Dans les travaux sur la littérature maghrébine l’usage du terme de « poétique » est très répandu dans le sens large qui explicite et décrit la présence et les modalités expressives référées à l’objet qui est introduit par la tournure articulée « poétique de ».
Les textes de critique littéraire maghrébine foisonnent du terme sans forcément pratiquer une redéfinition de ses principes à la lumière des lectures maghrébines. 8 Les réflexions directement impliquées dans des problématiques de poétique se trouvent souvent ailleurs que dans des textes qui en portent le titre. Cela peut être lu, d’un côté, comme le signe d’une séparation entre des problématiques générales de théorie et la pratique de la critique littéraire spécifique et, de l’autre, d’un usage du terme « poétique » finalisé à une légitimation littéraire dans la critique spécialiste. Dans les textes théoriques qui touchent à des regroupements plus vastes (Littératures francophones ou Littératures postcoloniales) la place qui reste pour des questionnements spécifiquement de poétique est souvent assez réduite ou bien ceux-ci se trouvent condensés sous des principes-guide plus proches de l’illustration d’un fonctionnement que de l’explicitation critique de ses présupposés épistémologiques. 9 Quand Dominique Combe se demande, pour structurer son analyse de la poétique francophone : « quel sens y a-t-il (…) pour un étranger d’écrire en français ? », 10 le terme d’étranger résonne dans toute son ambiguïté. Parler d’étranger pour l’écrivain postcolonial ne rend pas compte de la situation de subjectivité complexe que le phénomène de la colonisation a créée. Dib ou Ben Jelloun en France ne sont pas plus étrangers qu’un autre écrivain qui s’installe dans la capitale depuis une ville excentrée : ils sont «français », tout comme d’ailleurs les auteurs « issus de l’immigration ». Ce qui fait la différence avec cet autre écrivain hypothétique est une histoire qui a modelé un type de subjectivité : par l’étape de la désubjectivation coloniale puis des régimes installés après les Indépendances pour arriver à celle qui se constitue dans l’interaction avec le nouveau monde. Il faudrait alors se demander ce qu’est un français et ce qu’est un étranger, et comment toutes les variantes de la taxinomie qui a marqué la différence entre français et ex-colonisés maghrébins ont construit un rapport spécial à l’autre. 11
Une francophonie qui ne prend pas en compte la dimension postcoloniale reste enfermée dans une vision monolingue de la littérature qu’elle s’attache à étudier, même quand elle propose une approche de comparatisme linguistique. Une poétique basée sur les rapports à la « langue deuxième » peut difficilement se passer d’étudier la relation de la langue à la nationalité perçue dans toute la complexité du contexte postcolonial, fait d’inclusions et exclusions successives.
‘« Un de ces tours que l’Histoire sort de son sac quand on s’y attend le moins. J’ai vécu la moitié de mon existence en Algérie et, comme tous les Algériens de ce temps-là, j’étais Français. Mais trois ou quatre ans à peine après avoir entamé en France la seconde moitié de ma vie, me voici devenir Algérien sans avoir fait quoi que ce soit pour le mériter. L’Histoire est passée par là. Et rien n’aurait pu faire qu’elle ne passât pas. » 12 ’Ce qui rend difficile une vision d’ensemble des questionnement poétiques est sans doute un phénomène d’éclatement, effet d’une créolisation qui a lieu aussi dans la réflexion théorique et signe d’un changement qui est en train de se faire. L’exemple de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant est emblématique de ce processus : sa réflexion sur la poétique suit une logique littéraire différente de celle de l’essai. Par sa complexité et sa nouveauté elle est à prendre en compte dans la globalité de son œuvre, où s’entrecroisent des genres différents comme la poésie, l’essai et le roman. Dans son cas particulier la poétique est une « poétique pour » qui fonctionne en même temps comme un manifeste et son application, à partir d’un renversement du terme provenant de la tradition rhétorique occidentale. 13 Glissant n’est pas un cas isolé : nombreux sont les écrivains postcoloniaux qui entrecroisent leur production poétique à une réflexion sur la poétique, réalisant des formes hybrides.Dans le champ de la littérature maghrébine nous rappelons, entre autres, les œuvres de Hédi Bouraoui, Abdelkebir Khatibi, Nabile Farès. Ces nouvelles formes, qu’on pourrait appeler de créolisation théorique, restent cependant à étudier dans leurs interactions avec la théorie « canonique » et dans les interactions d’un champ à l’autre où ces réflexions se produisent 14 . Mais, surtout, la persistance depuis les débuts d’un côté factuel dans la production littéraire maghrébine, où a lieu une réflexion critique, demanderait un élargissement du concept même de littérature 15 .
Du côté de la théorie littéraire plus traditionnelle on peut observer d’autre part que les exemples choisis dans les analyses de poétique se réfèrent le plus souvent aux grands classiques du canon occidental ou à la littérature nationale de l’auteur, même si, dans les études plus récentes, se manifestent des signes d’élargissement. 16
Dans la conception des regroupements plus récents, une étude des productions littéraires par genres littéraires pourrait participer d’un aplanissement des nombreuses dérives qu’entraînent les référents – qu’ils soient linguistiques (francophonie) ou identitaires (littérature beur) ou spatiaux (littérature du Maghreb) 17 . À partir de cette option, qui reste à être parcourue par l’histoire littéraire maghrébine, le témoignage, appréhendé depuis une orientation générique pose plusieurs questions d’ordre poétique. Tout d’abord celle relative à la place marginale qu’il occupe parmi les problématiques littéraires : à quelles raisons le témoignage doit-il son statut anti-littéraire ? Où s’origine le conflit entre le témoignage et la littérarité ? Quelle épistémologie soutient la formation des objets littéraires et les principes de littérarité ?
Le témoignage n’étant pas historicisé en tant que genre littéraire, d’autres considérations sont susceptibles de s’ouvrir.
Si l’on considère le témoignage comme une modalité énonciative, qui, dans l’entrecroisement d’autres genres peut se révéler comme un élément déstabilisateur 18 et qu’il peut être un important outil de mise en doute et de redéfinition du littéraire, est-ce que le lire comme un genre littéraire descendant d’une historiographie littéraire dans une stricte finalité légitimante ne limiterait pas sa portée ? Le genre littéraire ne l’enfermerait-il pas dans une logique hiérarchique ? Ce processus de caractérisation par le genre ne tiendrait-il pas, paradoxalement, d’une tentative de légitimation extérieure à sa forme, d’une légitimation invoquée pour des raisons contextuelles, présupposant l’absence de raisons formelles ?
Si le décalage entre le témoignage et le littéraire peut être retracé dans une certaine modalité pluridisciplinaire qui confine le premier au statut de « preuve », ce même décalage est structuré à l’intérieur du second, où la littérarité peut être conditionnelle ou constitutive. Ceci ce n’est pas sans conséquence sur l’interprétation de l’écriture de la migration.
Lorsque l’on observe les rapports entre la littérature maghrébine et la migration on peut s’apercevoir qu’ils sont caractérisés, depuis toujours, par le problème de la légitimité tant sous l’angle du degré de littérarité que de la constitution d’un genre littéraire. Il nous semble que, outre les raisons développées par l’approche sociocritique en matière de dynamiques des systèmes littéraires, la dimension testimoniale qui caractérise l’expression de l’événement de la migration joue un rôle important. Dans cette approche qui appréhende la littérature dans un « système », l’évaluation des processus de marginalisation de certains objets littéraires est peut-être un peu étouffée par la force d’autres logiques. La terminologie de la sociocritique relative aux dynamiques à l’œuvre dans le système littéraire se construit sur des images forgées sur des concepts économiques, comme celui de « concurrence » qui décrit le processus de la légitimation. Même si ces concepts ne tiennent pas strictement aux dynamiques commerciales, cette signification première, nous semble-t-il, prime sur les autres, et nous interpelle sur la pertinence de son utilisation dans une logique littéraire. Ce problème revient souvent dans la terminologie des concepts de la théorie littéraire ; nous verrons que le concept de relations d’inclusion, un concept qui vient de la Logique et de la théorie des ensembles, ne rend pas totalement compte de ce qui se passe dans les relations entre les genres littéraires.
Le témoignage est-il un objet de la Poétique ? Même si les nouvelles approches des témoignages des camps sont en train d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, le témoignage reste traditionnellement associé à la famille des genres factuels qui, à l’exception de l’autobiographie, relèvent d’une littérarité d’exception, celle que Genette appelle « littérarité conditionnelle » par opposition aux autre genres qui relèvent d’une « littérarité constitutive ». S’impose alors la nécessité d’une confrontation aux présupposés théoriques de la poétique en ce qu’ils tiennent à une relation à la loi. La critique littéraire presque exclusivement penchée sur les textes de fiction a d’une part produit un savoir sur ceux-ci et un vide autour des récits « factuels », et d’autre part entretenu une confusion entre le littéraire et le fictionnel. L’observation de la place du fictionnel se révèle particulièrement productive non seulement pour mesurer son opérativité dans la constitution d’un genre, mais surtout pour évaluer la minorisation qu’une certaine idée de littérarité a produit sur quelques productions littéraires marquées par la présence d’une forte dimension testimoniale, comme c’est le cas dans les littératures postcoloniales.
S’interroger sur la place du témoignage dans la littérature mène à interroger les critères d’appartenance et d’exclusion à l’Institution, plus particulièrement le critère de la littérarité et son instrumentalisation dans le système littéraire. Si les relations entre le témoignage et la littérarité ne sont pas forcément conflictuelles, pourquoi, dans la réalité des faits, fonctionnent-elles sur une logique d’exclusion/inclusion ?
Si le concept de Weltliteratur, né en même temps que les littératures nationales, a été décliné dans différentes définitions, jusqu’à toucher aux littératures sans place, telles celles que le corpus des « littératures postcoloniales » essaie d’unifier, il nous semble qu’un tel concept et la théorie littéraire continuent de parcourir des chemins séparés. Quel que soit le secteur que l’on examine, un système d’inclusion/exclusion réglemente les rapports hiérarchiquement : la théorie postcoloniale au sein de la théorie littéraire, la littérature maghrébine dans l’ensemble du système littéraire francophone, la littérature de la migration au sein de la littérature maghrébine.
A bien des égards les problèmes que le témoignage pose à la littérature ne sont pas spécifiques à la littérature francophone mais à la littérature tout court ; nous nous pencherons donc nécessairement d’abord sur quelques aspects de théorie littéraire parallèlement à leur évaluation dans la littérature maghrébine. Les rapports entre témoignage et littérature seront ainsi mesurés à l’aune de l’écriture que nous analysons en tant qu’exemple littéraire dont la spécificité ne constitue pas la base pour la formation de critères d’exception mais une manifestation du fait littéraire.
Le droit de cité, tel qu’il est questionné dans l’écriture de migration que nous analysons, est présent sur plusieurs plans : prenant ses mouvances dans la forme de l’une de ses expressions (témoignage) il est interrogé par la figuration symbolique du migrant (à travers l’image porteuse du couple sauvage/ville ou aliéné/ville) et par le contenu (histoires de migrants exclus). La place du migrant dans l’Etat renvoie ainsi à une marginalité multiple : d’un type d’écriture dans la théorie littéraire, d’un type de littérature dans l’institution littéraire, d’un thème littéraire à l’intérieur d’une littérature spécifique.
Si la littérature est traditionnellement l’outil pour appréhender le monde comme réseau de relations entre les êtres et le réel, ce point névralgique des relations du témoignage à l’institution (prise dans son sens large) suffirait à en faire un de ses points forts, carrefour sémantique où foisonne une multiplicité de sens. Si le témoignage est un élément que nous avons qualifié de « déstabilisateur » des genres littéraires en raison du questionnement qu’il engendre sur le bien-fondé de ses présupposés épistémologiques formels et contextuels, il ouvre aussi une perspective temporelle différente appréhendée par l’idée de la « mémoire des textes ».
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Il est vrai que l’union des deux termes « poétique » et « migration » tient d’un geste de légitimation de l’expression d’un phénomène complexe, la migration, dans la sphère littéraire : parler de poétique relativement à la migration investit cette dernière d’une épaisseur littéraire, lui confère une substance. Toutefois, notre propos ne s’inscrit pas dans une dynamique de légitimation de la « littérature de la migration » : du fait de son existence et qui plus est du danger de son effacement elle pose des questions à la poétique qui sont en elles-mêmes légitimes. Le témoignage n’est que l’un de points critiques relatifs aux tensions de légitimité. Du fait d’être un objet très marginal de la poétique le problème de la légitimité liée à l’écriture de la migration se trouve amplifié.
Chevalier, Karine, Poétique de la mémoire. Trace, masque, palimpseste, chaos dans les oeuvres romanesques de Nabile Fares, Juan Rulfo, Daniel Maximin et Salman Rushdie, thèse de doctorat, dirigée par Nabile Farès, et Debra Kelly, Université Stendhal Grenoble III, 2004 ; Combe, Dominique, Poétiques francophones, Paris Hachette, 1995 ; Bonn, Charles (sous la dir. de) Poétiques croisées du Maghreb, Paris, L’Harmattan, coll. Itinéraires et contacts de cultures, vol. 14, 2ème semestre 1991; Bekri, Tahar, Malek Haddad, l'oeuvre romanesque. Pour une poétique de la littérature maghrébine de langue française, Paris, L'Harmattan, 1986 ; Khadda, Naget et Hadj-Ali, Bachir, Poétique et politique. Paris, L'Harmattan, 1995 ; la section « poétiques de l’autobiographie » dans Mathieu, Martine, Littératures autobiographiques de la francophonie, Paris, L’Harmattan, 1996. Dans un autre cas, le terme de poétique peut fonctionner comme une sorte de programme ou manifeste, comme chez l’écrivain martiniquais Edouard Glissant. Voir en particulier : Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990 et Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
Dans Poétiques francophones de Dominique Combe, par exemple, une seule page est dédiée aux genres littéraires. La même chose se passe dans l’essai de Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théories postcoloniales, qui conformément à son objet principal, s’attache à illustrer le rapport des écrivains postcoloniaux aux genres occidentaux et non pas à une redéfinition des genres mêmes à l’aune de la contribution de ces productions littéraires.
D. Combes, op. cit., p. 9.
Bruno Etienne a recensé dans la presse les variations taxinomiques pour se référer à la population maghrébine : indigènes musulman, indigènes israélites, français de souche nord-africaine, émigré, travailleur maghrébin, immigré, arabe, beur, musulman, islamiste, intégriste. Etienne, Bruno, « Représentations médiatiques et discours politique sur l’étranger immigré », in : Stora, Benjamin et Temine, Emile, Immigrance. L’immigration en France au XXe siècle, Paris, Hachette, 2007, pp. 299-330.
Dib, Mohammed, Simorgh, Paris, Albin Michel, 2003, p. 77.
Comme le souligne C. Biondi, Glissant utilise des « des mots-clés du système pour détruire le système », dans Biondi, Carminella et Pessini, Elena, Rêver le monde écrire le monde. Théorie et narration d’Edouard Glissant, Bologna, Clueb, 2004, p. 26.
Le concept de migrance de Hédi Bouraoui est forgé dans le contexte socioculturel canadien dans le sens où il rend compte de la réalité d’une littérature de la migration telle qu’elle s’est développée au Canada. Son application à d’autres contextes pourrait se révéler un peu problématique. De même, pour le concept de créolité de Glissant. Il s’agit d’un concept enraciné dans une réalité physique qui est celle de la langue articulée à un paysage spécifique. La créolité n’est pas la même partout, il y a dans la généralisation de ce principe-guide le risque d’aller à nouveau vers l’universalisation.
Depuis ses débuts, dans la littérature maghébine l’essai tient une place très importante qui reste encore presque entièrement à être analysée. Rappellons ici le travail de Ali-Benali, Zineb, Le discours de l'essai de langue française en Algérie : mise en crise et possibles devenirs (1833-1962), Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
Par exemple le corpus considéré par T. Todorov, dans sa Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, est constitué de : L’Odyssée, Les mille et une nuits, Le Décameron, La légende du Graal, et parmi les écrivains modernes, les œuvres d’Henry James, F. Dostoïevski et J. Conrad. On pourrait faire des constats similaires chez A. Compagnon. Gérard Genette se réfère systématiquement à des auteurs français. Des exemples plus variés (surtout venant de la littérature chinoise) sont cités par Jean-Marie Schaeffer dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989. Les études sur « l’extrême contemporain » français incluent dans les corpus des auteurs francophones, comme dans D. Viart et alii, Le roman français contemporain, Paris, Ministère des affaires étrangères, ADPF, 2002, (peut-être du fait de la particularité de l’édition).
La conception de l’histoire littéraire francophone dans Littératures francophones, sous la direction de C. Bonn, X. Garnier et J. Lecarme (Bonn, Charles et Garnier, Xavier et Lecarme, Jacques, Littérature francophone. 1. Le roman, Paris, Aupelf/Uref, 1997)prônait cette solution. Mais jusqu’à aujourd’hui elle ne semble pas s’être trop développée et, surtout, le problème du genre (comme on le verra) ne simplifie pas la tâche. Le fait que le troisième volume qui devait être consacré aux genres factuels n’ait pas vu le jour est assez emblématique d’un autre type de pression à l’œuvre : celui de la hiérarchie qui ordonne les genres littéraires.
La déstabilisation est à analyser dans le cadre des rapports que l’écriture maghrébine entretient avec les formes d’écriture occidentales. Il faudra considérer alors que dans l’expression romanesque l’intrusion de la voix testimoniale d’un même mouvement inclut dans et exclut de la littérature. Le témoignage déstabilise aussi le rapport à l’écriture fondé sur la séduction : dans le témoignage on pourrait y voir une forme d’écriture qui n’est pas organisée selon la logique de la séduction.