1.1. Peut-on parler d’une « poétique de la migration » ?

1.1.1. La loi des noms.

Souvent les titres offrent des réflexions décisives par leur faculté de statuer l’existence « juridique » des choses : « Les pouvoirs et la valeur d’un titre ont un rapport essentiel avec quelque chose comme la loi » 2 . Tout au long du processus de maturation de cette thèse, plusieurs titres ont pointé à l’horizon et chaque étape de la réflexion s’est confrontée à la même problématique de légitimer des objets de pensée avec des noms, des intitulés. S’agissant pour nous de proposer une contribution à une « poétique de la migration », un questionnement s’impose sur chacun des deux termes, « poétique » et « migration », et sur les effets de leur relation. La question : « Peut-on parler d’une poétique de la migration ? » s’avère légitime lorsque l’on observe la complexité du cadre où elle s’inscrit et l’influence des titres qui la précèdent comme « littérature maghrébine francophone » et « littérature issue de l’immigration ». Si dans le premier de ces intitulés, la critique a constaté un silence autour de l’émigration 3 , le deuxième affiche encore plus directement un rapport manquant au statut juridique : que veut dire « issue de l’immigration » ? Cette caractérisation, tant dans la société que dans la littérature, revient d’un côté à oublier sous prétexte d’un silence incompréhensible, et de l’autre à effacer un statut juridique. Si un nom institue l’existence des choses et légitime des objets de pensée, voilà que celui de « littérature issue de l’immigration » dit une existence non juridique – au delà de la loi ? – et légitime de penser une littérature hors la loi. Ce processus est moins un simple reflet de la société qu’un objet construit sur la base des lois du littéraire. Si, comme le fait remarquer Charles Bonn, une conscience de cette littérature ne s’est pas encore constituée, c’est peut-être parce qu’elle ne peut pas se faire sous un intitulé qui l’exclut d’emblée de toute légitimité juridique.

Au fur et à mesure que l’on approche chacun des traits qui peuvent composer l’objet global où chercher une « poétique de la migration », des questions touchant à la légitimité s’entassent les unes sur les autres. À partir du nom « littérature maghrébine francophone », de son rapport à la migration, de l’existence dans son sein d’une littérature de la migration, jusqu’à la relation à la terre du sujet énonciateur (ce rapport qui ne se limite pas qu’à la question de la nationalité mais de l’être au monde, de l’être dans le monde), tout est inscrit dans le tourment de l’émergence et des rapports de violence qui se jouent dans le processus de reconnaissance. S’il est vrai, comme le dit Judith Butler, que « l’opération d’une norme conditionne la reconnaissance, ou non, de ce dont je rends compte » 4 il n’en va pas de même quant à la réciprocité de la norme et du discours qui la crée à son tour. Dans le processus de reconnaissance de l’écriture de migration il y a quelque chose de plus trouble que l’équivalence exacte entre le pouvoir du « je » et les pouvoirs de la norme. Cependant Butler (et même si c’est d’une façon différente, Derrida aussi) affirme que « la norme m’utilise dans l’exacte mesure où je l’utilise » 5 . De plus, la norme dans notre cas ne distingue pas à claires lettres ce qu’elle reconnaît (ou non) de ce qu’elle ne reconnaît pas. L’instabilité de toutes les dénominations de la littérature maghrébine qui ont changé au fil des années (la dernière, de mars 2007, l’inclurait dans un nouvel ensemble, signé dans un manifeste, « littérature-monde en français » 6 ) rend bien compte de comment un processus qui permet de reconnaître un objet littéraire homogène est toujours en train de se faire. Il y a là, peut-être, un jeu pervers avec une idée de la « méconnaissance » (par rapport à la reconnaissance) comme une condition nécessaire du désir 7 . Il clair que la reconnaissance d’un objet littéraire en termes de satisfaction du désir provoquerait une sorte d’interruption dans l’interpellation et une cessation du désir qui nous ferait aller vers l’objet qui nous questionne. Le « qui est-tu ? » adressé à cette littérature du point de vue de l’appartenance le met d’emblée face à la loi littéraire qui s’est constituée et continue de prévaloir sur la base des rapports langue-nation. Nous avons à faire à une littérature sans nom. Le statut instable du nom peut être vu comme une sorte de caractère réfractaire à la fixation de la loi. Cela a été le leitmotiv de la critique maghrébine qui a caractérisé la littérature maghrébine à travers les images de mouvement : écriture de la traversée ou errante. Par ce même raisonnement le concept de migration se trouve investi comme caractère interne à cette littérature, qui va indiquer une essence.

Peut-être est-il la scène d’interpellation même qui empêche de cerner la problématique du témoignage de la migration : prise dans l’effort de rendre compte de soi en tant que littérature, la dimension testimoniale, oblitérée dans la démarche de la preuve d’existence littéraire, ne signifie plus rien. Peut-être cette réalité contextuelle se trouve-t-elle compliquée par des nœuds enracinés dans certains principes théoriques, ensuite appliqués par la critique, qui réglementent le rapport du texte à la norme générique et au regroupement littéraire.

Dans ce panorama, la question de la légitimité du terme de « poétique » s’impose d’elle-même.

Notes
2.

Derrida, Jacques, « Préjugés. Devant la loi », in : Derrida, Jacques et Descombes, Vincent et Kortian, Garbis et alii, La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 105.

3.

« On s’aperçoit aisément que le développement conséquent de cette littérature à partir de ces premières années, et dans un contexte de guerre d’Algérie, va s’accompagner d’un silence notoire sur ce thème de société pourtant essentiel qu’est l’émigration. », Bonn, Charles, « Du cliché obstacle au

cliché prétexte dans une littérature de l’émigration ». Disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/ClicheTunis2000.htm .

Dans l’introduction au volume Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives, L’Harmattan, 2004, qui porte le titre « Paroles déplacées » le silence est réaffirmé : « L’émigration est certes la manifestation la plus patente de ces déplacements de personnes qui sont autant de déplacements de cultures, de paroles. Mais curieusement elle est aussi, comme le disait Jacques Berque, un espace sous-décrit en littérature. Et par ailleurs elle est relativement silencieuse sur le plan de la production littéraire. »

4.

Butler, Judith, Le récit de soi, (Giviging an account of Oneself, 2005) trad. Ambroise, Bruno et Aucouturier, Valérie, Paris PUF, 2007, p. 36. (nous soulignons).

5.

Ibid. p. 36.

6.

Les propos sont recueillis dans Le Monde des livres du 15 mars 2007. Un livre est en cours de publication : Le Bris, Michel et Rouad, Jean (ed), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard. Le discours s’inscrit dans le sillage de concepts formulés par Goethe et plus récemment par E. Auerbach, renouvelés par E. Glissant. Une réflexion récente est contenue aussi dans Pradeau, Christophe et Samoyault, Tiphaine, Où est la littérature mondiale ? Actes du colloque tenu à Villetaneuse et Saint-Denis les 6 et 7 novembre 2003, Presses Universitaires de Vincennes, 2005.

7.

Entretenir une mauvaise connaissance (une méconnaissance) de la littérature maghrébine, et de la migration en son intérieur, pourrait suivre une logique erronée du désir. L’altérité qu’elle comporte par rapport aux autres littératures reconnaissables dans les classements nationaux suscite la question « qui es-tu ? ». Dans une logique distordue du désir et de l’interpellation, le fait de se trouver face à une délimitation précise de cet objet interromprait la question qui nous interpelle et nous fait aller vers elle.