « société de guerre » qui émerge de ces conflits et qui ensuite produit les conditions de sa production. Il s'agit de femmes et d'hommes vivant dans des cultures, des acteurs sociaux produits par la culture et la produisant à leur tour. La guerre est à considérer dans cette perspective. Elle est l'émanation d'une société ou d'une époque particulière. Il n'y a pas d’ontologie de la guerre, mais il existe une production culturelle de celle-ci. La guerre est une anthropopoiésis. Elle contribue à fabriquer de l'humain ou, plus exactement, un modèle de l'humain: «  Dis-moi comment tu fais la guerre, je te dirai qui tu es. »

La « guerre comme culture » est une hypothèse stimulante parce qu'elle nous permet de penser en dehors des sentiers battus. La guerre n'est pas une évidence s'imposant à la conscience, mais une activité complexe, riche de signification, au même titre que n'importe quelle autre production culturelle et sociale comme l'art, la religion ou le sacrifice. Elle est un phénomène social total, dans le sens que donne à ce terme l'ethnologue Marcel Mauss. La guerre s'imbrique dans les autres faits sociaux et tire du sens de cette imbrication. Elle a la particularité de mettre en branle l'ensemble de la société et n'acquiert de pertinence que lorsqu'elle est replacée dans le contexte le plus large dans lequel elle s'inscrit. Ainsi les réflexion sur la place de l’individualité et de la subjectivité dans la guerre et dans ses représentations contribuent à la construction de ce cette culture générale de la guerre.

Ce « système de guerre » a des acteurs qui lui sont propres, les acteurs militarisés qui entretiennent entre eux des lieux équivoques et qui dominent les tiers du conflit, les populations civiles, les acteurs désarmés. Il génère de nouveaux fronts et frontières qui ont une double fonction, délimiter les zones de conflit (les circonscrire, les forclore) et surtout imposer un ordre sociopolitique aux populations désarmées en les soumettant aux différents chefs de guerre.

Ce système se légitime par la poursuite de la guerre mais, paradoxalement, plus il se prolonge, plus les buts de la guerre sont oubliés et plus apparaît une connivence entre les acteurs militaires. Cela s'explique par deux traits : Le premier est la restructuration de l'économie productive en faveur des chefs de guerre avec la mise en place de taxes, bref, « un racket économique », une économie mafieuse autour des fronts: les chefs de guerre s'approprient les ressources extérieures et les redistribuent selon des schémas clientélistes. Il y a là une véritable économie parasitaire qui vit de son interposition avec les flux économiques.

On peut dès lors comprendre les stratégies mises en place par les différentes factions rivales de la crise ivoirienne pour contrôler la « boucle du cacao ». Le deuxième trait tient à la dynamique conflictuelle elle-même. Plus le conflit se prolonge, plus, semble-t-il, les motivations idéologiques se perdent, les alliances s’instrumentalisent, les acteurs militaires se professionnalisent et la guerre contribue à la socialisation (un âge jeune au combat, des groupes sociaux plus défavorisés...) Cette « socialisation par la guerre » la rend normale, habituelle. La « socialisation par la guerre » est ainsi une socialisation par la violence qui enferme les individus dans un cycle infini action/répression. Le répertoire de la violence ouverte, celle d'une « violence atomisée » est socialement légitime. Il diffracte le territoire et perpétue les systèmes d'opposition, rendant impossible toute unification, même par la force. On ne cherche plus à conquérir le territoire adverse, mais simplement à conserver sa zone et à faire quelques incursions pour piller les biens adverses, légitimant du même coup sa fonction de domination. En effet, au fur et à mesure du déroulement du processus conflictuel, il devient plus important d'obtenir l'obéissance sans faille des civils désarmés dans sa zone de contrôle que de lutter contre l'adversaire. «On passe donc de la guerre contre l'adversaire à la complicité entre acteurs militarisés pour maintenir une guerre « homéopathique dont la fonction principale est de légitimer la domination sur la zone de contrôle ». 440 La guerre se fait à temps partiel, sur un espace restreint, elle ne vise ni à annihiler l'adversaire ni à renverser l'Etat, mais à assurer un pouvoir local contre les autres pouvoirs locaux. Le pouvoir central appartient à un autre espace, un peu comme s'il s'agissait d'une géométrie dans l'espace. Cela est vrai pour la Côte d'Ivoire, c'était aussi le cas pour la Somalie dont a vanté pourtant l'homogénéité. Cette logique des fronts s'inscrit dans un double processus de désintégration et d'intégration.

Il y a désintégration car les acteurs militarisés découpent le territoire national et s'approprient les zones territoriales en multipliant les luttes aux « frontières », mais en s'arrangeant pour conserver un niveau limité d'intensité du conflit. Il y a intégration car chaque groupe militarisé cherche à reproduire à son profit la logique de contrôle étatique sur les populations désarmées en les pillant et les taxant, en prélevant une partie des biens économiques. Il résulte d’un tel processus conflictuel une situation de « ni paix, ni guerre » comme celle qui fut décrite par Raymond Aron.

C’est une sorte de « guerre indéfinie » qui suppose, que l'Etat central soit suffisamment fort pour préserver le lieu du pouvoir de la convoitise des groupes en conflit, et suffisamment faible pour laisser les groupes gérer leurs rivalités. C'est pourquoi la guerre dure.

Enfin, l'étude de la médiation en situation de guerre dans notre double corpus de journaux (Le Monde et Libération) et de fictions littéraires africaines, fait apparaître des modes différents de constitution des identités. En effet, la représentation de la guerre dans les médias implique une identification politique fondée sur l'antagonisme des appartenances et la représentation de la guerre dans les fictions implique une identification fictionnelle fondée sur la reconnaissance des personnages et des héros semblables à l'idéal de soi.

De prime abord, il existe une différence fondamentale entre les processus d’identification mis en œuvre au cours de la lecture des médias et ceux qui le sont au cours de la lecture de la fiction. Nous distinguons la représentation de la guerre dans les médias qui institue une identification politique fondée sur l'antagonisme des appartenances et la représentation de la guerre dans la fiction qui apparaît comme une identification fictionnelle fondée sur la reconnaissance des personnages et des héros comme semblables à l'idéal de soi.

La lecture de la fiction repose sur l’identification symbolique du sujet de la lecture au personnage de la narration, tandis que la lecture de la représentation de l’événement dans les médias repose sur l’identification symbolique du sujet de la lecture à l’énonciateur de leur discours.

Dans le cas de la fiction, l’identification articule le sujet de la lecture à la représentation du personnage. Ce sont les actions, les paroles et les pensées du personnage fictionnel qui constituent le repère de l’identification car, ils instituent l’identité du personnage. Sans ces actions, le personnage n’existe pas. Il faut, par conséquent, le récit de l’action pour que le lecteur puisse se construire l’identité du sujet auquel il va s’identifier symboliquement, et pour qu’ainsi, soit instituée la médiation fictionnelle de l’identité.

La sublimation esthétique telle qu'elle advient dans l'expérience de l'écriture de fiction est une façon pour le sujet de se retrouver, structurer son identité, de se reconnaître, de lui donner une consistance à la fois réelle et symbolique. Le « Je est un autre » de Rimbaud s'inscrit dans l'instauration d'un clivage séparateur de l'identité du sujet et dans la logique ouverte par ce clivage. Dès l'instant où il se pense comme transformation du monde, ou pour le moins comme une participation à cette transformation, le discours cesse de se penser dans la fiction d'une représentation symbolique de l'identité propre au sujet, pour se penser, au contraire, comme l'acquisition par le sujet (qu'il s'agisse d'ailleurs du scripteur ou du lecteur) d'une identité seconde, celle qui se pense et s'assume comme identité institutionnelle d'un acteur dont l'identité est structurée par son travail même.

La distanciation interne au sujet se définit, dans ces conditions, comme la tension entre l'identité structurée pour le sujet par le désir dont il est porteur, et qui fonde sa vérité, et l'identité structurée pour lui par l'appartenance qui le caractérise socialement, et qui fonde son rapport au politique.

Dans l'expérience esthétique de l'écriture, c'est l’identification du sujet à l'idéal de soi qui permet de penser la dialectique de cette séparation interne et qui fonde, par conséquent, une instance seconde de l'identité du sujet. L'idéal de soi est la référence par rapport à laquelle se fonde l'identité du sujet dans l'expérience de l'écriture, et celle de l'art qu'il définit, référence constituant la dialectique entre les deux pôles distinctes et séparés dont, désormais, se soutient l'identité du sujet dans l'expérience de l'écriture : la dimension singulière de son identité, fondée sur son désir, et sa dimension collective, fondé sur son pouvoir.

C'est pourquoi la rationalité de l'écriture est propre à constituer une rationalité de l'identité: en effet, elle met en scène, dans toute son intensité et dans toute sa signification, l'opposition indépassable entre les différentes instances constitutives de l'identité du sujet. Le rôle symbolique de l'écriture (son statut dans la culture) est, sans doute, de fonder une dualité dialectique de l'identité du sujet dans la consistance d'une activité réelle dans le champ de l'espace public. L'écriture tient le sujet, volens nolens, dans l'appartenance, du seul fait de la mise en oeuvre du code constitutif de cette appartenance, en même qu'elle lui permet de s'en distinguer, par la spécificité et la singularité de l'usage qu'il en fait et par l'élaboration du sens qu'elle rend possible.

L'écriture, que ce soit du point de vue du lecture ou de celui du scripteur, se présente donc, à la fois comme signe de l'appartenance, puisqu'il il n'y a pas d'écriture sans conscience du collectif, et comme distinction d'avec l'appartenance, puisqu’il n’y a pas d’écriture sans désir.

Ainsi, réfléchissant au sujet le réel de sa propre appartenance, donc le pouvoir que celle-ci exerce sur lui, l'écriture renvoie au pouvoir. Et, encore une fois, Je est un autre, car il est plusieurs. De cette manière, l'écriture construit une double articulation du sujet et de la personne; de la dépendance et de l'indistinction. En effet, cette dimension apprise de l'appartenance sociale s'accompagne de la conscience du fait que tous ceux qui en sont porteurs sont dans le même temps, indistincts les uns par rapport aux autres: ils se caractérisent tous par une même appartenance avant de se distinguer individuellement par des places et par des statuts différents.

Au contraire, dans les médias, l’identification symbolique est une médiation d’appartenance. Il ne s’agit pas tant de s’identifier à un personnage que de choisir une appartenance susceptible de donner un sens à son engagement dans l’espace public.

D’abord, l’identification ne peut se faire par rapport aux acteurs des récits, car les événements racontés sont réputés ne pas être imaginaires. Ensuite dans le discours des médias, il ne s’agit pas d’avoir ou non participé à l’événement, il s’agit de choisir de quel côté on se situe par rapport à l’événement et à son interprétation.

Plus précisément, en ce qui concerne la sémiotique politique de la guerre développée par Le Monde et Libération à propos de la crise ivoirienne, la culture de l’événement se fonde sur une identité partagée par ceux qui ont accès aux mêmes informations et aux mêmes médias, aux mêmes lieux de communication. Une identité peut se fonder sur cette culture de la guerre partagée, donc instituée en médiation : celle de l’appartenance et à la formation d’institution politiques. De cette manière, la représentation médiatée de l’événement en assure toujours son inscription, par rapport à la culture politique des lecteurs du média ou par rapport aux engagements politiques du média.

En définitive, le discours des médias et celui de la fiction développent chacun une sémiotique politique de la guerre qui leur est propre et par conséquent deux types d’identités fondées sur une culture de la guerre instituée en médiation.

Dans le cadre des médias, il s’agit d’une identité liée à l’appartenance et à la formation d’institution politiques qui, donc se fonde sur une culture de la guerre partagée par ceux qui accès aux mêmes informations, aux mêmes médias, aux mêmes lieux de communication.

Dans le cadre de la fiction cette identité exprime une filiation culturelle et donc se fonde sur une culture de la guerre qui repose sur une mémoire partagée par tous ceux qui se reconnaissent une culture propre, faite de la mémoire des événements survenus à ceux qui en font partie, et qui scandent, dans leur succession, les structures de l’inconscient, qui s’héritent de génération en génération.

La guerre, en effet, n’est pas seulement une suite d’événements, elle est aussi une véritable culture, une façon de penser la société et de se la représenter. De cette manière, la sémiotique politique de la guerre dans la fiction pose la question de la culture nécessaire pour reconnaître et interpréter et donner les configurations de la guerre et pour donner du sens. : La guerre ne dévoile pas sa signification à n’importe qui, et il faut avoir une certaine compétence culturelle pour bien la comprendre et interpréter ses différents signes.

Notes
438.

L’expression fait référence à l’ouvrage d’André GLUKSMANN, Le discours de la haine,

439.

Le Monde, « Les Ivoiriens savent désormais que le feu brûle », 7 novembre 2000.

440.

BIGO (Didier), « La prolongation des conflits », Table ronde 20 décembre, in Culture et Conflits, hiver 1990-1991, p. 104.