Introduction générale

Depuis plusieurs années, mon expérience de psychologue dans un établissement d’enfants polyhandicapés m’a appris à reconnaître la spécificité de ces enfants extrêmement troublés dans leur développement et la souffrance dans laquelle peuvent se trouver les personnes de leur environnement. Mes questions restent encore nombreuses avec en perspective une meilleure qualité de vie des enfants par l’amélioration de la communication avec les personnes qui les entourent. La question centrale qui se pose aux familles et aux professionnels proches de ces enfants qui nécessitent des soins physiques continus est de pouvoir les comprendre et de s’en faire comprendre c’est-à-dire échanger, guider, construire une véritable relation éducative ou thérapeutique.

Ma pratique de la musique, ma formation de psychologue, puis psychanalytique, ma rencontre avec les professionnels, les parents et les enfants polyhandicapés sont certainement à l’origine de ce choix caractérisé par l’univers des émotions. Mais c’est surtout grâce à l’accueil au laboratoire de Psychologie Cognitive et du Handicap et la possibilité de travailler avec le professeur Portalier au sein de ce laboratoire que j’ai ressenti la nécessité de recentrer toutes mes connaissances éparses afin de les organiser sur un sujet qui traitait du domaine de l’émotion pour une population donnée, en incluant l’enfant sévèrement atteint dans son développement cognitif, affectif, moteur et les tiers familiers qui l’entourent.

Ces enfants ne laissent pas indifférents. Bien au contraire, ils nous entraînent dans leur univers étrange par certains côtés, un univers fait d’expressions à la fois physiques, corporelles et sonores, répétitives ou plus interpellatrices. Se pose alors, à travers ces manifestations vitales, la question d’un langage peu organisé, peut-être désordonné en apparence qui résonne auprès des proches et fait écho par la primarité des formes. Ce langage lève le voile sur le socle primitif de notre vie émotionnelle.

Cette recherche est consacrée à la communicabilité des états émotionnels, à travers différentes voies de passage et on peut penser que plus les liens qui rattachent une personne à une autre sont étroits, plus les voies de partage et de différenciation sont ambiguës.

Il est possible d’admettre alors que les parents et les professionnels, partenaires affectifs des enfants seront réceptifs et soumis à des identifications perturbantes qui en dehors de toute influence extérieure régulatrice suscitent des états d’épuisement ou d’angoisse en confrontation aux risques vitaux encourus par les enfants. De ce fait, ils peuvent présenter des mécanismes de défense souvent identiques de fuite de la confrontation, pour les cas les plus lourds, ce qui pose alors la question des effets de l’intensité émotionnelle que la proximité avec l’enfant polyhandicapé peut susciter.

En d’autres termes, cette plongée dans l’archaïsme du lien prolongé au-delà du temps physiologique de l’enfance et de la dépendance nécessaire fait sans doute effraction dans la psyché des familiers et des soignants d’une façon intrusive. Cependant un lien particulier se tisse avec les enfants pour lesquels les processus psychiques sont parallèles aux processus corporels et les affects exprimés peuvent être reliés à des modèles fonctionnels corporels. La compréhension de leurs émotions permettant une coordination interactionnelle s’inscrira dans une tentative d’identification à leurs besoins et leurs états affectifs. Cette compréhension sera altérée par des pathologies particulières de comportement et fera appel à différentes procédures.

La notion de polyhandicap recouvre une pluralité de troubles qui sont le résultat d’anomalies cérébrales précocesaffectant les moyens d’expression verbale, motrice et sensorielle utilisés dans la communication et les échanges.

Si le polyhandicap se caractérise par son hétérogénéité, ce sont à coup sûr les difficultés pour entrer en contact et en relation avec ces personnes qui en constituent la principale spécificité. Comme on peut s’y attendre, face à des populations d’enfants aussi divers, il ne sera pas possible de découvrir des facteurs uniques qui rendent compte à eux seuls des perturbations observées dans la communication émotionnelle.

La difficulté est de pouvoir décoder ce que l’enfant voudrait faire partager de ce qui se joue dans son corps. La question est alors de savoir par quelles voies les échanges des informations et le partage des messages affectifs se réaliseront.

Parmi tous les indices figure le rôle important joué par les attributions affectives qui mettent en jeu une activité d’ « échoïsation corporelle » proposée par Cosnier (1994) comme ensemble des paramètres non verbaux en développant l’hypothèse de l’analyseur corporel.

Ainsi, les attributions affectives selon Cosnier (2003) se réaliseraient en suivant deux voies :

Un support expérimental à cette hypothèse peut être trouvé dans les travaux de Bloch (1986) qui développe le concept de « modèle effecteur des émotions » qui montre l’existence d’un lien entre un modèle effecteur particulier et une expérience particulière. De ce fait, ce modèle pourrait être mis au service de la connaissance d’autrui.

La capacité à exprimer des émotions susceptibles d’être comprises par autrui représente untriple intérêt :

Cette recherche propose de recueillir auprès des tiers familiers, avec des niveaux d’implication différente, leur représentation sur la façon dont ils décodent les états de l’enfant. C’est une recherche de terrain exploratoire qui a pour objectif de savoir si malgré leurs troubles importants physiques et mentaux, les enfants atteints de polyhandicap parviennent à exprimer des émotions diverses de façon suffisamment différenciée pour que les partenaires de leur proche environnement les distinguent afin de concevoir des réponses adéquates.

Notre étude porte sur six émotions appelées fondamentales parce qu’elles correspondent à des invariants universels du comportement comme l’a démontré Ekman (1975), dans un sens proche de celui de Darwin (1872) car elles sont présentes chez l’animal et chez le jeune enfant et faciles à identifier.

Ce sont : l’intérêt, la joie, la détresse, la colère, la surprise, le dégoût. Il m’a semblé pertinent d’ajouter l’intérêt en référence au « MAX », réalisé par Izard (1995), système objectif basé sur les observations d'enfants en bas âge dans des situations différentes.

Ces émotions fondamentales correspondent à des états fonctionnels adaptatifs de l’organisme qui peuvent changer selon les évènements qui se produisent dans le monde interne, dans l’environnement externe ou dans l’activité cérébrale. Elles peuvent être considérées comme des états de base qui vont se traduire par une expression, par un état tonique ou une expression sonore. Les signaux affectifs peuvent être adaptés ou pas, par rapport aux modèles de base d’expression émotionnelle et recevoir des réponses discordantes.

Nous avons réalisé successivement deux recherches expérimentales conduites dans deux établissements de la région lyonnaise qui accueillent des enfants polyhandicapés :

Nous avons constaté l’absence des pères aux entretiens. Ils n’étaient pas présents lors la proposition de l’enquête. Plusieurs pistes pourraient être proposées : la naissance d’un enfant gravement handicapé et la souffrance narcissique qui en découle pour un père représentent un traumatisme. Cela questionne vraisemblablement son identité sexuelle de façon profonde, dans une composante reproductive. On peut d’ailleurs remarquer le nombre important de divorces et recompositions de couples au cours de la petite enfance ou de l’enfance. Cependant, bien des pères sont présents, en assistance, pour porter l’enfant, étayer la mère tant physiquement, dans les portages, que psychologiquement. Au niveau de la transmission des états émotionnels de l’enfant, ils laissent la parole sur l’enfant à la mère.

Nous souhaitons, au travers de nos deux investigations, recueillir deux sources de renseignements :

La finalité de l’étude est de participer à une approche de la compréhension des états émotionnels d’autrui lorsque ce dernier a de grandes difficultés à se faire comprendre ou présente des modèles expressifs nettement perturbés.

Comprendre et se faire comprendre constitueraient ainsi les deux pôles essentiels de la communication, celle-ci existant effectivement à partir de cette dualité.

L’enjeu clinique et théorique de ce travail concerne le destin de ces enfants gravement handicapés qui, souvent aussitôt après leur mise au monde, manifestent des troubles si graves, dans leur psychisme ou leur corps, que les familles peuvent se disloquer, sous l’effet du traumatisme. Les professionnels médicaux ou éducatifs développent, tant la prise en charge éducative est déroutée et le partage affectif, pénible, des mécanismes de défense. Enfin, l’individuation des enfants risque d’être mise à mal, par des attitudes de repli et une surcharge autistique. Nous n’avons pas la prétention d’expliquer l’ensemble des troubles et des difficultés qu’ils posent à leur environnement mais de tenter de percevoir le développement troublé dans une perspective dynamique et interactive du sujet, dans le domaine de la communication non verbale chez l’enfant atteint de handicap sévère.