‘« Buscar es una extraña operación : ’ ‘en ella vamos por algo, ’ ‘pero ese algo por el que vamos, ’ ‘en cierto modo, ’ ‘lo tenemos ya. » 1 ’
Le présent travail s’inscrit dans la continuité d’un parcours de formation universitaire commencé au voisinage de deux voies, entreprises de façon parallèle : celle des arts plastiques et celle des langues et littératures étrangères. La rencontre avec la littérature maghrébine francophone est survenue pendant le cursus littéraire par un questionnement qui était premièrement d’ordre spatial : la représentation du désert dans la littérature maghrébine francophone 2 . L’influence de l’art dans sa dimension expérientielle s’est traduite surtout dans une attention particulière à la lecture en tant que « pratique » de l’espace désertique et de décodage des traces et, réciproquement, une approche de l’écriture dans son potentiel de construction d’espaces. 3
La ligne de continuité entre les deux recherches réside dans l’intérêt pour le vécu et les modalités expressives de l’expérience qui tiennent à la relation de l’homme au monde. Dans le présent travail cet intérêt est focalisé sur l’instance énonciatrice chargée de dire l’événement de la migration et sur une modalité précise d’investissement requise au destinataire : celle qui a lieu par le témoignage et qui mobilise le lecteur par une situation d’intranquillité. La démarche interprétative du lecteur est en effet investie par le passage de témoin qui a lieu dans la destination ouverte et pourtant individuelle du témoignage.
Dans l’analyse de la représentation du désert nous nous étions confrontée au rapport du sujet au monde par le biais des symboliques et valeurs investies dans le paysage structurant le récit, et inversement. Les romans « du désert » analysés dans notre tesi di laurea nous ont ouvert la voie à une réflexion portant sur la relation « habitative » avec le monde. La confrontation avec les thèmes de l’abandon de la Terre et du détachement du monde à la base des représentations du désert, nous a poussée à aller rechercher leurs déclinaisons dans un contexte plus proche que le désert de notre quotidien et de notre vécu.
Nos premiers pas vers l’écriture de la migration se sont dirigés vers une analyse de l’espace dans la situation extrême de perte de repères qui, comme dans le désert, se produit aussi au cours de cette expérience caractérisée par d’autres éléments de radicalité. Dans cet événement, la simple perte de repères correspond à la perte du monde, dans le sens physique de perte de sa propre terre mais aussi dans le sens plus abstrait de monde identitaire. Comme l’affirme Mourad Bourboune dans Le Muezzin, « l’émigré habite ailleurs », un ailleurs qui peut coïncider avec la disparition du lieu (comme pour Nabile Farès) 4 commencée par la confiscation coloniale des terres, sans lesquelles, comme le dit Mohammed Dib dans L’Incendie, les fellahs « ne sont plus bons à rien » 5 . L’image du soulèvement pour l’indépendance inscrite dans la terre : « les champs voguaient, ayant rompu leurs amarres. Le village prenait le départ » 6 préfigure, comme souvent chez Dib, la réalité qui va suivre l’indépendance algérienne. Le pic le plus important de la migration maghrébine en France 7 , en particulier algérienne, s’enregistre aux alentours des années 60 : le rêve de liberté est condamné à l’errance.
Dans la confrontation à l’événement de la migration l’écriture met à nu une fracture décisive dans le rapport du sujet au monde, commencée avec le drame colonial et poursuivie dans les nouveaux régimes indépendants. La prise en compte de l’expression testimoniale de cette faille amène à estomper, un peu à contre-courant, l’éloge du nomadisme (exprimé dans des concepts comme celui de migrance), qui caractérise une lecture récente de la migration en littérature maghrébine au profit d’une approche transnationale, et à reconsidérer les rapports de cette approche globalisante avec l’histoire littéraire maghrébine. 8 Sommée de répondre d’un réel dramatique, cette littérature est depuis les débuts aux prises avec un rapport complexe au témoignage qui a toujours été qualifié de piège, d’impasse de l’écriture : de crime de lèse-littérarité.
La culture du témoignage qui s’est installée via la vaste réflexion autour d’Auschwitz nous permet aujourd’hui de l’appréhender différemment : l’admonestation d’Adorno concernant la poésie et celle plus récente d’autres philosophes sur l’impossibilité de penser l’éthique sans repartir de cet abîme de l’humanité, nous font envisager la même nécessité pour l’analyse littéraire. Nous pouvons aujourd’hui penser le témoignage comme le seuil d’où la littérature est possible quand l’expérience de l’extrême condamne au silence. Ce que Mohammed Dib invitait à faire déjà en 1962 :
‘« Comment parler de l’Algérie après Auschwitz, le ghetto de Varsovie et Hiroshima ? Comment faire afin que tout ce qu’il y a pourtant à dire puisse être encore entendu et ne soit pas absorbé par cette immense nuée démoniaque qui plane au-dessus du monde depuis tant d’années, ne se dissolve pas dans l’enfer de banalité dont l’horreur a su s’entourer et nous entourer ?» 9 ’Ce que nous entendons le plus distinctement aujourd’hui dans ce propos de Dib est le souci de dire « ce qu’il y a pourtant à dire » car il y va de la vérité et de la littérature, des subjectivités qui y sont impliquées : tant de l’écrivain qui se demande comment exprimer l’indicible inscrit dans l’expérience du mal que du lecteur qui reçoit sa parole.
La migration dont il est question dans les textes que nous analysons découle d’une histoire encore en train de se faire (à la date de publication des textes que nous analysons à peine un peu plus d’une dizaine d’années s’est écoulée depuis l’indépendance algérienne et les émeutes de Casablanca). Cependant, il s’agit d’une histoire qui est indiscutablement marquée par des rapports entre dominés et dominants, présents non seulement dans les pays anciennement colonisés - dans lesquels le rapport au monde sera marqué par l’expropriation puis par le discours nationaliste et son contre-discours – mais aussi dans le « nouveau monde » où s’installe le migrant. La migration dans le contexte postcolonial est marquée par un double deuil de la terre : le premier étant celui de l’expropriation coloniale suivie par un départ vers le monde de l’ex-colonisateur dont la « conquête » est irréalisable, et le second, la perte du monde quitté, qui se met à nu, inséparablement de la déception des post-indépendances. Même après les indépendances, cette deuxième perte de sa propre terre est la conséquence d’une spoliation première à laquelle a succédé le discours schizophrénique des nouveaux régimes : la possession d’une nouvelle nationalité (algérienne, marocaine ou tunisienne) était d’emblée dissociée d’un rapport réel au sol. Pour être soi-même, donc algérien ou autre, comme le dit Dib dans Habel, il fallait désobéir et partir. Le type de subjectivité qui en découle est pour le moins bien problématique, de même que la possibilité de la parole pour dire la double perte et la dissociation entre soi et le monde, redoublée par celle de la langue. Il y a de quoi sombrer dans le silence, ce « silence notoire », dont parle la critique littéraire maghrébine, qui a suscité tant de malentendus. La condition d’aliénation que Fanon a très bien décrite à propos du colonisé ne s’est certes pas résolue avec les indépendances des pays colonisés : « La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est un programme de désordre absolu. (…) Elle ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés ». 10
De cette situation émergent deux conceptions du monde et du sujet très complexes, dont on laissera aux philosophes la tâche de dénouer le type spécifique de rapport ontologique du je au monde inauguré par ce détachement de la terre, non superposable à celui de l’exode rural européen. Cependant, et pour approcher ce qui se donne dans le récit de migration, nous pouvons poser quelques questions au triptyque je-monde-détachement. Quel est le reste du processus qu’on appelle de « déracinement » qui est à l’œuvre dans la migration ?
‘« Que le sujet du témoignage – voire toute subjectivité, si être sujet et témoigner, en dernière analyse ne font qu’un – est un reste, cela ne veut pas dire ici qu’il soit une sorte de substrat, de dépôt ou de sédiment que les processus historiques de subjectivation et désubjectivation, humanisation et déshumanisation, laissent derrière eux comme fond, ou fondement de leur devenir. » 11 ’Le changement du sujet avant et après le départ tient de l’indicible, est un moment qui reste pris dans un trouble de la vue où le monde disparaît (Chraïbi), 12 un moment mis entre des parenthèses qui attestent l’impuissance du langage à dire ce qui s’est passé (Feraoun). La Terre et le sang – roman de Mouloud Feraoun par lequel la critique spécifique reconnaît la naissance de la littérature maghrébine francophone – est assez éclairant à ce propos 13 . L’expérience de migration du protagoniste de ce roman est présentée comme prisonnière des parenthèses. Si la parenthèse se montre comme le signe de l’impuissance de l’écriture face à l’expérience de l’événement à laquelle se mesure tout écrivain maghrébin, elle est aussi le signe d’une condition à laquelle est soumise son énonciation.
L’image des troncs morts, impuissants et exposés à la plus grande solitude dont nous parle Ben Jelloun dans La plus haute des solitudes nous font envisager que l’arrachement migratoire a partie liée avec l’abandon – de soi, des siens, de la terre – mais aussi avec le bannissement. Qu’est-ce en fait que l’a-ban-don qui est à l’œuvre dans la migration ? Une distance forcée, une mise au ban par la force de la loi (« bannir » en italien = bandire : notifier) qui entraîne un bannissement, un exil contenu dans le premier sens de bandire,en gothique bandwjan = notifier l’exil par un signal de trompette 14 . Si l’on suit cette interprétation philologique, la dernière phase de l’abandon qui engendre le bannissement tient aussi du don, qui est au centre de notre intérêt : ce qui s’offre dans le récit testimonial courant le risque de n’être pas reçu. Par ailleurs, le sens de l’italien bandire = notifier se dit en latin proscribere, d’où l’on peut imaginer un lien ancien entre le bannissement par la loi, l’exil et une interdiction d’écriture : proscrivere = interdire, mais aussi pro-scrivere : « écrire pour les autres ».
L’écriture testimoniale de la migration s’esquisse ainsi par une saisie d’interdiction et un élan vers l’autre qui pourrait réaliser une réparation de la fracture du rapport je-monde. Quel reste de cet événement subsiste-t-il sans la prise en compte de la dimension testimoniale de la migration ? Comment son devenir sera-t-il visible si l’on occulte la partie de désubjectivation qui est à l’oeuvre dans le bannissement ? La vérité qui se montre dans la migration tient de l’homme, mais d’une humanité qui prenne en compte la subjectivité et la désubjectivation sans les séparer, ni dans l’interprétation de l’événement migratoire (l’homme et l’immigré) ni dans la littérature (la grande littérature et la non-littérature).
Par le lien philologique qui unit la racine indo-européenne bhû (être, croître, devenir) ; › beo (suis, sois en vieil anglais) ; › bis (sois en allemand), Heidegger montre la parenté étroite entre être et habiter :
‘« Bauen, buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin (suis) dans les tournures ich bin, du bist (je suis, tu es). Que veut dire alors ich bin (je suis) ? Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Etre homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : habiter. » 15 ’Il faudrait alors se demander : si, d’après Heidegger, être c’est habiter, quel type de subjectivité est encore possible dans la situation de migration, quand celle-ci engendre un processus de désubjectivation ?
Pour aboutir à une nouvelle idée d’habiter, il faudra distinguer la migration de l’errance et la pensée que chacune charrie. L’errance, à la différence de la migration, se tient sur le présupposé majeur de la liberté : « si l’homme erre, c’est à la fois parce qu’il a à s’orienter et parce qu’il est libre, se mouvant dans un espace de jeu dans lequel son expérience s’oublie elle-même et se manque toujours de nouveau » 16 Perçue dès les années 30 par Heidegger comme l’événement majeur des temps modernes, la planétarisation de l’errance lançait alors le défi d’être chance ou désastre pour la pensée. Son apport a été peut-être plus proche de la chance, néanmoins elle recèle le danger majeur de gommer les spécificités qui ne relèvent pas du même processus. La migration postcoloniale ne coïncide pas avec une errance libre 17 : s’il existe une pensée de l’errance, une pensée littéraire de la migration reste encore a être formulée, en France. Il est vrai que dans les sciences sociales (sociologie, ethnologie, histoire, ethnopsychologie) des travaux se sont multipliés, mais le monde des lettres semble imperméable à une orientation postcoloniale qui permettrait de penser la migration non pas utopiquement « libérée des antagonismes » mais plutôt dans sa complexité. Nous espérons qu’une réflexion sur son expression testimoniale puisse apporter une contribution, même modeste, à travers les questionnements et la remise en question des certitudes littéraires, qu’elles soient du côté de la loi d’incertitude ou de l’essentialisme.
C’est dans ce point d’intersection entre sujet, monde et écriture que cette thèse a trouvé son premier questionnement pour développer en particulier le type de prise de parole qui questionne l’oubli de l’expérience. Que représente, pour et dans la littérature, la parole du migrant ? Dans quel rapport se place l’écrivain maghrébin, et sa subjectivité, confrontés à une migration vécue par lui et par « les siens» ?
En nous focalisant sur la parole, nous avons pris aussi les distances d’une analyse concentrée sur l’espace tout en gardant une attention particulière pour les éléments qui dans le texte signifient la relation habitative du sujet qui parle 18 . Alors que tout notre travail précédent était orienté prioritairement sur l’espace, dans le cas de l’écriture de migration il nous a semblé que mettre en avant l’espace signifiait souligner la provenance de la chose dite, qui passait ainsi au deuxième plan. Le témoignage qui atteste de la perte du monde est en train de le reconstruire par le récit de la voix testimoniale. Par cette pratique autopoïétique 19 la voix marque la première empreinte qui ouvre la possibilité de la construction d’un monde nouveau. Ici le sens d’habiter qu’Heidegger développe par l’idée de se faire gardien, rejoint un des anciens signifiés contenus dans le concept de témoignage. Pour le philosophe allemand, le trait fondamental de l’habitation se réalise par le fait de ménager positivement, laisser quelque chose dans son être en prenant soin de le mettre en sûreté : « ménager veut dire : avoir sous sa garde (hüten). Ce que l’on a sous sa garde doit être mis à l’abri ». 20 L’étymologie relative au témoignage résonne de plusieurs langues qui composent aujourd’hui le concept du témoignage. 21 Si la langue latine souligne le motif de la présence – le testis et le superstes sont ceux qui étaient là – l’étymon grec du mot témoin, martus, (qui a donné en français « martyr ») baigne dans un bassin sémantique dans lequel l’accent est concentré davantage sur le souci :
‘« Martus vient de mrtu, d’où mermera : angoisse, soin, souci et mermérizô : être occupé, plein de soucis, se soucier ; mermeros, ce qui demande une grande délibération, merimenaô : penser, méditer, se soucier, d’où mérimna souci, pensée et mermainô : considérer, réfléchir, délibérer. (…) En suivant l’étymologie et l’histoire du mot on arrive à la description suivante : marturia, le témoignage, est l’acte ou le résultat de témoigner, c'est-à-dire d’attester, de déposer une conviction qu’on porte en soi, dont on se soucie. » 22 ’Si cette comparaison ouvre tout l’abîme qui sépare les lettres nobles (pour Heidegger le rôle de gardien est par excellence celui du poète) de la non-littérature à laquelle est traditionnellement rattaché le témoignage (tout au moins par la critique maghrébine) elle montre – par le souci de la garde - combien témoignage et poésie sont proches 23 .
La dimension spatiale est en puissance dans la voix testimoniale, dans la subjectivité qu’elle fait advenir et dans la place qu’elle occupe dans les lettres. Le témoignage de la migration rend compte de la confrontation tragique mais aussi poétique (du fait qu’il y a récit) du corps dans le monde. Dans la faille de la perte du monde, le récit de migration est celui d’une subjectivité qui refusée ou contestée au niveau politique accomplit par la voix le premier pas pour aller vers la réappropriation du monde : le sujet à travers son récit poïétique se reconstruit lui-même dans le monde et construit la possibilité d’un autre monde. Cependant, il nous semble que le pouvoir de ce récit n’est pas équivalent à celui qui est exercé sur lui. Dès lors, surgit la nécessité de questionner les pratiques de la poétique où ces pouvoirs s’affrontent.
Dans les travaux menés jusqu’à présent autour de la migration en littérature maghrébine, l’approche la plus répandue est d’orientation sociocritique. Cela comporte une attention particulière au contexte, une référence à l’espace en termes de dynamiques entre Centre et Périphérie et une place latérale des questionnements de poétique. Notre démarche s’inscrit dans une conception de l’espace en tant que scène où se joue une marginalisation de certains objets littéraires et dans la prise en compte de cette spatialité conflictuelle. Nous proposons donc une approche de l’espace via un questionnement de fond autour du concept d’habiter et sa problématisation, tant dans le contenu des textes que dans la façon dont ces textes habitent le littéraire et le monde des lettres. La littérature maghrébine francophone n’habite pas les lettres : du fait de son intitulé elle vit dans un statut d’hébergement précaire au sein des classements littéraires consacrés, ordonnés par nations. Les œuvres de la migration, qui émergent de ce terrain déjà instable, sont cantonnées - à l’intérieur de la littérature maghrébine – à un territoire très vague sous prétexte d’un manque de qualité littéraire ou d’un oubli même quand ce thème est présent dans les œuvres littéraires reconnues. Nous nous proposons de mettre au clair ce cantonnement qui devient, au sens premier du terme, un campement : une littérature de résidence destinée à très vite s’effacer, qui pose le problème de son historisation.
Par rapport à la recherche précédente, nous avons poussé à bout l’élément qui a rendu possible la comparaison : la différence stylistique à l’intérieur du même genre. Si dans la tesi di laurea nous avions analysé comment les différents degrés de « réalisme » vont participer de façon spécifique à la représentation du désert dans le roman, ici notre analyse va questionner la présence de l’expression testimoniale au sein de deux genres différents et essayer de penser la relation générique au-delà d’une logique d’inclusion et d’appartenance par les verbes « comprendre » et « participer ».
Notre première approche de la littérature maghrébine avait la chance de s’ouvrir sur un détachement heureux de tout problème d’appartenance : nous envisagions en fait le désert comme un des paysages variés de la planète, vue comme une sorte de « Tout-monde » glissantien. Cependant, dès le début, nous avons été amenée à nous confronter à un principe classificatoire qui ordonne la formulation d’un objet de recherche et détermine, souvent par des critères arbitraires, des pratiques sur l’objet choisi 24 . Dans cette situation opérationnelle, ce qui nous a questionnée, alors d’une façon indirecte, et s’est manifesté plus ouvertement dans ce travail de thèse, tient au problème majeur de la légitimité inscrite dans l’appartenance qui caractérise ce domaine littéraire et s’exprime d’une façon particulièrement aigue en matière de migration et de témoignage.
Dans les créations artistiques les frontières entre un champ et un autre ne sont pas soumises à des lois de « nature » ayant le pouvoir de définir les ensembles. Même la langue, qui pourtant nous a été apprise par le biais de cette loi, à travers le regroupement « impur » des littératures francophones montre bien l’emprise aléatoire des principes taxinomiques découlant d’une logique scientifique. L’aspiration à la « scientificité » dans le domaine des lettres ne trahirait-elle pas plutôt le désir de mettre à l’écart la place déterminante que tiennent les enjeux de pouvoir dans la formation des ensembles littéraires ? Les « littératures francophones », regroupement devant lequel l’objet de la présente recherche est tenu à comparaître, illustrent bien cette dynamique. Habiter une langue qui n’est pas la sienne oblige en réalité à remettre à plat toute définition d’appartenance à partir du principe linguistique de « langue naturelle ». Ce grand ensemble, qui comprend un nombre important de sous-branches, à bien regarder, tire paradoxalement sa légitimité moins du principe unificateur de la langue que du questionnement continu du bien-fondé du concept même autour duquel s’est faite sa construction arbitraire, à savoir la francophonie.
‘« La question la plus importante de ces dernières années, s’agissant des littératures dites « francophones », est sans doute celle de la mise au point d’une approche véritablement critique, qui puisse, d’une part, vérifier ou invalider l’idée qu’il y a là un objet global, déterminé par une autre réalité que la superstructure politique de la francophonie. » 25 ’Dans cette remise en question continue, il y a un potentiel positif d’exigence, ce qui constitue le versant dynamique et novateur des études « francophones » à même de féconder les secteurs voisins. Cependant, rester « devant la loi », c'est-à-dire continuer à poser à l’infini la question de la légitimité comme condition de possibilité des littératures francophones, finit par entériner un positionnement liminaire.
L’illégitimité est alors à questionner plus loin, dans des principes littéraires tels que l’appartenance générique établie sur l’idée de nature et de langue naturelle. La loi des noms qui structurent la taxinomie littéraire et celle des genres qui forment les principes « internes » du littéraire montrent ainsi que les présupposés de l’illégitimité ne se réduisent pas qu’à des dénominations « impropres » à exprimer le nouveau.
Depuis notre position institutionnelle nous ne pouvions pas ignorer les catégorisations existantes ni, par le fait évident de leur existence, aller au-delà : nous avons essayé de viser un objet précis à partir duquel pouvoir questionner un problème plus vaste. La formulation de notre objet et les approches relatives ont dû pour autant se mesurer au décalage entre une vision hybride des genres et arts différents et la réalité taxinomique qui ordonne le savoir. C’est ainsi que de nombreux détours ont caractérisé le chemin de notre recherche. Une fois fixé le champ littéraire auquel circonscrire le travail – et cela en synergie avec le cadre institutionnel duquel nous dépendons 26 –, paradoxalement, l’identification de l’objet à penser s’est compliquée davantage. La question de la migration au sein de la littérature maghrébine francophone est envisageable sur une multiplicité de plans. Une première approche nous a orientée vers la nécessité d’une étude d’histoire littéraire, à même de montrer l’évolution du thème et de ses représentations. En avançant dans cette direction il nous est apparu clairement que, malgré la retenue présente dans la critique spécialiste face à l’existence d’une « littérature de la migration », la présence de textes en rapport avec la migration non seulement est une évidence mais qu’elle traverse et compose toute cette littérature à part entière 27 .
Nous sommes consciente qu’un grand travail sur la littérature de la migration reste à faire : l’énorme nombre d’articles et de recueils critiques sur le sujet n’abordent pas la question de la migration comme phénomène global, c'est-à-dire comme prise dans son double mouvement d’émigration et immigration, dans lequel la littérature issue de l’immigration est à considérer. Cette « séparation impensée » va de pair avec un autre impensé littéraire qui exclut l’expression factuelle des objets de la recherche.
Le discours récurrent dans la réception critique de la littérature de la migration maghrébine fait appel à un degré de littérarité « insuffisant » ou à une mise à distance de la « dimension littéraire ». Quel lien entretient ce jugement de valeur avec le bannissement de la factualité ? Le plus souvent, et en particulier dans la critique spécifique, les concepts de littérarité et de dimension littéraire sont invoqués comme des données de nature existant en eux-mêmes : des essences. 28 Mais qu’entend-on par dimension littéraire et sur quelle hiérarchie de valeurs les degrés sont-ils définis ? La convocation des ces principes n’a-t-elle pas d’autres fonctions rhétoriques ? Il nous semble que l’appel à la littérarité coïncide moins avec une redéfinition de la poétique déclinée au temps présent, pourtant indispensable, qu’avec un appel à la loi garantie par une tradition non questionnée.
Ce discours devient hyperbolique quand il s’agit du rapport de la littérature à l’éthique : on touche là la première impasse vers l’approche littéraire du témoignage. Le glissement de l’éthique à l’idéologie est récurrent et, dans plusieurs cas, comme celui sur lequel s’est bâti le refus français des théories postcoloniales, sert à mettre à distance ce problème épineux :
‘« Souvent, le discours critique sur la francophonie n’échappe pas complètement au parti pris idéologique, qui marque profondément les littératures « post-coloniales », soucieuses de délivrer un message politique et social. Et l’analyse tourne au réquisitoire contre la colonisation ou contre le « néo-colonialisme », au détriment de la dimension littéraire. » 29 ’Dans le domaine des lettres maghrébines, du fait de l’histoire de sa critique, il y a une intolérance spécifique, assez compréhensible, vers tout ce qui menace d’entraîner la déformation idéologique dont la création littéraire a payé un prix très haut 30 .
‘« On sait que s’est développée dans les années soixante-dix à Alger une critique fortement idéologique dont il faut bien reconnaître à présent qu’elle évacuait une grande part de la littérarité des textes et aboutissait même parfois à des contresens dans leur lecture. (…) Est-on sûrs cependant que la « théorie postcoloniale » qui tend à occuper le champ critique anglo-saxon sur les littératures francophones n’en soit pas une résurgence inattendue ? » 31 ’D’une façon spéculaire, le discours de la réception française est souvent marqué par une certaine instrumentalisation : l’attention se tourne vers l’écrivain maghrébin quand la « récupération politique » le rend nécessaire et fonctionnel à un dire sur les rapports conflictuels postcoloniaux. Mohammed Dib souligne comme cette « attention » cache en réalité un manque d’intérêt profond pour l’autre :
‘« Il y a de ces pisse-copie qui ne seraient jamais des critiques. Pour cela, il faut un minimum de culture, à tout le moins de curiosité. Sur un certain point, ils se ressemblent tous, qu’ils tâcheronnent pour une feuille de droite ou une feuille de gauche : ce point étant de se souvenir subitement des écrivains algériens, proies faciles, au jour et à l’heure où il est bon de s’assurer à bon compte un papier « intéressant » (…) aucun d’eux ne juge utile de mettre le nez dans nos livres, cela ne les intéresse pas, j’en ai fait chaque fois la constatation. » 32 ’Cette récurrence (l’essentialisme du fait littéraire et son évocation rhétorique) nous a amenée à concentrer notre attention sur les principes sur lesquels se bâtit le concept de littérarité. Parmi les différents genres (théâtre, poésie, roman) 33 et modalités expressives par lesquels s’exprime la migration en littérature, la dimension testimoniale s’est montrée à nos yeux dans toute sa nature problématique et emblématique.
Le témoignage de la migration en littérature maghrébine francophone concentre une variété de questionnements s’étalant sur différents niveaux. Celui de la forme pose des questions importantes dans le domaine de la poétique : s’agit-il d’un genre et si oui par quels éléments se caractériserait-il ? Son inclusion dans la famille des genres « factuels » invite à des réflexions intéressantes sur le fonctionnement de la littérarité : à la différence d’autres genres où elle est « constitutive », dans ce champ elle est dite « conditionnelle » 34 .
Le plan des interactions de chacune des composantes hétérogènes du champ d’investigation « la migration en littérature maghrébine francophone » ouvre une autre cascade de questions. Dans le nom de « littérature/maghrébine/francophone » il y a un élément général : la littérature, qui graduellement, en passant par l’ensemble de la francophonie, va vers le spécifique indiqué par le référent du Maghreb. La question de la littérarité se trouve compliquée par cet entrecroisement entre le général et le spécifique, ce qui demande une attention particulière au rapport de la littérature en général avec les littératures spécifiques. Nous avons observé là un cloisonnement et un fonctionnement hiérarchique à la base de ce rapport. Le témoignage dans la théorie littéraire, disons générale, même s’il y a là un problème de rapport de dominance, n’est pas étudié de la même façon dans les littératures spécifiques : en tant qu’objet littéraire il n’a pas la même histoire ni le même signifié. Cependant, il se montre comme un champ d’investigation qui met à nu l’existence d’objets mineurs dans la pensée littéraire, ce qui ouvre une autre perspective pour aborder le concept de « mineur » au sein de la littérature. Si ce concept deleuzien 35 a connu un succès parfois démesuré dans l’analyse institutionnelle des littératures francophones et postcoloniales, les pressions qui s’exercent à l’intérieur de la « loi » littéraire en déterminant des sujets « mineurs » demandent à être mises à jour davantage. Depuis cet angle, la frontière qui marque les spécificités littéraires, et souvent les isole, se trouvera nuancée. Le « rapport centre-périphérie » pourrait être ainsi pensé, au-delà des rapports institutionnels, pour développer une analyse des tensions parmi les objets littéraires.
A la lumière des analyses menées sur les témoignages des camps qui ont donné un grand essor à l’étude de ce genre – c’est à ce moment même qu’il est reconnu comme genre – la pertinence du principe d’appartenance par le critère de la factualité s’est révélée fallacieuse. Si ce genre, éloigné des belles lettres avec les autres formes du factuel au moment de l’autonomisation de l’art, a regagné un territoire littéraire avec la littérature des camps, il reste encore distant des préoccupations littéraires courantes lorsqu’il traite de migration. Nous pouvons constater que, parmi les genres factuels, l’attention principale, tant dans la critique postcoloniale que française, se concentre autour de l’autobiographie, où parfois le témoignage se trouve évoqué d’une façon marginale.
‘« Un très grand nombre de romanciers recourent au récit à la première personne qui prend souvent la forme d’un récit rétrospectif où un narrateur entreprend de raconter sa vie, mais il peut aussi tendre vers le journal en suivant une progression linéaire. Ces récits peuvent être autobiographiques comme c’est généralement le cas dans la littérature beure (où la frontière avec le témoignage n’est pas toujours clairement marquée). » 36 ’Notre réflexion sur le témoignage se propose, à l’aune du mode spécifique de destination inscrit dans le témoignage et de la pensée testimoniale développée ces dernières années, d’amener à repenser le « silence » autour de la migration dont parlent les anthologies et histoires littéraires maghrébines et francophones à différentes époques.
Notre première question sur la représentation de la parole du migrant s’est traduite dans un questionnement sur sa valeur dans les lettres et sur les connexions existantes entre l’institution littéraire et l’institution étatique qui ordonne la société, d’où découlerait l’indicible évoqué par la critique 37 . L’attention concentrée sur l’énonciateur de cette parole, dans la scénographie spécifique du témoignage, se décline selon différentes perspectives, concernant tant l’écrivain témoin que l’objet témoigné et sa mémoire.
L’analyse de ce type particulier d’énonciation devient aussi le champ d’investigation d’une forme de subjectivité, questionnée dans ses relations à l’action par l’écriture. La voix testimoniale ne parle pas de soi : elle rend compte de soi en ce que cette expression signifie l’action par laquelle la personne, tout en agissant, entre en relation au pouvoir exercé sur elle et qu’elle exerce à son tour aussi par sa prise de parole. Dans cette perspective, le discours évaluatif sur le genre est celui qui extériorise les relations entre le texte et la norme, mais aussi et surtout entre le sujet qui prend la parole dans le texte et la norme qui décide ainsi de sa possibilité d’existence, alors que le discours testimoniale devrait jouir de tous les droits. Dans la situation de témoignage, telle que nous venons de la décrire, le « je » qui raconte ce qui lui est arrivé est de fait soumis à des normes qui tracent des limites : ces limites se réfèrent à notre avis tout autant à la forme du texte qu’à la forme de subjectivité exprimée par telle forme spécifique. Repousser le témoignage loin des limites du littéraire signifie en même temps mettre à l’écart de la littérature la forme de subjectivité active qui est exprimée par le témoignage. Ce qui a lieu par le positionnement liminaire du témoignage aux confins des lettres est donc un double bannissement : du genre et du type de subjectivité qui le caractérise.
La subjectivité du témoin en tant qu’écrivain-témoin pose le problème, plus connu, de l’action par l’écriture : des pouvoirs de l’écrivain et de l’écriture, à laquelle l’écrivain participe, pour changer la réalité. Dans ce lieu délicat, la forme de communication propre au témoignage soulève une nouvelle question qui étend la question de l’engagement à la démarche critique aussi. La structure performative du récit testimonial demande un passage de témoin pour réaliser le message dont il est porteur. Recevoir un témoignage – ce qui a lieu à plusieurs niveaux, du geste matériel de transcription, à celui, plus profond, de son accueil en littérature – est le geste qui permet d’accomplir la communication dont le texte est porteur. Un témoignage relève de ce qui « se donne » et s’inscrit dans une dynamique de réception qui lui est spécifique. Il peut avoir en fait une « faible » réception, mais s’il n’est pas accueilli le sens de sa parole se trouve altéré. Dans ce sens, le temps nécessaire à l’élaboration d’une conscience sociale de l’événement traumatique se couvre de l’ombre d’autres pressions qui sont à l’œuvre dans le processus de reconnaissance. C’est là que la réflexion littéraire a ses responsabilités, auxquelles elle devrait pouvoir répondre de son for intérieur, assumant le témoignage, dans ses formes multiples, en tant qu’objet de réflexion littéraire.
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Le cadre pour penser l’écriture de la migration se compose donc pour nous d’un côté du souci de dire « ce qu’il y a pourtant à dire » et de l’autre d’un contexte - conçu comme un ensemble de pressions à l’œuvre sur l’énonciation – qui établit ce qui peut être admis « comme dicible » face à l’événement.
Assumant la migration comme événement qui fait irruption et bouleverse la vie individuelle et la vie collective des sociétés qui en font l’expérience, comme trauma inscrit dans le contexte postcolonial, dans l’écriture de la migration maghrébine nous avons choisi de mettre au jour les mécanismes qui caractérisent le dire confronté à l’événement. Pour mener une réflexion spécifique à ce type de regard sur la migration, dans la vaste production littéraire maghrébine liée à cet événement - qui s’étale de ses débuts à nos jours - nous avons choisi d’orienter nos efforts interprétatifs sur deux textes : Habel de Mohammed Dib et La plus haute des solitudes de Tahar Ben Jelloun.
Ce choix s’est opéré à partir de quelques orientations préalables mûries à travers la lecture d’autres textes de cette littérature et du métadiscours de la critique littéraire. Tout d’abord, l’approche de l’événement migratoire, que nous venons d’évoquer, oriente le champ de recherche vers l’expression de l’expérience de l’événement et par là vers l’expression testimoniale. Ensuite, cette même orientation nous conduit vers la nécessité d’appréhender la migration par un regard attentif à l’inscription dans l’histoire, à laquelle participent les écritures confrontées à l’événement.
Cette orientation nous a placée dans une démarche un peu atypique au sein de la recherche en littérature maghrébine, concernant d’un côté la façon d’appréhender la migration qui en a découlé (distance de l’idée euphorique de migrance, migration comme trauma) et de l’autre la façon d’appréhender les textes (à rebours et dans leur subjectivité). Penser la migration en tant qu’événement traumatique, tenant d’une violence qui s’exerce sur les individus tout autant que, à une échelle plus vaste, sur le mode humain d’habiter le monde, comme nous l’avons déjà souligné, nous éloigne d’autres orientations plus sensibles aux aspects positifs reconnaissables dans le phénomène migratoire. Ce positionnement nous écarte aussi d’une attitude assez répandue dans ce domaine de recherche. En raison de la nécessité de prouver l’existence d’une littérature émergente, dont la survie après la fin du colonialisme était incertaine, la démarche courante dans la recherche en littérature maghrébine a depuis toujours été tournée vers l’analyse des nouvelles productions. En matière de « migration » les travaux sont ainsi principalement dévolus aux productions « actuelles ». Cependant, le problème théorique qui caractérise ces lectures – la légitimité littéraire et les critères pour la définir – reste indéniablement pendant tant dans les productions des premières générations de la littérature maghrébine que de la génération dite « issue de l’immigration ». S’est alors imposée à nos yeux la nécessité de questionner ce problème en profondeur (par une halte épistémologique) et à rebours, c'est-à-dire en allant chercher les éléments de délégitimation et de ré-légitimation de l’écriture de la migration dans des textes qui sont considérés par la critique comme de ceux qui ont caractérisé la sortie du silence au sujet de la migration. Plusieurs auteurs reconnaissent dans la multiplication de textes concernant la migration publiés vers la moitié des années 70 la fixation d’un thème qui était considéré auparavant comme sporadique dans la littérature maghrébine.
‘« Le thème de l’immigration pendant un certain temps en sommeil, va reprendre avec une grande vigueur dans la troisième décennie (1970-80). Les nouvelles données de la condition des immigrés en France, l’actualité encore plus préoccupante que par le passé, donnent une autre impulsion au thème. Toute une série de romans prenant pour cible fictive ou symbolique l’immigré va enrichir la littérature maghrébine » 38 ’ ‘« Dans (la) littérature maghrébine de langue française (…) l’émigration n’est devenue que très tardivement un thème porteur. Si certains romans comme La Terre et le Sang de Mouloud Feraoun comportent dès les débuts de cette littérature des personnages d'émigrés, le premier roman qui soit entièrement dédié à ceux-ci, Les Boucs, de Driss Chraïbi, fait singulièrement figure d'isolé, chronologiquement et littérairement. En effet il s'inscrit dans la polémique soulevée par la publication du Passé simple et dans laquelle Chraïbi est en quelque sorte mis au ban de la Société marocaine par nombre de nationalistes de l'époque. Mais surtout, il faudra attendre après ces deux romans isolés vingt ans pour qu'un autre roman maghrébin de langue française, Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra, rompe un silence bien étrange de cette littérature, suivi il est vrai par La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun en 1976, puis par Habel de Mohammed Dib en 1977, ainsi que par les romans et la poésie de Nabile Farès. » 39 ’ ‘« Un phénomène d’éclipse partielle de l’émigration s’observe dans la littérature maghrébine entre 1960 et 1980. (…) L’immigration ne disparaît cependant pas, d’autant que de nombreux écrivains l’ont personnellement vécue. Elle est évoquée ponctuellement, le temps d’un témoignage ou d’une fiction, et disparaît ensuite de leurs œuvres. (…) Dès les années soixante-dix on voit apparaître quelques textes où la problématique de l’immigration devient centrale. » 40 ’Habel de Mohammed Dib et La plus haute des solitudes de Tahar Ben Jelloun font partie de ce groupe de textes 41 qui scellent le sujet de la migration sur la scène littéraire mais ils sont en même temps représentatifs d’un enjeu qui tient de ce qui est accepté comme dicible à l’intérieur du discours sur la migration. C’est ce dernier point qui nous intéresse le plus et qui fait le sujet de cette thèse. Si le roman de Dib est représentatif d’un haut degré de littérarité, les lectures critiques qui mettent en relief sa qualité littéraire ont mis entre parenthèses la portée éthique de son discours et la participation de ce dernier à ces mêmes qualités. L’écriture fictionnelle de Habel et son inscription dans le genre romanesque signalent d’emblée son appartenance à la sphère du littéraire, mais en même temps la distance de la factualité, la fragmentation du récit et l’ambiguïté de l’histoire ont orienté sa réception vers une lecture distante du souci éthique du roman. Pourtant il s’agit du roman d’un Abel qui a survécu à la mort, d’une histoire qui est narrée aussi par un « je » qui rend compte de ce qui lui arrive, et où la narration court vers le terme « réparation » qui scelle son dénouement. Mais, le récit à la première personne a été interprété à l’aune d’un principe essentialiste de l’ambiguïté qui délégitime le sens 42 . Ainsi, nous semble-t-il, la reconnaissance d’un haut niveau de « littérarité » postule une forme de désengagement dans une parole à la recherche du sens, ou tout au moins le manque d’une participation active de ce texte au discours de la migration. Cette constatation est lisible dans la place périphérique que le roman de Dib tient dans les études sur la migration en littérature maghrébine. 43 A l’inverse, La plus haute des solitudes n’est pris en compte que par des lectures provenant d’autres domaines que celui du littéraire. L’absence radicale de sa lecture dans le panorama de la critique littéraire nous signale qu’un enjeu lié à la forme factuelle « coule de plus loin », selon l’expression de Dib.
Dans le seul exemple d’analyse dont on dispose, le témoignage associé à la modalité factuelle est appréhendé par le biais d’un essentialisme qui le veut « au fond sociologique » et qui finit par opposer une vérité première, la sociologie, à une dérivée, la littérature.
‘« S’il est vrai que ces thèmes récurrents dans ses récits ont presque tous été traités de façon romanesque, cette étude espère montrer que l’essence de ces témoignages reste dans le fond sociologique. » 44 ’Par là l’essentialisme, dans un cas comme dans l’autre, pose le problème de la restriction du champ du récit « de soi », de sa demeure. La subjectivité ne serait-elle que l’apanage d’un récit littéraire, lessivée de sa portée éthique, ou d’un témoignage s’attachant à dire « conceptuellement » la collectivité qui est d’ordre sociologique ? Le plus important dans ces deux cas de figure est qu’on peut considérer que ni le témoignage contenu dans La plus haute des solitudes, ni celui véhiculé à travers une autre modalité d’écriture dans Habel, jusqu’à aujourd’hui (trente ans après leur publication) n’ont été reçus par la et comme littérature.
Nous avons vu, dans cette situation, que la convocation de ces deux textes soulève un problème plus général lié à un oubli autour de la dimension testimoniale dans son lien avec la littérarité même, qui caractérise pour nous la parole de l’écrivain maghrébin. Dans cet oubli ne trouve-t-on pas l’inscription d’un lien impensable entre le bannissement à l’œuvre dans la société et la mise au ban de certains objets de la pensée littéraire ? Les lois du contexte - tant littéraire que social - ne renvoient-elles pas des signes des conditionnements inscrits dans la possibilité du dire littéraire ?
Ces deux textes renvoient en miroir le même problème de la légitimité littéraire du discours d’un « je » qui rend compte de soi ; qui, dans les termes de Judith Butler, is giving account 45 d’un discours de/sur la subjectivité inscrit dans l’événement migratoire. En d’autres termes, ils renvoient au critique et chercheur le problème de la place de l’éthique dans le littéraire. Dans la mesure où l’on conçoit la migration comme un trauma, l’écriture qui l’exprime est une écriture qui se confronte à un indicible inscrit dans la subjectivité qui en a fait l’expérience. Elle est, en d’autres termes pris dans un non-dit de la critique, une écriture testimoniale, qui amène à repenser le silence comme déclinaison de l’indicible inscrit au cœur de la parole subjective confrontée à l’événement.
La différence générique de Habel et de La plus haute des solitudes nous confronte au problème de la relation du texte à la norme, inscrit dans un genre très peu décodé (le témoignage). Les relations génériques de ces deux textes sont marquées par une différence « scandaleuse » du fait qu’elle entraîne à les considérer comme appartenant aux deux mondes opposés du fictionnel et du factuel. La séparation entre ces deux mondes n’est pas si anodine : elle renvoie au problème, au cœur de la poétique, de la séparation entre une littérarité constitutive - dans laquelle cependant la dimension éthique tient une place subalterne dans la construction du sens qui est avant tout esthétique – et une littérarité conditionnelle qui établit des littérarités d’exception. C’est dans ce lieu que les représentations du migrant, mises en œuvre dans Habel et La plus haute des solitudes, par les formes dans lesquelles elles s’explicitent, superposent le problème du bannissement à l’œuvre dans la société, et dans les objets exclus du littéraire. Par là nous pouvons penser l’ « indicible » aussi dans les termes de « ce qui est admis comme dicible » et embrasser du même regard l’inscription de l’écriture de la migration dans la réalité politique et littéraire. Cette simultanéité permet de penser autrement l’opposition qui sépare l’approche sociologique et littéraire qui a caractérisé la lecture la plus répandue de l’écriture de la migration : « L’émigration constitue pendant cette période une sorte « d’indicible » qui relève davantage de réalités sociopolitiques que littéraires, que les écrivains oblitèrent. » 46
Parmi les ressemblances entre les deux textes, celle du thème (la migration) et celle de l’énonciation (un « je » testimonial) nous signalent une relation à partir de laquelle il devrait être possible de définir un champ générique partagé. Comment circonscrire et penser ce territoire commun selon une logique autre que celle des rapports de l’inclusion et de l’exception ?
Face aux modalités expressives qui caractérisent Habel et La plus haute des solitudes, il s’agit donc de trouver une façon pour penser une dimension en partie oubliée et occultée, en partie inexistante dans les lectures de la critique maghrébine : la dimension testimoniale. Pour ce faire, notre démarche interprétative a dû s’adjoindre une analyse approfondie, la seule à même de nous permettre la formulation de certains concepts aptes à définir la dimension en question commune aux deux cas génériques extrêmes retenus. Comme nous l’avons dit, il s’agit de trouver une nouvelle façon d’appréhender cette dimension, non pas un système de lecture valable pour tout texte de migration ni pour une histoire exhaustive de la littérature de la migration. Ni l’un ni l’autre ne nous semblent possibles avant d’avoir épuisé les objets qui troublent la visibilité dans le champ de l’écriture de la migration, ni avant d’avoir posé quelques balises de seuil pour entreprendre de tels chemins 47 .
Notre recherche est guidée par la nécessité d’interpréter comment chacun des deux textes décline la modalité testimoniale au sein de sa logique singulière et vers l’exigence de faire ressortir une nouvelle lecture de chacun par rapport à celles qui existent déjà. Dans une analyse davantage orientée par un projet de type comparatif, la différence qui les caractérise aurait empiété sur une compréhension approfondie et détourné de l’écoute de leur singularité respective.
La lecture à laquelle l’ensemble des considérations précédentes nous a amenée s’efforce ainsi de dégager les éléments constitutifs de la dimension testimoniale spécifiques à chacun de deux textes et de mettre ainsi en relief, en amont et en aval, les lignes plus générales d’une réflexion sur l’écriture de la migration, elle-même insérée dans une réflexion sur la pensée contemporaine de la littérarité. Les constructions narratives, les représentations du migrant et les façons de construire l’histoire qui structurent les deux textes se trouvent inscrites dans un mode d’énonciation testimoniale spécifique aux littératures postcoloniales. La pensée du témoignage, développée autour des analyses des témoignages de camps, a mis en relief d’un côté une structure typique de dédoublement du témoin entre le testis-terstis (témoin en latin) et le superstes (celui qui a survécu) et de l’autre affirmé l’existence du témoin qui ne peut pas témoigner, le témoin intégral (le « musulman »). Nous allons analyser comment ces figures, et les rapports qu’elles entretiennent dans l’écriture, se déclinent dans la spécificité d’une énonciation liée à un contexte très différent de celui des camps. Habel et La plus haute des solitudes nous confrontent aux conditions particulières de l’énonciation de la migration par des écrivains qui en sont les témoins impliqués. Quelles retombées cette situation produit-elle sur l’écriture, et comment la penser dans une logique autre que celle - pratiquée de façon systématique – de l’autobiographique ou du biographique ?
L’inscription historique de ces textes écrits pendant l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de la migration maghrébine en France – que les historiens ont reconnu comme un recommencement de la guerre d’Algérie en métropole – ne pose-t-elle pas le problème de la participation de la littérature à l’écriture de l’Histoire ?
Dans la mesure où l’on assume la dimension testimoniale comme une réponse active à l’événement, cette écriture de l’histoire n’est–elle pas à penser, dans les termes du témoignage, comme le problème de la survivance du texte ? Nous pensons que, sous l’angle de l’histoire littéraire, la réponse à l’événement en tant que réponse subjective telle qu’elle se manifeste dans Habel et La plus haute des solitudes dessine une autre façon de construire l’histoire qui appelle une prise en compte. La problématique du superstes déclinée dans ces deux textes comme le problème de ce qui survit avant et au-delà de l’opposition entre vivre et mourir, n’amène-t-elle pas à envisager la survivance du texte de la migration dans l’histoire littéraire, et la survivance de la mémoire de la migration qui anime tout témoignage ?
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Par leur différence et leur similitude, Habel et La plus haute des solitudes se tiennent en miroir tout en renvoyant des cas de figures renversés, interprétés auparavant comme autant d’éléments délégitimant une dimension esthétique ou une dimension éthique. Le réseau des images que ce miroir entre les deux réfléchit est indissociable de la réflexion théorique qui s’est avérée nécessaire pour les penser ensemble. Nous avons ainsi consacré la première partie de cette thèse à une réflexion qui était pour nous incontournable en raison du retrait épistémologique de l’objet « témoignage » en littérature maghrébine et du lien pervers unissant thématisation de la migration et illégitimité. Nous avons ainsi entamé un chemin visant à déconstruire les objets qui troublent la visibilité dans le champ de l’écriture de la migration, et qui émanent du champ de la littérature générale : tels les séparations, les impensés et les essentialismes à la base des définitions du littéraire et des ses classements. Nous avons convoqué aussi dans ses grands nœuds la réflexion et les concepts présents dans la pensée du témoignage pour ensuite mettre à jour leurs possibilités de déclinaison dans l’écriture de la migration. Dans la différence et la similitude, les deux textes retenus ici convoquent un certain nombre d’éléments qui vont nous permettre de caractériser le dire testimonial de la migration maghrébine postcoloniale.
Dans la deuxième partie nous avons formulé des propositions pour approcher la dimension qui nous intéresse dans l’écriture de la migration, la « dimension testimoniale ». Dans cette dimension se pense pour nous le contexte en ce qu’il dégage une pression sur l’énonciation mais aussi sur la subjectivité de l’écrivain qui est appelé à répondre (interpellé) dans la nécessité, le différend et la différence culturelle. L’interpellation est constituée par un ensemble de facteurs qui structurent le dire public de l’écrivain ; ces facteurs se réfèrent aux pressions de pouvoir de la scène littéraire postcoloniale (interpellation explicite) autant qu’à ce qui reste silencieux dans la « sommation à répondre », comme la langue et les différentes figures d’écrivain présentes dans la culture de provenance (interpellation implicite). Nous avons ainsi identifié la figure du terstis postcolonial, qui descend en ligne directe de la figure du traducteur et médiateur de l’époque coloniale mais aussi d’autres figures de la culture maghrébine où, dans la médiation entre le sacré et le monde de l’ici-bas, se mêlent le soin et la magie. Si ces notions différentes s’entrecroisent dans une écriture qui est fondamentalement de médiation, de garde (donc de souci) et de transmission, ce réseau compose aussi une définition plus complexe du dire public. Ses composantes fondamentales du silence, du secret et du dédoublement du « je » public et individuel qui structure l’exemplarité, sont assumées par la subjectivité de l’écrivain qui les articule entre un dicible et un indicible. Même quand l’impuissance est déjouée par le récit, le silence de la langue première reste, il constitue une trace, la marque de domination, où l’on peut entendre toute l’impossibilité de dire jusqu’au bout. Mais paradoxalement, ce même silence va constituer, avec le secret de la subjectivité prise dans le différend et le dédoublement pour l’exprimer, le superlatif du témoignage, son « plus », tel que le formulent Dib et Ben Jelloun.
Nous avons ensuite essayé de lire en profondeur comment ce « dire de l’agorà » se déploie dans les structures narratives, énonciatives et figuratives dans Habel et La plus haute des Solitudes (IIIe et IVe parties). Nous avons constaté que les voix et histoires multiples qui s’entrecroisent dans chacun des deux textes analysésrecèlent plusieurs enjeux testimoniaux qui composent deux dimensions testimoniales spécifiques et complémentaires.
Nous sommes consciente que d’autres approches étaient sans doute possibles, dans l’infini des combinatoires ; le chemin que nous avons choisi est celui qui correspondait le plus à notre attitude analytique et au double souci (qui a animé toute notre recherche) de la réflexivité et de la subjectivité à l’œuvre tant dans les représentations que dans les structures qui les véhiculent. Par ce travail de réflexion et d’analyse nous espérons contribuer à une vision toujours plus complexe de l’écriture de la migration qui par la dimension testimoniale pose la question de comment prendre en compte la voix et la mémoire de la migration dans la littérature et son histoire spécifique ; et par là, de comment la littérature participe activement à la construction de l’Histoire.
Ortega y Gasset, Apuntes sobre el pensamiento, Obras completas, Madrid, éd. Revista de Occidente, vol. V, p.531. Cité par Acevedo, Jorge, Hombre y mundo, Santiago de Chile, Editorial universitaria, 1984. Nous désirons remercier ici le professeur Jorge Acevedo qui nous a envoyé son livre du Chili. Ce geste, dans la simplicité précieuse de confiance dans l’échange de la pensée, nous a encouragé dans un moment très critique de la thèse. Par ailleurs, le contenu de son livre a attiré notre attention sur un aspect essentiel de l’écriture de migration, le principe de la vie humaine comme réalité radicale: “La vida humana es la realidad radical en cuanto ambito en el que necessariamente tiene que aparecer cualquiera otra realidad para construirse como tal”, p. 31.
Capossela, Mariangela, « Il deserto nella letteratura magrebina di lingua francese : i casi emblematici di Timimoun di Rachid Boudjedra e Le désert sans détour di Mohammed Dib», Tesi di laurea (letterature francophone), Diplôme Universitaire, 2002, Faculté de Langues et littératures étrangères, filière philologique-littéraire, Université de Bologna (Italie) dir : Biondi, Carminella et Rueff, Martin.
Capossela, Mariangela, « L’écriture comme pratique du désert dans Timimoun de Rachid Boudjedra et Le désert sans détour de Mohammed Dib », in : Charles Bonn (sous la direction de), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France dans les littératures des deux rives, Paris, L’Harmattan, 2004. Actes du colloque « Paroles déplacées », ENS Lyon 10-13 mars 2003.p. 265-274.
Bourboune, Mourad, Le muezzin, Paris, Christian Bourgois, 1968. « Il n’existe aucun lieu en ce monde » ; Farès, Nabile, Le champ des oliviers, Paris, Seuil, 1972.
Dib, Mohammed, L’Incendie, Paris, Seuil, 1954, p. 27.
Ibid., p. 15.
Voir à ce sujet : Milza, Pierre et Amar, Marianne, L’immigration en France au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1990 ; Stora, Benjamin, Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France, 1912-1992, Paris, Fayard, 1992 ; Schor, Ralph, Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 1996.
Pour les concepts de migrance et de nomadisme cf. Bouraoui, Hédi, Transpoétique. Éloge du nomadisme, Montréal, Mémoire d'encrier, 2005. Maffesoli, Michel, Du Nomadisme, Paris, Librairie Générale Française, 1997, coll. Livre de poche.
Dib, Mohammed, Qui se souvient de la mer, Postface, Paris, Seuil, 1962, p. 189, (nous soulignons).
Fanon, Franz, Les damnés de la terre. Paris, (Maspero, 1961), Gallimard, 1991, p. 66.
Agamben, Giorgio, (Quel che resta di Auschwitz, L’archivio e il testimone. Turin, Bollati Boringhieri, 1998). Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III, (trad. Pierre Alfieri), Paris, Payot & Rivages, 1999, pp.208-9. Au sens dont Agamben le conçoit, le reste c’est le témoignage et sa subjectivité conçus comme l’inarchivable d’un événement.
Pour Dib, dans l’inconscient du sommeil : « Et tout s’est produit, pas possible autrement, alors que je dormais. Seigneur, j’ai peut-être même changé de pays. Pendant que je dormais », Dib, Mohammed, Simorgh, Paris, Albin Michel, 2003, p. 62.
« Sa longue absence n’a d’ores et déjà plus d’autre signification que celle d’une parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens général d’une phrase », Feraoun, Mouloud, La terre et le sang, Paris, Seuil, 1953, p. 17. Nous allons utiliser l’adjectif « spécifique » comme synonyme de critique maghrébine, sans pour autant pouvoir assez différencier entre critiques maghrébins et critiques français. Cette critique est née dans un rapport colonial : Jean Déjeux, père de l’histoire littéraire maghrébine francophone était un Père Blanc français immigré en Algérie comme missionnaire. Le premier discours critique maghrébin d’auteurs maghrébins vient de la plume d’écrivains, tels Albert Memmi et A. Khatibi. Ceci montre bien que la figure de l’écrivain maghrébin naît dans un rapport complexe aux formes expressives, où le plus souvent la création fictionnelle et poétique vont de pair avec une production factuelle (essai, autobiographie, témoignage, pamphlet).
Vocabolario della lingua italiana Zanichelli, article “bandire”.
Heidegger, Martin, « Bâtir, habiter, penser »,in : Essais et Conférences, (Vorträge und Aufsätze), (Trad. André Préau, préf. Jean Beaufret), Paris, 1958, Gallimard, coll. « Les essais LXC », p. 173.
Le rapport de l’homme au monde pensé dans les termes de l’action (construire est l’autre signifié de bauen) et de la condition de l’habiter est un nœud de réflexion sans doute à développer par une approche transdisciplinaire. Par exemple, l’étude de la banlieue prendrait un grand essor par une étude qui prenne en compte l’objet à la fois par la littérature et par l’architecture.
Il faudrait sans doute repartir de la réflexion de Heidegger sur l’habiter dans sa connexion avec l’idée de soin, pour la mettre ensuite en discussion. Pour lui, le trait fondamental de l’habitation c’est « ménager positivement », c'est-à-dire : laisser quelque chose dans son être en prenant soin de le mettre en sûreté. Mais là Heidegger dérive dans une idée d’habiter comme une façon clanique, entre siens : « habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent (in das Frye ‹ frî = parent, membre du clan).
De Towarnicki, Fréderic, « Heidegger : errance et pensée planétaire », in Magazine Littéraire, n. 353, avril 1997, p.41.
« Peut-on parler de « migration volontaire » pour ceux qui quittent leur pays attirés par les possibilités d’embauche ? », Stora, Benjamin et Temine, Emile, Immigrance. L’immigration en France au XXe siècle, Paris, Hachette, 2007, p. 21.
Le titre précédent de cette thèse était davantage focalisé sur la question de l’espace.
Le concept d’autopoïétique se réfère à la définition qu’en a donné Jean-Louis Le Grand. Voir à ce propos : Le Grand, Jean-Louis, « Définir les histoires de vie » in Revue internationale de psychosociologie, n. 14, vol. 6, 2000, pp. 29-46 ; Pineau, Gaston et Le Grand, Jean-Louis, Les histoires de vie, Paris Puf, 1993.
Heidegger, M., op. cit., p. 178.
Cette conception, Benveniste la fait remonter à la période indo-européenne. Voir : Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t.2, livre 3, chap. 7, Paris, Minuit, 1969. Derrida souligne à ce propos le problème de l’évaluation de toutes les différentes langues et institutions qui interviennent dans la constitution d’une conception partagée par un « nous » :
« « Nous », c'est-à-dire une communauté traditionnelle au sens de Benveniste. Cette communauté s’est sans doute constituée à partir d’un héritage dans lequel la langue, le sentiment linguistique n’est ni dominant ni un simple élément parmi d’autres et dans lequel l’histoire des sémantiques grecque, romaine, germanique, saxonne n’est séparable ni de la philosophie, ni du droit romain, ni des deux Testaments (et de tous les testaments, justement, dont est faite cette tradition du témoignage). Derrida, Jacques, Poétique et politique du témoignage, L’Herne, coll. Carnets, Paris, 2005, p. 80. Dans notre cas, dans cette stratification il faudra prendre en considération le sens inaccessible pour nous du témoignage dans la langue et institution arabes.
Panikkar, Raymond, « Témoignage et dialogue » in : Castelli, E. (dir.), Le témoignage, actes du colloque organisé par le Centre international d’études humanistes et par l’Institut d’études philosophiques de Rome, Aubier-Montaigne, 1972, p. 373.
Derrida et Agamben l’ont souligné. Le premier le formule comme une hypothèse à vérifier que ses analyses de Celan et Blanchot confirment : « Hypothèse à vérifier : tout témoignage responsable engage une expérience poétique de la langue », op. cit. p. 9. Pour Agamben, le témoignage est même ce qui ouvre la possibilité de la poésie :
« Ni le poème ni le chant ne sauraient intervenir pour sauver l’impossible témoignage ; au contraire, c’est le témoignage qui peut, éventuellement, fonder la possibilité du poème » op. cit., p. 44.
Tant Mohammed Dib que Tahar Ben Jelloun viennent à l’écriture par une expérience poétique engendrée par la condition de témoins.
Pour donner un exemple concret qui s’est présenté déjà au moment de notre tesi di laurea, l’auteur sur lequel nous voulions travailler, Hawad, n’était pas « légitimement » inscrit dans le champ des littératures écrites en français, où notre parcours universitaire nous obligeait d’accomplir le choix du corpus. Les textes de cet auteur du Sahara sont en effet écrits initialement en tifinagh touarègue et ensuite traduits en français par lui-même. C’est donc aussi par un détour institutionnel que nous avons fait la rencontre de la littérature maghrébine.
Halen, Pierre, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Etudes françaises, vol. 37, n. 2, 2001, p. 15.
L’école doctorale de l’Université de Pise est ordonnée sur le principe des Facultés de langues et littératures étrangères selon lequel notre champ d’investigation tient à la littérature française. Celle de Lyon 2 fonctionne sur la base d’un regroupement des sciences Humaines, notre direction était rattachée au département de littérature comparée. Un premier projet se proposait de prendre en compte dans le corpus des textes de migration de provenances variées. Ensuite nous avions restreint la comparaison à un corpus de textes italiens et français des années 50 et 60. L’approche comparatiste n’a pas vu le jour en raison des différentes natures des deux écoles doctorales de notre cotutelle.
Dans notre bibliographie nous en donnons un aperçu.
Un exemple parmi d’autres de ce type de rhétorique : « La littérature est le parent pauvre des études francophones, où prévalent le plus souvent les préoccupations idéologiques, sociologiques, ethnographiques. Certes, les données fournies par l’histoire et les sciences humaines sont indispensables. Mais, de même que l’étude des sources pour la philologie, elles ne constituent jamais un préalable à l’analyse littéraire. Il s’agit de s’interroger sur la dimension proprement littéraire des œuvres en langue française – sur le fait littéraire francophone lui-même. », Combes, Dominique, Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1995, p. 8, nous soulignons.
Ibid. p. 7.
L’activité littéraire a exposé à la mort et à la torture beaucoup d’écrivains maghrébins.
Bonn, Charles, « Paroles déplacées », introduction à Migration des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 9.
L’accueil français problématique des théories postcoloniales est une question assez complexe, qui ne se limite pas à la séculaire rivalité entre monde français et monde anglo-saxon. Cependant il est clairement question de territoire : le champ anglo-saxon vs le champ francophone, le domaine de l’histoire vs celui des lettres et au plan des références théoriques : la French Theory vs la critique française actuelle. Le fait que la première traduction française de l’un des textes fondateurs de ces théories (Homi Bhabha, The Location of Culture) ait eu lieu en 2007, à 15 ans de distance de sa publication en anglais, est assez parlant et a été qualifié par Le Monde de « cruel effet de discordance ». (Cf. Jean Birnbaum, « Vers un "au-delà" postcolonial », Le monde des livres, 22.03.07).
Dans la critique spécialiste de la littérature maghrébine il faut remarquer que depuis longtemps il y a une prise de distance des références postcoloniales de l’époque, comme celle de Franz Fanon ou de Memmi, auxquelles se réfère la théorie postcoloniale actuelle. La raison se fonde sur l’inactualité de leur approche interprétée comme « sociologique », ce qui ne va pas de même dans la théorie postcoloniale où la réflexion se veut pluridisciplinaire. A ce propos Charles Bonn écrivait : « Cette description sociologique illustrée dans les années cinquante par des approches comme celle de Fanon ou Memmi est depuis longtemps dépassée dans le champ sociologique lui-même, qui récuse de plus en plus l’irréalisme des définitions identitaires fermées, pour privilégier au contraire l’entre-deux, l’ambigu, la déconstruction, se révélant plus adaptés pour une description plus juste de la réalité mouvante dans laquelle nous vivons tous les jours ». In : « L’exil et la quête d’identité, fausses portes pour une approche des littératures de l’émigration ? »
Dib, Mohammed, Simorgh, Paris, Albin Michel, 2003, p. 94-95.
Les études relatives aux productions artistiques « issues de l’immigration » ont élargi la triade classique à des productions artistiques telles que le cinéma, la chanson, la BD.
Cette différentiation est celle promue par G. Genette dans Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
Cf. Deleuze, Gilles et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
Albert, Christiane, L’immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005, p. 153.
« L’émigration constitue pendant cette période une sorte « d’indicible » qui relève davantage de réalités sociopolitiques que littéraires, que les écrivains oblitèrent. »Albert, Christiane, L’immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005, p. 42.
Saigh Bousta, Rachida, Figure de l’immigré dans quelques romans d’auteurs maghrébins d’expression française, Doctorat 3ème cycle, (dir.) Couffignal, Robert, Toulouse 2, 1980, p. 22.
Bonn, Charles, « Le voyage innommable et le lieu du dire : émigration et errance de l’écriture maghrébine francophone », www.limag.com
Albert, Christiane, L’immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005, p. 37 et 40.
Farès, Nabile, Yahia pas de chance. Paris, Seuil, 1970 ; Un passager pour l’Occident. Paris, Seuil, 1971 ; Le Champ des oliviers. Paris. Paris, Seuil, 1972 ; Mémoire de l’absent. Paris, Seuil, 1974. Abdelkebir Khatibi, La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971. Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée. Paris, Denoël, 1975. Tahar Ben Jelloun, La réclusion solitaire, Denoël, 1976. Ahmed, Une vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? Paris, Seuil, 1973, Kateb Yacine, Mohammed prend ta valise (1971) en tournée en France de 1972 à 1975 mais publié seulement après dans le recueil Boucherie de l'espérance, œuvres théâtrales, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
Cf. II, 3.2. « Présentation de Habel ».
Comme La plus haute des solitudes il est cité dans ces travaux mais il n’est pas analysé. Tant la thèse de Rachida Bousta que celle plus récente de Abdelkader Benarab au sein du corpus des textes des années 70 préfèrent analyser Topographie de Boudjedra et de La réclusion solitaire de Ben Jelloun. Voir : Saigh Bousta, Rachida, Figure de l’immigré dans quelques romans d’auteurs maghrébins d’expression française, Doctorat 3ème cycle, (dir.) Couffignal, Robert, Toulouse 2, 1980 ; Benarab, Abdelkader, Lecture de quelques romans sur et de l'immigration, Thèse,Université Paris IV (dir.) Jouanny, Robert et Déjeux, Jean, Université Paris 4, 1994.
Devir, Nathan, « "La plus haute des solitudes" et "La Nuit de l'erreur" de Tahar Ben Jelloun : influences sociologiques sur un récit du soi », Francofonia, Bologne, Université de Bologne, 47, Automne 2004, p. 83.
Butler, Judith, Le récit de soi, (Giviging an account of Oneself, 2005) trad. Ambroise, Bruno et Aucouturier, Valérie, Paris PUF, 2007.
Albert, Christiane, op. cit. p. 42.
Les travaux précédents s’attachent plutôt à une approche d’ensembles bâtis sur des séparations (littérature de l’émigration, d’immigration, issue de l’immigration) : Bakhouch, Mohamed, Récit et personnage de l’immigré dans les textes maghrébins : Chraibi, Boudjedra, Ben Jelloun, Kateb. Doctorat 3ème cycle, Aix-Marseille 1, (dir.) Raymond, Jean et Roche, Anne, 1985.
Benarab, Abdelkader, Lecture de quelques romans sur et de l'immigration, Thèse,Université Paris IV (dir.) Jouanny, Robert et Déjeux, Jean, Université Paris 4, 1994.
Biari Abdellah, L’image de l’émigré dans le roman maghrébin de langue française, Doctorat de 3ème cycle, Bordeaux 3, (dir.) Turbet Delof, Guy, 1982.
Saigh Bousta, Rachida, Figure de l’immigré dans quelques romans d’auteurs maghrébins d’expression française, Doctorat 3ème cycle, (dir.) Couffignal, Robert, Toulouse 2, 1980.