7. 3. Émotions, interaction et déliaisons dans l’inter modalité

Sur le plan expérimental, on peut d’abord rappeler qu’on a mis en évidence des mises en correspondance intermodales très précoces chez l’enfant. Mais il faut aussi préciser que le partage des états affectifs s’effectue par les échanges transmodaux, ce que Stern a évoqué sous les termes de correspondances intermodales et d’accordage affectif, évoquant les possibilités d’anticipation à partir d’échanges intersensoriels. Cependant, c’est bien le visage que l’environnement considère en premier lieu pour communiquer

Plusieurs études concluent à une faiblesse d’expressivité faciale chez les enfants handicapés. Fulcher avait déjà établi en 1942 que les enfants aveugles avaient moins d’activité faciale que les voyants dans leurs expressions de chaque émotion et qu’il y a une diminution avec l’âge de ces activités faciales. Il est noté notamment que les variations sont moins nettes entre les différentes expressions.

Il a mis en évidence certaines caractéristiques auprès d’enfants aveugles en photographiant des enfants aveugles et des enfants normaux pendant la production d’expressions faciales. Il apparaît que la quantité d’activité est plus élevée chez les normaux pour l’ensemble des expressions. Elle est en outre plus importante chez les sujets plus âgés que chez les jeunes, alors que l’effet inverse est observé chez les aveugles.

Si on s’intéresse à ces processus à des fins interactives et communicatives, on peut envisager que les réponses habituellement attendues par les parents posent problème dans la mesure où la réponse de l’enfant handicapé va sortir du répertoire. Comme l’a souligné Fraiberg (1977), la sensibilité à la présence ou au départ de l’autre ne se traduira pas nécessairement par une mimique ou un sourire chez un enfant aveugle. Il est préférable de prendre comme indice d’autres manifestations comportementales, en particulier le mouvement des mains et des doigts.

Il est aussi relevé par Fraiberg (op. cit) que les enfants aveugles ont moins d’initiatives dans les dialogues basés sur les vocalises, réduisant ainsi la spontanéité des expressions parentales.

A propos des mises en correspondances intermodales précoces chez l’enfant, les correspondances visuel-tactiles ont suscité des travaux (Portalier, 1996, Portalier et Richard, 2002) ainsi que les correspondances visuel-auditives (Walker, 1992). La correspondance des informations sensorielles, à la fois visuelles et tactiles, aurait probablement un rôle fondamental dans la cohérence de la représentation du corps et de ses relations avec l’espace. Cette correspondance, faisant appel aussi aux facultés cognitives, serait en jeu dans le construction d’identité corporelle et la conscience de soi. Par quels moyens alors, s’effectuent ces transferts chez un enfant qui ne peut utiliser sa motricité pour compenser la déficience visuelle ou pour lequel les sons parviennent comme autant de stimulations non transformables par une fonction d’unification ou de contenance ?

Il n’y a pas de traduction exacte dans le comportement manifeste de la mère. Cependant, un état affectif partagé et une capacité de contenance des excitations multiples peuvent être considérés comme correspondances transmodales entre l’expression et le ressenti. Se pose alors la question des conséquences catastrophiques lorsqu’il y a déliaison entre les diverses modalités sensorielles ou lorsque la mère et l’enfant ne parviennent pas à établir des interactions structurellement analogiques.

Le champ de l’éducation précoce des handicapés sensoriels (Hatwell, 1986 ; Deleau, 1988 ; Deleau et Mellier, 1991 et Portalier 1981, 1991), que ce soit celui de la surdité ou de la cécité, est précieux pour la prise en charge éducative des enfants ayant un déficit congénital de naissance. Il permet aussi d’articuler la recherche en laboratoire et la recherche de terrain, dans une dynamique intra et inter handicap.

La surdité et la cécité ont en commun de ne pas pouvoir réguler « à distance » les canaux de communication, qu’il s’agisse de la vue (compréhension des mouvements, mimiques, attitudes) ou de l’ouïe (avec l’accès aux vocalises et au langage). L’importance de l’effet de feed-back apparaît et une adaptation doit se faire par les partenaires qui utiliseront différentes modalités pour produire des signaux communicatifs.

À partir de ces données qui accordent une importance aux influences du handicap sur l’environnement et dans les interactions, nous nous interrogeons sur la nature des actions et des processus qui permettent aux autres de savoir que l’on ressent quelque chose de très proche de ce qu’ils ressentent, d’entrer à l’intérieur d’une expérience subjective, sans recourir aux mots et les difficultés rencontrées, lorsque cette harmonisation fait défaut.

Y a t il une différence d’accommodation des codes selon qu’on est partenaire professionnel ou parent ?

Lorsqu’un enfant atypique a besoin de se faire comprendre pour les choses vitales, adopte-t-il les codes qui font sens chez l’interlocuteur et l’interlocuteur interprète-t-il un signe, et alors dans le meilleur des cas les partenaires peuvent-ils se comprendre ? Comment communiquent les enfants ? Font-ils ressentir leurs émotions spécifiques infléchies par leurs marqueurs somatiques ? Et quand l’expression est absente, ou insuffisante, ou perturbée, que fait l’interlocuteur ?

Comprendre l’enfant polyhandicapé peut se comparer à la confrontation à une langue étrangère. Cet exemple extrait d’un entretien avec une mère permet de s’approcher de cet univers. Ce que la mère veut dire « en se mettant comme nous » c’est la capacité d’imitation de l’enfant :

‘« Il ne peut pas exprimer ses états intérieurs. La seule chose qu’il peut montrer, c’est de se mettre comme nous, l’intérieur est difficile à comprendre, à gérer. C’est pareil, pour la souffrance, il n’y a que moi Pierre est lié à sa maman par le cordon ombilical. C’est la maman qui connaît le mieux son enfant ».’

Se faire comprendre pour l’enfant polyhandicapé cheminerait par l’élaboration d’un véritable langage privé avec ses proches partenaires.