6. 3. L’identification primaire

Quel lien existe-t-il entre l’imitation et l’identification ? L’identification est-elle possible dans la mesure où elle se réduit à des aspects morcelés suivant le regard affectif que l’on porte sur un corps désarticulé par les atteintes physiologiques et fonctionnelles ainsi que par l’instabilité neurologique et comportementale ?

Les différentes approches spéculaires de Lacan (1949) ainsi que celles sur le rôle du miroir de Wallon (1934) et de Winnicott (1971) nous apportent des éclaircissements sur les troubles émotionnels que nous ressentons en face d’un enfant polyhandicapé. On pourrait qualifier les premières identifications comme des identifications émotionnelles, sur la base du mimétisme, des mimo-identifications.

Pour Lacan, le stade du miroir : « est une identification, au sens plein que l ‘analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image », p.89.
Cette image serait le précurseur de l’identification à autrui.

Cette « gestalt », l’image de son corps qu’il s’agisse de ses traits individuels, de ses infirmités, ou de ses projections, s’inscrit dans une identification que Lacan assimile au mimétisme. Cette réflexion lui fait reconnaître dans ce processus un effet de captation spatiale, nécessaire pour établir une relation de l’organisme à la réalité. D’ailleurs, cette prédisposition serait comparable à un miroir intra-organique, déjà présente avant la naissance, comme une prédisposition à passer d’une image morcelée du corps à une forme totale, orthopédique. Ces notions émergent à partir des développements de J. Lacan en instaurant autour des identifications à l’image du semblable, un ordre génétique, articulé autour du passage du je spéculaire au je social.

Inversement, sous les effets de symptômes ou de régressions, ainsi que dans les rêves, cette version totale du corps peut s’effondrer, suivant les lignes de fragilisation de l’anatomie. C’est ainsi que dans l’hystérie, par exemple ou la schizophrénie, les manifestations corporelles peuvent ne plus être soutenues par l’identification et revêtir des formes déliées, déséquilibrées. Le mimétisme n’est plus réalisable et laisse la place au corps désincarné, étrange. Cette conception lacanienne de l’image spéculaire est construite autour du conflit et du désir comme moteur de l’identification. De la même façon, mais sous un angle plus anthropologique, René Girard 1 place le mimétisme au cœur du début de l’humanisation, source première de la violence et régulateur du chaos autour duquel se reconstruit l’unité du groupe dans sa diversité, sa différence : pour imiter il faut être deux.

Wallon est à l’origine concept du « stade du miroir » (1934), concept centré sur le système perception-conscience. Il a relevé l’importance du miroir comme image extériorisée, afin d’unifier son corps. Ce stade se construit au cours du stade émotionnel de 6 à 12 mois.

Alors que pour Piaget, il semble que l’univers initial de l’enfant entre le cinquième et le dixième mois soit un monde sans objet ne consistant qu’en tableaux mouvants et inconsistants, Wallon, au contraire postule une intersubjectivité dès la naissance, en constatant la jubilation du bébé face à son image spéculaire, ainsi que l’imitation des mouvements faciaux de la mère. En se focalisant sur le regard de la mère, tout comme Lacan a développé le modèle optique de l’imaginaire primitif, riche en éléments sensoriels, Winnicott, de son côté, exprime le fait qu’il a été influencé par Jacques Lacan mais en mettant en rapport le miroir et le visage de la mère. Naturellement Winnicott se réfère aux enfants qui voient et aux mères qui sont en état de répondre. Pour lui, on sait que l’environnement a un rôle primordial. Il précise que pour les nourrissons aveugles ou lorsque la mère présente un visage figé le réfléchissement en miroir doit être retourné par un autre sens que celui de la vue, elle peut peut-être aussi répondre par une autre méthode.

Alors que voit l’enfant lorsqu’il regarde le visage de la mère ? Il est vraisemblable qu’il se voit lui-même. Dans ces phénomènes très précoces d’identifications primitives non verbalisées le bébé peut se voir, s’apercevoir dans ce visage, dans un réfléchissement significatif de ce qu’il vit. Mais dans des situations particulières de souffrances et de troubles, de perturbation de l’enfant ou de dépression maternelle, il voit simplement le visage de sa mère et ne peut pas se regarder. Dans ce cas, le visage de la mère n’est alors pas un miroir. Ainsi, dans ces conceptions, il y a un lien entre l’image de soi et celle que l’on cherche dans le regard de l’autre, c’est-à-dire entre la conscience de soi et celle du désir directement lié au mimétisme qui inscrit la spécularité au sein d’une dynamique intersubjective.

Notes
1.

GIRARD, René, 1972, p. 363.