3. 2. La dynamique des états émotionnels et leur intégration dans le développement : l’apport des connaissances sur les bébés.

Comment s’intègre un état émotionnel à l’ensemble de la vie psychique ? Lorsque nous parlons d’un état émotionnel, nous suggérons qu’il s’agisse d’un point statique, alors qu’il est la résultante des effets produits par un stimulus : personne, relation ou événement. Les théories sur l’émotion s’enracinent dans le corps, avec des effets sur l’esprit et sur leur expression et enfin des conséquences pour leur expressivité sur l’environnement. Ancrés dans la biologie et la culture, les états affectifs donnent de la valeur et des significations aux événements. Qu’est-ce que l’intégration ? Comment les émotions opèrent-t-elles ce travail ? Sont-elles des intégrateurs ?

Selon Emde (1992), l’intégration renvoie « à un état de liaison, d’assemblage de différentes parties aboutissant à un ensemble cohérent qui dépasse la somme de ses parties ». En insistant sur les influences intégratives des processus affectifs sur le développement, il soutient que chaque période du développement se caractérise par des émotions spécifiques et qu’on peut distinguer des transitions. Ces expressions émotionnelles se reflètent au niveau des changements de réaction au sein de la famille.

Cette intégration va aboutir à deux aspects principaux :

Emde fait l’hypothèse que ces deux aspects sont régis par les émotions qui font office de lien. Le lien est ce qui unit, attache, séduit, captive ou entrave.

L’incorporation des changements et l’établissement du sentiment de continuité reposent sur la communication émotionnelle qui s’instaure entre l’enfant et son entourage immédiat. On peut supposer que la sécurité de l’enfant et la confiance qui permettent l’intégration des changements s’établissent à partir de l’harmonisation et la synchronisation des échanges émotionnels, fondées sur un mouvement de va-et-vient d’expériences sur lesquelles on peut compter (Trevarthen, 1985, Trevarthen et Aitken, 2003 ; Meltzoff et Moore, 1977).

Stern (2004) s’intéresse, notamment dans son approche sur l’intersubjectivité précoce, à la manière dont la mère peut faire savoir au bébé qu’elle a saisi son geste ainsi que le sentiment qui est derrière un état émotionnel intense. Il a proposé le terme d’accordage affectif (1971) comme forme d’imitation transmodale, différente de l’imitation directe. Les schèmes d’interaction par le regard entre la mère et le nourrisson apparaissent à différentes étapes de conduites sociales et l’enfant normal sourit en réponse au visage et à la voix de sa mère. Le partage des émotions, mais aussi la capacité de percevoir les intentions d’autrui qui interagissent avec les nôtres, font dire à Stern que notre vie mentale est « co-crée » et c’est ce dialogue continu de co-création avec d’autres esprits qu’il appelle la « matrice intersubjective ».

Des études montrent que des enfants prématurés peuvent déjà élaborer une coordination œil tête (Bloch, 1992). Dans ce cas, le modèle de progression des réponses diffuses à des situations globales puis des réponses différenciées à des objets ou situations sélectionnés pourrait être récusé. L’intérêt de ces thèses réside dans le fait que le partenaire et l’enfant puissent accéder à un accordage affectif, une réciprocité et en même temps, une régulation des tensions. A contrario, il semble que plus les émotions sont indifférenciées, moins la palette expressive est interactive, moins fine est la compréhension. Les communicants sont alors exposés à des mécanismes soit de régression pour les enfants, soit d’inquiétude pour les adultes, par manque de références précises lorsque le rapport causal entre la réaction et la situation n’est pas identifié.

Le visage peut être considéré comme premier stimulus. L’émotionnel serait antérieur au cognitif, dans la constitution de la relation d’objet. Il faut souligner que la situation d’échange de la dyade mère-enfant est une situation affective investie dès la naissance et que cette expérience va retentir sur la cognition. Dès 1970, Lebovici affirmait que l’objet peut être investi avant d’être perçu. Il nomme « objet précurseur » (à la suite de Spitz, 1958) le gestalt- signal que forme le visage. L’émotion première s’inscrit dans la relation d’objet car le premier mouvement vers l’objet extérieur est émotionnel et réciproquement. Le nourrisson, dès les premiers jours, ne perçoit pas une personne, il perçoit un signal, un gestalt-signal, une partie du visage, pas le visage dans son ensemble, front, yeux, nez, tout en mouvement. L’enfant répondra par un sourire 1 au visage de la mère dont il dépend pour sa sécurité.

Lebovici observe que cet objet précurseur est la seule chose que l’enfant suit avec attention dès la deuxième semaine. On a pu mettre en évidence que l’enfant cesse de sourire quand le visage se tourne de profil et n’est plus reconnaissable par l’enfant et le fait qu’on obtient la même réponse-sourire avec un masque de papier. Spitz appelle cette gestalt un objet précurseur. Cette période est spécifiée par la réaction du nourrisson au visage humain : le sourire. Dans la mesure où la seule présentation du biberon ne parvient pas à déclencher cette réaction, on peut déduire que c’est le visage qui stimule le sourire.

Gesell (1952), avait déjà fait remarquer que lorsque le visage humain est présenté à l’enfant dans chaque situation de soulagement, de besoin ou de déplaisir, il apporte satisfaction par le sourire et une détente. Le premier régulateur émotionnel de l’enfant est donc le visage humain. On ne fait rien avec un enfant sans lui présenter le visage, en face, les yeux vus de manière orthogonale, en bougeant la tête et la plupart du temps en adressant la parole. .

Ajuriaguerra, Diatkine et Badaracco (1956) ont fait apparaître l’évolution des moyens relationnels du bébé par la diminution de l’hypertonie et l’apparition d’une tonicité axiale et la diminution des réactions hypertoniques aux excitations. Les activités d’organisation prennent leur indépendance par rapport au besoin. Les stimulations sont de plus en plus efficaces. Les réactions de brusquerie du réflexe de Moro laissent la place à des réflexes toniques d’équilibration. La coordination oculo-manuelle remplace les réflexes indifférenciés. Par contre, lors des émotions négatives, faim, douleurs intestinales, les réactions toniques réapparaissent et font régresser ces ébauches d’activité.Il semble que l’enfant élabore des stratégies d’ordre émotionnel destinées à agir sur son entourage.

Dès la naissance, le nouveau-né a une expression. Vers 8 mois, on assiste chez l’enfant à une amorce de socialisation. Il a tendance aussi à rechercher chez l’autre des signaux émotionnels afin d’influer sur son comportement (Emde 1 , 1992). Même au cours des premières semaines, l’enfant qui n’a pas de déficience biologique adresse des vocalises à sa mère, sourit, se tourne vers elle, rampe et se déplace pour la retrouver, lorsqu’il est en âge de le faire.

On peut parler de séquences biologiques sociales (Fraiberg, 1981) qui se développent normalement à partir d’expériences affectives lorsque les enfants sont en état de besoin. Mais on peut se demander ce qui arrive aux enfants qui pour des raisons de déficiences multiples biologiques ne peuvent établir des relations avec leurs proches, de la même manière que les enfants normaux, pour communiquer leurs états affectifs.

Quelles réactions apparaissent ? Ont-ils plus recours aux cris, aux pleurs pour exprimer leurs états ou au contraire se découragent-ils et laissent-ils apparaître des mécanismes de défense réactionnels, tels que Spitz les a décrits, chez des enfants qui souffrent de carences graves.

Nous présentons dans le tableau figurant ci-après, comment l’intégration des différents processus de manifestations émotionnelles s’agence en une véritable communication par des échanges et une régulation progressive de ces échanges au sein du cocon familial, au cours du développement harmonieux.

La première colonne présente les manifestations à différentes étapes. Les deux autres colones indiquent les mécanismes de régulation qui se développent de façon dynamique, en liaison avec les autres éléments, de façon prévisible, en s’historisant, avec une capacité prédictive. La dernière colonne rappelle les concepts organisateurs de cette communication primaire, suivant les auteurs qui les ont développés.

Tableau 1. Étapes de transition illustrant des processus de changements qui se reflètent par des modifications dans la famille.
Signaux émotionnels Codage Réciprocité Références théoriques
Naissance à 2 mois
Pleurs, états de veille,
Etats de sommeil
Signaux d’alerte et de détresse communiqués
Besoins
Soins matériels
Réponses d’apaisement
Echelle de Brazelton d’évaluation du comportement néonatal (1984)
Vers 2-3 mois
Sourires, fixation du regard, intérêt, coliques, hypertonus
Montre un changement interne Affects positifs, harmonisation Spitz (1958)
Le sourire
Vers 8 mois
Angoisse, peur
Le bébé scrute les visages et cherche des expressions pour se rassurer Affects positifs et négatifs s’équilibrent Spitz
Angoisse de l’étranger
12-24 mois
Exubérance, exultation, fierté, crises de colère
Marche, l’enfant a tendance à rechercher chez l’autre des signes émotionnels afin d’influer Communication affective intense pour des raisons de réassurance et de sécurité Malrieu (1952)
La personnalisation
Stern (1985)
La motivation
2 ans
début de l’empathie sociale
gestes de tendresse
Négation, régulation des crises de colère sur son comportement Surveillance accrue
Préoccupation parentale
Spitz (le non)
Hoffman, (1977), empathie liée à la maturation des structures nerveuses
3 ans
Raconte, donne du sens affectif aux histoires
Socialisation
Parole sur métacognition
L’enfant est considéré comme responsable
Partage d’affects positifs
 

R. Emde évoque les «moteurs de base» chez l’enfant qui sont à l’origine de l’incorporation des changements, en estimant que le moteur le plus fondamental est l’activité :

Les émotions positives sont très importantes au cours du développement et sont organisées de façon indépendante des émotions négatives. Les émotions positives seraient beaucoup plus liées au contexte environnemental et les émotions négatives seraient liées à une continuité intérieure et à des facteurs d’héritabilité. L’établissement du sentiment de continuité s’effectue à partir de la contribution des processus émotionnels de base. Ces processus sont attachés de façon interactive à des circonstances particulières. Les composants et configurations émotionnels se modifient au cours de périodes de changement tout en utilisant d’anciens schémas qui peuvent surgir.

Le «noyau affectif» fondé sur la capacité de l’être humain à communiquer avec lui-même et avec les autres est évoqué par Emde (1992), mais aussi par Damasio (1999) par le terme de «soi central» engendré par n’importe quel objet provoquant le mécanisme de noyau de conscience. À partir des sensations, la continuité de la conscience repose sur l’engendrement de plusieurs mouvements, de pulsations. Mais il faut bien un sentiment de soi pour faire connaître les signaux qui constituent le sentiment de l’émotion à l’organisme qui a l’émotion. Ce sentiment de continuité fait intervenir une notion temporelle qui est une interaction entre la perception immédiate, son intériorisation dans la mémoire immédiate, reconnaissant d’autres états internes disponibles dans l’expérience subjective. Cette notion d’un soi est une condition de l’intersubjectivité, sans laquelle il y aurait fusion.

Ces séquences suscitent des interrogations sur la façon dont les enfants qui ont à intégrer des expériences sensori-motrices différentes peuvent retrouver leur propre voie de développement. J’argumenterai dans l’approche expérimentale que l’autorégulation ne peut se faire qu’avec l’aide d’un «tiers autorégulateur» qui vivra un partage émotionnel très impliquant avec ces enfants.

L’approche structurale avait été dégagée par la psychanalyse et d’abord par Freud qui considérait les affects comme des processus à multiples facettes, remplissant une fonction cognitive inconsciente et consciente dans le fonctionnement psychique. Le fait que les éprouvés de plaisir et déplaisir, basés sur la biologie aient une valeur de signal dans le moi et jouent un rôle de régulateur, leur confère un statut de processus actifs et adaptatifs. Le signal d’angoisse peut expliquer des séquences de régulation et la préparation de l’organisme à éviter des sentiments de détresse par leur fonction de signal adressée à soi ou à autrui. Freud prend en compte dans la notion d’appareil psychique les aspects de l’organisation précoce du développement en considérant trois facteurs, le moi, le monde environnant et les motivations intrinsèques.

La conscience de soi s’établit en une interface entre l’interne et l’externe. Dans les transformations développementales, les organisations antérieures persistent et ainsi, il nous met en présence de ce qui vit en nous depuis la nuit des temps, dans une historisation du vécu.

En conclusion de la dynamique des états émotionnels, nous pouvons concevoir que l’émotion a une influence intégrative sur le développement normal de l’enfant. Nous avons constaté que l’intégration consistait en la liaison de différentes étapes de changements, dans les paliers et les phases d’évolution qui aboutissent à un sentiment de continuité, à un noyau affectif du soi. Ces étapes s’organisent, avec des variations individuelles, mais suivant des schémas organisateurs, communs à tous les individus, qui établissent des liens d’empathie, de connaissance, à partir du partage des expériences, au cours d’interactions.

De ce fait, on peut s’attendre à ce que les émotions et les expressions qui en découlent jouent un rôle de liaison et de réunion dans l’intégration des changements ou au contraire jouent un rôle de déliaison dans des processus désintégrateurs des dérèglements affectifs, manifestés par l’angoisse lorsque des états émotionnels pénibles y compris des états de tension, d’excitations, d’automutilations ne peuvent s’intégrer et se transformer au cours de schèmes régulateurs. De même, la dichotomie entre les composantes émotionnelles et cognitives paraît stérile, procédant d’un modèle de causalité linéaire à la différence de modèles plus interactifs où entrent toutes les composantes de l’émotion.

Les émotions sont autant de mouvements vitaux qui préfigurent le désir dans ce qu’ils constituent comme attente d’une réponse. Si la réponse se fait attendre ou est inadéquate, la vie psychique se fige. Le mouvement circulaire s’interrompt. Ces orientations permettent d’appréhender le fonctionnement mental humain dans une recherche d’intégration des diverses fonctions cognitives, physiologiques, émotionnelles, affectives. La question des liens entre ces états et l’expression est au cœur de l’expérience émotionnelle à travers une conception qui comprend la composante dynamique et la composante socio interactive, dans une perspective d’intersubjectivité.

Les émotions sont des facteurs d’intégration, de liaison des changements dans l’organisme. Ces changements sont programmés et liés à des agendas développementaux prédéterminés, avec des étapes de transition, à partir de la naissance. Ces phases de transition déclenchent des réponses dans l’environnement qui elles-mêmes vont réinitialiser le système en bouclage. Les références de l’environnement sont encodées dans un référencement social commun. Des moteurs sont à l’origine des changements, activité sensori-motrice, autorégulation physiologique et ajustement social. Les émotions positives ou négatives jouent un rôle de renforcement, de liaison ou de désorganisation. Le sentiment de continuité ou noyau affectif est constitué à partir de l’unification dans l’enchaînement des expériences.

Notes
1.

Il rappelle que dans l’étude qu’il fit d’un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Freud, étudiant le fameux sourire des femmes que peignait cet artiste, pensait que cela représentait un souvenir archaïque que Léonard conservait de sa mère, à qui on l’arracha très tôt.  

1.

EMDE, Robert, 1992,