Conclusion générale

Notre conclusion s’organisera autour de deux directions :

Le choix des expérimentations s’est effectué autour de la conception d’un espace de transmission des émotions, de l’échange et du partage. Avec les travaux de Jacques Cosnier, nous avons abordé l’analyseur corporel, introduisant le postulat empathique comme dynamique des échanges émotionnels, en spécifiant la nature qualitative des processus en jeu dans l’interaction et l’espace transitionnel. L’ensemble des deux expérimentations situe la problématique dans une conception spatialisée. Nous n’avons pas mis en évidence les effets du polyhandicap sur le développement de l’enfant ou sur sa symptomatologie. Nous avons choisi d’en poser les effets dans la sphère inter relationnelle la plus intime et familière, évitant ainsi l’écueil de l’absence d’expression verbale du sujet. Nous avons émis l’hypothèse que les signaux faciaux des enfants allaient contribuer à une identification possible de leurs émotions de base afin de leur donner du sens en termes d’informations. Les études réalisées sur l’expression émotionnelle des enfants handicapés ont été conduites sur les sujets eux-mêmes, en comparaison aux enfants sans handicap. Ces études font apparaître une plus faible quantité de signaux faciaux. Nous avons préféré interroger l’environnement pour éviter l’écueil du renforcement du handicap dans la méthodologie de l’étude. Cependant nous sommes bien consciente de l’aspect subjectif de la restitution des points de vue mais que nous pouvons utiliser dans notre recherche dans le domaine du ressenti, comme facteur de la compréhension, dans les questionnaires. Notre approche expérimentale en deux parties, conduites sur deux terrains et deux échantillons différents, a produit des résultats convergents en dépit de la diversité des choix méthodologiques.

Nous avons émis l’hypothèse que les signaux faciaux des enfants allaient contribuer à une identification possible de leurs émotions de bas afin de leur donner du sens en termes d’informations.

En effet, les mères ont une meilleure reconnaissance des signaux émotionnels que les professionnels, ce qui apparaît dans les deux approches et les signaux de joie et d’intérêt sont reconnus plus fréquemment dans les deux groupes. Cependant ces signaux expressifs sont peu informatifs en terme de relation de cause à effet, en terme de sens. Il y a bien transmission dans cet espace de communication, mais il ne peut y avoir transformation. De ce fait, l’interlocuteur ne parvient pas toujours à utiliser ces signaux et l’enfant ne peut pas utiliser son environnement. Le peu de lien de cause à effet entre les identifications de signaux et les informations sur les signaux contribue à une certaine incohérence dans les données informatives. Une imprévisibilité en découle et une disparité des messages. Les partenaires perçoivent bien les expressions faciales des émotions, mais les significations en termes d’informations, de communication et d’échanges ne sont pas appréciées. Ceci ne manque pas d’évoquer les conclusions des recherches sur les autistes notamment les travaux de Rosenfeld (1992) qui font ressortir que les perturbations du fonctionnement affectif mettent en échec le décodage des émotions, en particulier leurs significations. Par ailleurs, il n’est pas étonnant, compte tenu des troubles communicationnels précoces des enfants, qu’on puisse trouver une proportion de syndromes autistiques plus élevée que dans la population ordinaire.

Notre deuxième hypothèse consistait à supposer que l’expérience subjective allait renforcer l’identification des signaux en termes de ressenti. Se faire comprendre et comprendre cheminent par l’élaboration d’un véritable langage privé qui associe les émotions de l’enfant et celles du partenaire. Il y aura donc des éléments discriminants en fonction des deux positions, parents ou professionnels. Effectivement, les partenaires sont entraînés dans ce langage privé, propre à chaque enfant, dans ce qui a pu apparaître au cours des entretiens. Ces modalités expressives singulières sont au cœur de la dépendance mutuelle émotionnelle active, avec beaucoup d’agitation et de kinesthésies qui exigent des réponses contenantes, difficiles à réaliser. L’expérience subjective fait bien varier le ressenti et l’identification des signaux. Les deux échantillons sont relativement restreints, ce qui nous incite à la prudence sur l’extrapolation des résultats.

Cependant, chez tous les partenaires, la mise en évidence des différents domaines de la communication émotionnelle et de la compréhension des messages, suivant les deux entités de l’échange et du partage, fait apparaître une dissociation de ces deux mêmes entités : le partage peut exister sans que l’échange soit significatif. Les deux domaines de l’échange, que sont l’identification des signaux et l’information sur la signification, auraient pu être le préambule ou une condition du partage, lui-même composé du ressenti et de la réaction. Or, ce dernier semble fonctionner comme une entité autonome ancrée dans les émotions de base, avec son déclenchement propre, à rapprocher avec la théorie des effecteurs de S. Bloch (1992), dans laquelle le seul mouvement des émotions appelle chez les partenaires le sentiment d’émotion. Dans ce même ordre de constatation on peut cependant observer une différence statistiquement significative, à savoir que la réaction est liée chez les parents à l’identification alors que chez les professionnels cette même réaction est associée au ressenti. On peut aussi penser que les enfants ne communiquent pas avec leurs parents de la même façon qu’avec les professionnels. Avec les professionnels, le rapport au nombre est différent, dans la mesure où ils sont en collectivité. Les enfants sont peut-être alors plus exigeants avec leurs parents, dans une forme de tyrannie, soit liée aux angoisses, soit aux besoins.

Dans notre étude, au cours des deux recherches, les réalisations kinésiques et sonores représentent des points forts dans la collecte de la reconnaissance chez tous les partenaires. Le domaine est ici celui de l’excès du quantitatif et de la pulsion qui donne cette intensité si particulière, submergeant les structures d’autorégulation et d’inter régulation. L’énergie émotionnelle parvient au partenaire sans transformation des contenus par la parole, le refoulement ou l’élaboration de substituts. Cette profusion de signaux peu contextualisables va envahir l’espace de transmission et produire un effet dissociateur chez les proches familiers qui utiliseront leurs propres processus effecteurs, pour tenter de restituer aux enfants une réponse unifiante. Ces échanges se réalisent chez les parents dans un processus de reconstruction des échanges avec une sélection dans la reconnaissance et l’investissement des émotions positives, au détriment des signaux négatifs. Les professionnels mettent beaucoup l’accent sur leur ressenti, mais avec une tendance à la distanciation émotionnelle et un étayage sur leurs pairs, sur l’équipe, sur leur pratique, dans une démarche de recherche de ressources et de réassurance.

L’expérience subjective va renforcer l’identification des signaux en termes de ressenti. Ces conclusions corroborent l’approche sur la résonance et l’empathie qu’ont pu faire les auteurs cités au cours de l’élaboration théorique, pour n’évoquer que les travaux d’Emde (1992) que nous avons évoqués qui désignent par résonance la façon dont un sujet est affecté par le visuel, par les sons et par les formes, donc la nature sensorielle de cette résonance au cours des interactions dans lesquelles les liens émotionnels sont sollicités. Ce serait une autoreprésentation, soi au sein d’une représentation, une sensibilité organique émanant de l’ensemble des sensations internes qui susciteraient chez l’être humain le sentiment général de son existence et celle d’autrui. Les entretiens ont permis de mettre en évidence, bien qu’il faille rester prudent dans les interprétations, que les représentations des professionnels révèlent une forme d’effet panique avec une forte implication et une difficulté à mettre du sens à ce qu’ils échangent avec les enfants. L’envahissement qui transparaît dans leurs propos, au sujet de comportements répétitifs, auto érotiques et auto mutilateurs des enfants sans qu’ils ne puissent leur attribuer une signification, donne un effet de qualité persécutrice qui constitue un risque de désinvestissement et de carence communicationnelle. Les parents n’évoquent pas cette violence ressentie dans le partage. De même, il apparaît dans les deux études, une prédominance de l’impact du sonore chez les professionnels, ce qui dans les entretiens est associé à la difficulté de repérer les affects de plaisir et de déplaisir, ainsi qu’un effet perturbateur dans les expériences transactionnelles. La dissociation entre les effets des signaux sans pouvoir leur associer des représentations ou même des fantasmes comporte des ratés de la symbolisation et de l’aire transitionnelle. Les mécanismes de défense de fuite de la relation liés à l’incompréhension de ce qu’ils vivent dans l’ici et maintenant, se retrouvent dans la tendance à l’action que révèle l’analyse de contenu de Tropes par la fréquence des verbes d’action. L’auto dévalorisation des professionnels est sous-jacente, en écho aux troubles corporalisés de l’enfant par le biais de l’interdépendance active.

L’imitation est une démarche persistante des parents pour comprendre les états émotionnels de leurs enfants, ce qui apparaît dans la première étude et la seconde. Par contre les professionnels ne la mentionnent pas et cependant imitent corporellement l’enfant en l’évoquant, dans les premiers entretiens ce qui peut faire penser à la corporéisation de la perception des émotions de l’enfant, une tentative de symbolisation. C’est peut-être aussi une façon de s’adapter, une procédure adaptative à une communication primitive, une façon de mieux comprendre l’enfant et d’aborder son monde étrange.

Le traumatisme psychique précoce chez l’enfant implique à la fois son propre développement mais aussi les effets de l’environnement sur celui-ci dans le sens d’une altération de la dynamique des échanges, même si on peut penser que la pulsion de subjectivité, selon le concept de Trevarthen (2003), est intacte, compte tenu de la quantité de signaux émotionnels qu’ils adressent

Les déliaisons et les ruptures en œuvre dans la compréhension des états émotionnels se retrouvent dans les entretiens et les questionnaires à partir des variations sans objet et sans cause qui donnent l’impression de n’être pas adressées. Les entretiens font émerger ces ruptures de sens, ces agitations qui envahissent les divers domaines de la compréhension. La relation avec l’enfant polyhandicapé qui est de nature infra verbale n’associe pas la pulsion à des représentations de choses et de mots bien conformées mais plutôt à des éléments plus sensoriels, plus libres qu’on pourrait nommer « proto représentations échoïsées », sous le double effet de la déliaison mais aussi de la communication de « cerveau à cerveau » qui donne cette intensité si particulière aux échanges. C’est bien autour du mouvement liaison-déliaison que le paradigme du polyhandicap se situe, celui de la difficulté à entrer en relation avec l’environnement familier. Nous avons vu avec Henri Wallon l’intrication entre le biologique, la régulation tonique et la vie psychique. Il évoque la perte de l’intégrité de la régulation tonique dans des effets de discontinuité qui en résultent et de ruptures de lien. qui affectent le développement et l’espace transitionnel. Ce qui est transmis ne trouve pas à se transformer.

Chez l’enfant polyhandicapé, l’intermodalité entre les différentes sensorialités est défaillante. On peut penser que ces déliaisons sont à l’origine d’une difficulté d’empathie des divers partenaires de l’enfant. On pourrait faire le parallèle entre la déliaison intermodale chez l’enfant et des difficultés de la compréhension qui ne peut établir de lien entre ses différentes séquences.

Les professionnels, mieux préparés par leur structure de travail à l’analyse de leur vécu, parlent beaucoup plus de leur ressenti que les parents sans pour autant le dissocier de celui de l’enfant. La dimension groupale souvent évoquée de la présence professionnelle va infléchir les processus d’inter régulation, d’une façon plus évidente, dans la fonction contenante, en dépit de la difficulté à donner du sens à ces productions émotionnelles. Voie d’échange et voie de partage, la transmission, dans des zones corporelles d’émotions primaires ou originaires, expose les partenaires à un certain malaise ou de la lassitude, mais aussi plus probablement à des risques de réponses pulsionnelles en adaptation, en miroir à ce niveau d’échanges.

La qualité de la fonction communicative entre l’enfant polyhandicapé et son entourage ne s’instaure qu’à la condition d’un possible dégagement de la situation fusionnelle. Celle-ci est infléchie par la distorsion des messages émotionnels et la dépendance physique, comme autant de détournements et de déliaisons que la réalité du handicap produit dans la sphère intersubjective. Il s’agit alors d’instaurer un processus de contenance et de transformation, de réaliser une recherche d’articulation et de disponibilité au sens.

La perméabilité aux mouvements corporels et rythmiques peut, en l’absence de la transformation psychique, inhérente à la contenance, se mettre au service des processus défensifs qui entravent la constitution du sujet, en enfermant l’échange dans une fusion dénégative. Dans ce cas, la proximité quotidienne avec l’enfant entraîne des identifications perturbantes, car elles s’effectuent sur la base de matériaux non médiatisés.

L’empathie apparaît comme une compensation et un recours aux effets désorganisateurs de la déliaison, dans la compréhension des états émotionnels. En effet le partage avec les deux domaines du ressenti et de la réaction, réaction qui est un élément d’échange dans un dialogue possible semble pouvoir cheminer par la position empathique, avec le primat du corporel dans la perception, infléchissant un niveau d’échanges primitifs, fait de mimo-gestualités organisées dans un registre communicatif pulsionnel. Des troubles de l’empathie se manifestent alors à partir de messages difficiles à interpréter et des comportements qui apparaissent comme parfois mal adaptés aux situations qui ne peuvent pas se contextualiser. Les professionnels et les parents abordent la compréhension de façon différente et complémentaire. Les parents apportent des compétences différentes de reconnaissance et de partage, historisées dans la chaîne des échanges, ayant vécu le développement de l’enfant, sans pour autant pouvoir en parler. Les professionnels apportent les limites et un peu plus de distance à partir de leurs groupes de pairs et permettent de mobiliser une différenciation possible. La relation peut alors se construire en commun, entre les deux pôles, par la tiercéisation et un étayage réciproque dans un dispositif d’élaboration et de discussion. Le pari de l’échange nécessite un dispositif de contenance, accueillant les mouvements pulsionnels, tout en préfigurant l’objet manquant. Les parents, conscients de leur solitude et de la nécessité de dépasser le traumatisme que représente cette naissance différente, sont très demandeurs d’échanges avec l’institution et les professionnels, ce qui est une façon de faire vivre l’enfant, en tant que tel, dans son espace de développement propre et un pari pour la vie et l’humanisation des liens profonds. Cette humanisation nécessite une triple préconisation :

  • Un dispositif clinique de soutien et d’étayage au cours d’entretiens suivis pour les parents afin de leur permettre d’aborder la notion problématique du manque débarrassé des éléments négatifs et non pensés et l’élaborer en expérience singulière. La mise à distance du ressenti, tel qu’il est apparu dans l’étude des corrélations entre les différents domaines indique que le traumatisme est toujours présent et repérable dans les recours excessifs au rationnel et au médical, avec le risque de dénégation de l’existence propre du sujet.
  • Un dispositif clinique institutionnel dont la fonction est d’élaborer et théoriser un domaine énigmatique très impliquant pour les professionnels. Ce dispositif pourrait intégrer la connaissance en médiatisant ainsi l’implication affective.
  • Un dispositif d’analyse de la pratique doit être proposé aux professionnels afin de penser les effets cliniques de la déliaison, du manque de représentations pour accueillir l’inconnu, les effets d’effraction du quantitatif sans pouvoir les relier à des formations qualitatives. Un soutien et un accompagnement de leurs difficultés, à partir de la constatation de ce manque, apparaissent comme une nécessité, voire un réel besoin de santé publique.

L’analyseur corporel nous apporte des clés de compréhension de ce qui se joue entre les enfants polyhandicapés et leurs partenaires. La vulnérabilité de l’enfant fragilise et expose les organisations de son environnement, qu’il soit familial ou professionnel en interrogeant les repères et en attaquant les certitudes, voire même l’identité. Comme nous l’avons abordé précédemment, les difficultés d’expression et d’identification des émotions ont pu être mises en relation avec des risques de maltraitance, ainsi que les comportements mal adaptés. Les limitations émotionnelles sont des facteurs qui augmentent la vulnérabilité au même titre que la dépendance aux soins et les limitations physiques et intellectuelles. Le traumatisme est direct chez l’enfant et diffusé dans l’environnement par la complexité de la prise en charge, souvent l’angoisse générée. L’introduction de la recherche clinique sur le terrain de la pratique, dans l’institution, représente en soi, par la participation et le questionnement qu’elle produit, un facteur de prévention des risques, en apportant de nouvelles visions théoriques et des versions explicatives sur des processus peu conscientisés et repérés. En introduisant « une pensée d’ailleurs », elle peut stimuler un imaginaire et une créativité souvent englués dans la répétition du quotidien. La recherche et la réflexion, en mettant l’accent sur les modalités de saisie des émotions d’autrui, dans un secteur peu valorisé du fait de la représentation d’incurabilité, permettent alors la prise en compte et la confrontation aux expressions et à la réception des mouvements affectifs, afin d’en dégager des invariants.

Les travaux consacrés aux jeunes enfants fournissent un appui à la compréhension émotionnelle et les deux aspects comprendre et se faire comprendre sont plus liés à la chaîne des échanges qu’à la seule expression indépendante, dans ce domaine de la communication émotionnelle non verbale.

Des activités adaptées aux enfants sont à organiser, centrées sur l’échange et la stimulation l’imitation et les rythmicités. L’émotion prégnante dans les échanges, entre les adultes et les enfants, prend ici toute sa dimension à la fois cognitive et affective dans un rapport au temps d’autant plus intriqué que la parole manque à la régulation et que cette dernière repose sur l’engagement singulier de l’environnement pour contribuer à construire une attention conjointe.