3. 2. 2. Les théories de Wallon

La vie émotionnelle, comme l’affirme Wallon (1934), constitue-t-elle le premier terrain des relations inter individuelles de conscience ? Les théories de Wallon posent les bases d’une théorie émotionnelle du développement, c’est-à-dire une thèse qui fait de l’émotion le facteur principal du changement y compris pour le changement cognitif. La cognition est intégrée au développement.

En raison de leur ancrage somatique, les émotions ont été essentiellement considérées comme les expressions d’états subjectifs, voire comme des manifestations altérant les traitements effectués par des capacités cognitives supérieures. Au contraire, Brun et Nadel (1997) ne les considèrent plus comme des états susceptibles de parasiter la connaissance, mais comme des états qui permettent de faire face à des contextes sociaux différents et de plus sont susceptibles de réguler des excitations positives ou négatives en modifiant leur équilibre physiologique ou mental.

En revanche, chez l’enfant autiste, le dysfonctionnement émotionnel (Brun, 2003) peut se définir comme une incapacité innée à communiquer de façon émotionnelle avec autrui et de lui attribuer un état émotionnel de façon adéquate (Hobson, 1986).

Les thèses de Wallon n’ont pas été acceptées tout de suite car il donnait à l’émotion un autre statut que celui d’une réponse conditionnelle à des stimuli externes, telle que la proposition était suggérée dans l’explication évolutionniste de Darwin. Elle est utile et intégrée de manière circulaire au développement de l’enfant. Les bases psycho biologiques des états émotionnels constituent des préalables utiles à la formation du lien avec l’environnement. Ces états émotionnels régulent les domaines intra et interpersonnels de l’individu étudiés sous leurs différentes formes entre soi et l’autre, dans les interactions sociales.

Henri Wallon, à la fois philosophe, psychologue, neuropsychiatre, pédagogue et homme politique français, docteur ès lettres avec une thèse sur L’enfant turbulent (1925), met en place le laboratoire de Psychobiologie de l'enfant. Directeur de l'Institut de Psychologie de l'Université de Paris, il crée en 1948 la revue "Enfance". Refusant l'idéologie bourgeoise que représente à ses yeux la métapsychologie freudienne, il s'inspire du matérialisme dialectique et de ses observations cliniques pour décrire le développement de l'enfant. Son oeuvre a été définie comme une psychobiologie à la fois génétique, comparative, dialectique et matérialiste. Son concept central est la comparaison des étapes motrices et mentales de l'enfant normal et des blocages et insuffisances fonctionnelles de l'enfant handicapé.

À la différence de Piaget qui considère qu'un stade du développement doit être atteint dans tous les domaines avant que la progression vers un autre stade ne débute, Wallon ne décrit pas de "stades" stricts avec des paliers. Il estime que les stades se chevauchent et s'imbriquent de façon complexe, discontinue, ponctués par des crises, des conflits et des mutations. Le passage d'un stade à l'autre n'est pas une simple amplification mais un remaniement, une transformation brusque impliquant conflit et choix entre un ancien et un nouveau type d'activité. Pour Wallon, chaque stade "plonge d'une part dans le passé, mais empiète d'autre part sur l'avenir". Il met donc l'accent sur l'interdépendance des facteurs biologiques (maturation du système nerveux) et sociaux dans le développement psychique.

Dans L’enfant turbulent, les analyses prennent deux directions :

La comparaison est faite entre les enfants normaux et anormaux, dans une analyse comparative et différentielle. Les stades sont des types de comportement et ils sont des structures de relation entrel’enfant et le milieu. Chaque stade est un moment du développement d’ensemble. Lors du passage à un autre stade, l’état précédent est remanié et intégré, non pas en strates, mais par dissociation de l’existant et remaniement puis intégration dans une structure nouvelle. Chez l’enfant anormal, le stade, privé de sa direction évolutive et fixée, fonctionne comme un système clos et répétitif.

Les premiers stades de développement psychomoteur selon Wallon (1925) sont les suivants :

  • Stade impulsif, l’excitation se décharge immédiatement en réaction réflexe 
  • Stade émotif vers 7-8 mois, les émotions sont des formations toniques et posturales 
  • Stade sensitivo moteur 
  • Stade projectif.

Le stade impulsif pur est le stade de l'activité motrice réflexe avec adaptation sociale progressive des réponses motrices et agitation diffuse lors des émotions. La vie psychique du bébé se traduit par des mouvements sans coordination ni but externe. Une évolution n'est possible que par le rapport dialectique entre les facteurs neurobiologiques de maturation et les facteurs sociaux de relation (action de l'entourage familial) qui servent d'intermédiaire entre le physiologique et la réalité environnementale. Cette pensée est illustrée par la citation suivante :

‘"Je n'ai jamais pu dissocier le biologique du social, non pas que je les croie irréductibles l'un à l'autre, mais parce qu'ils me semblent chez l'homme si étroitement complémentaires dès la naissance qu'il est impossible d'envisager la vie psychique autrement que sous la forme de leurs relations réciproques". ’

Les émotions les plus primitives, la rage et la colère plongent dans le stade impulsif. Viennent ensuite la joie, la peur, la tristesse. Par sa nature expressive, l’émotion est contagieuse. Elle oriente l’enfant vers l’entourage avec lequel une modulation mutuelle réciproque des mimiques et des attitudes se développe qui lie l’enfant de plus en plus étroitement aux personnes. Avec le développement du lobe préfrontal, les formes plus évoluées du comportement apparaissent.

Tran Thong (1979), dans ses recherches sur la fonction d’orientation, va continuer les recherches sur l’orientation préfrontale, avec les attitudes mentales d’attention et de concentration sensorielle, liées à la conscience, visibles dans un premier temps par une orientation du corps et des organes sensoriels, en opposition au sommeil par exemple ou à l’attitude de fermeture de l’organisme sur lui-même, coupé de l’environnement.

  • Le stade émotionnel, de 2 à 6mois, correspond à la symbiose affective, de l'expression par l'émotion, langage primitif de l'enfant et de la reconnaissance dans le miroir. La maturation du système nerveux reste élémentaire, mais les relations humaines permettent l'affinement des moyens d'expression.
  • Le stade sensitivomoteur correspond à l'apparition des réactions circulaires, de la marche et de la parole. L'enfant se déplace et explore le monde avoisinant. Il manipule et identifie les objets. L'intelligence pratique ou l'intelligence des situations apparaissent. L'enfant répond aux impressions que les choses font sur lui par des gestes dirigés vers elles. La conscience qui s’y manifeste est une conscience intéroceptive et proprioceptive. Les réactions circulaires sont contemporaines des émotions et liées aux mêmes sources organiques. Wallon décrit chez l’enfant pathologique des fixations stéréotypiques qui s’observent chez certains enfants, balancement rythmé, mérycisme, tortillements, acrobaties qui ont pour fonction, selon lui de recherche d’une conscience sensorielle.
  • Le stade projectif, vers deux ou trois ans, donne lieu à l’imitation des attitudes et des idées, au cours de laquelle s’élabore la notion de modèle. Wallon estime que les épileptiques s’arrêtent à ce stade car ils n’accèdent pas à la conscience objective de soi, ni à l’espace mental. Progressivement, l’activité projective, sous l’effet notamment de l’imitation et de la conscience inter sensorielle, va suspendre les explosions émotionnelles et les transformer en attitudes mentales ou états affectifs.

Dans ces stades de développement, l’émotion est un organisateur de la conscience, de sa forme inconsciente, primitive, sensorielle avant d’être subjective, affective et intentionnelle. La variation thymique du tonus s’exprime dans une succession d’attitudes.