1.2.2. L’impensé majeur de la théorie littéraire : la séparation du factuel et du fictionnel.

Le plus souvent, les critiques font descendre généalogiquement le témoignage de la famille des genres factuels. Dans « Pour une histoire du genre testimonial », Jean Louis Jeannelle repère des antécédents dans les textes religieux et juridiques, dans les différents récits de soi (mémoires et chroniques). Or, il sera intéressant d’observer, en particulier pour les conséquences sur le statut littéraire du témoignage, que les genres factuels dans leur ensemble ont été bannis du monde des lettres au moment de ce qu’on appelle « l’autonomisation du littéraire », qui correspond en réalité à l’élection d’une idée du littéraire propre à l’époque romantique, dont l’héritage est toujours bien vivant. Jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles pourtant, certains genres factuels – tels que les Mémoires, la confession, l’essai historique – ont connu de moments de très haut prestige avec Rousseau, Chateaubriand, Voltaire.

Le moment décisif à ce propos a donc été celui de l’autonomisation du littéraire où la naissance de l’idée romantique de littérature s’est construite sur la base d’une séparation entre l’art pour l’art et la littérature d’idées : « la coupure si prégnante à partir du XIXe siècle entre textes fictionnels et textes factuels [a été] une ligne de partage si fondatrice, si essentielle pour nous qu’elle continue toujours à fonctionner comme le plus grand impensé de la théorie littéraire ». 43 Il est très intéressant d’observer ce moment de l’histoire littéraire pour y relever le processus de mise à l’écart d’une partie énorme de la production écrite qui appartenait jusque-là de plein droit au domaine des Belles Lettres.

‘« Si pour un spécialiste de la littérature du XVIIe siècle ou même encore du XIXe siècle, les discours de savoir occupaient une place centrale dans la vie des lettres, cela n’a plus rien d’évident pour un spécialiste du XXe siècle : il n’est que de constater la quasi-exclusivité accordée dans les histoires de la littérature de notre temps à la triade « roman-poésie-théâtre » au détriment des genres périphériques – auxquels les auteurs de manuels accordaient pourtant encore une section jusqu’au milieu du siècle. Ceux-ci ont pour point en commun leur nature d’écrits en prose non fictionnels : l’acte d’attestation du réel, passé, présent ou intemporel, y constitue le soubassement d’une pratique d’écriture, reléguée à présent plus ou moins loin à la périphérie de l’attention critique. Tel est le cas de ces genres qui relevaient autrefois de plein droit du champ des lettres, comme la prose scientifique (…) l’histoire, (…) les Mémoires. (…) L’intérêt indéniable qu’on porte à l’écriture de l’histoire ou aux écrits personnels ne suffit pourtant pas à rendre compte dans leur ensemble des textes consacrés aux res factae qui souffrent, pour la majorité, de se trouver dans l’angle mort de l’attention critique. » 44

Nous pouvons constater aujourd’hui la persistance insoupçonnée de l’héritage romantique (qui continue à engendrer du discours) à l’ombre de laquelle se manifeste le renouveau d’intérêt pour le témoignage. Cet héritage, qui nous semble si dépassé dans la réalité des choses, ne l’est peut-être pas complètement au niveau plus profond de l’inconscient collectif et la vieille querelle, ou combat omniprésent depuis la fin du XIXe, qui opposait l’art pour l’art à la littérature d’idées, fait encore bien sentir son poids dans l’épistémologie qui ordonne les classements génériques de tout texte non fictionnel.

Sur le caractère fondateur de cette coupure il faudrait peut-être nuancer : l’essentialisation du littéraire qui a eu lieu avec la séparation entre l’art pour l’art et la « littérature d’idées » ne relève peut être pas d’un moment fondateur, puisque l’opposition fondamentale qui en est à la base est opérative depuis l’Antiquité, celle qui divise les choses de nature, physis, des objets d’artifice, tekhné. Cette opposition se trouve invalidée par la pensée contemporaine formulée sur la base de l’expérience des grandes catastrophes de l’histoire contemporaine dues à la logique des systèmes totalitaires (la Shoah, les purges et déportations soviétiques, le Colonialisme).

Fondatrice ou pas, cette ligne de partage marque dans les deux camps une position liminaire du témoignage. Si le plus gros des récits factuels trouve légitimement sa place dans la « littérature d’idée », le témoignage y reçoit un statut marginal parmi ceux-ci. C’est pourtant comme déclinaison de la littérature d’idées qu’il est reformulé aujourd’hui, même si la filiation est établie à partir du seul trait formel du régime de la factualité, sans prendre en compte d’autres aspects (de la voix notamment) qui mettent en doute sa filiation avec le « discours du savoir » 45 . Comme on le verra, ce point marque la différence dans la force narrative qui entraîne la lecture. Si dans la littérature d’idées il y a un « goût du savoir », dans la distance que le témoignage prend par rapport au discours du savoir, il y a à sa lecture le vertige éthique du « quoi faire ? » : une pensée qui se met en mouvement par la réflexion spécifique de la subjectivité qui passe par le vécu.

Les études récentes sur les rapports entre littérature et engagement soulignent le glissement d’un engagement pour une cause à celui pour autrui : le geste de prendre la responsabilité non d’une idée mais d’un être. Le concept d’engagement littéraire a ainsi remplacé celui de littérature engagée, un glissement marqué par une conversion éthique des engagements politiques.

‘« Le passage d’un engagement du dire à un engagement de la forme selon le programme donné par Barthes et la conversion éthique des engagements politiques conduisent ainsi à des stratégies littéraires qui ont pour point commun d’impliquer une refonte et un engagement de la littérature en tant que telle, d’où le fait de parler d’un « engagement littéraire » et non d’une « littérature engagée » 46

Dans l’idée d’engagement littéraire l’attention est focalisée sur la subjectivité qui le réalise. D’où l’attention de plus en plus importante pour les formes hybrides de récit à la première personne. Les formes d’engagement dans les productions romanesques d’après 1970 se caractérisent par le mémoriel et le testimonial qui se manifestent dans des textes à nature indécidable comme le témoignage.

‘« Si le devoir de dévoilement évoqué par Sartre, disparu du roman à thèse, persiste, c’est dans des genres inattendus : biographie, témoignage, récits historiques, formes variés de reportage, jusqu’aux polars engagés. » 47

Alexandre Gefen, à la suite de Benoît Denis, inscrit la problématique de l’engagement dans une perspective historique et indique lui aussi comme un moment clé celui où les deux macro-genres se sont séparés. Dans la deuxième moitié du XXe siècle les stratégies littéraires d’engagement se sont diversifiées (démarquées en tout cas des formes traditionnelles du réalisme, du roman à thèse) et le renouvellement des tactiques formelles est allé jusqu’à une certaine illisibilité.

‘« Les années cinquante - soixante-dix avaient en effet favorisé, notamment sous l’influence de la pensée structurale et de ce qu’on appelle encore, faute de mieux, le «nouveau roman» puis le «nouveau nouveau roman», une littérature puissamment intransitive, délivrée des «illusions» de la représentation, de la subjectivité et du réalisme. Une rupture épistémologique posée entre le verbe et son référent semblait condamner ces dernières avant-gardes à ne pouvoir travailler que la forme des oeuvres. » 48

Dans le contemporain ce « démarquement » formel de l’engagement est pratiqué surtout au niveau des genres et des régimes, à travers des hybridations comme celle entre factuel et fictionnel. L’engagement du dire ne se trouverait-il alors qu’aux frontières de la littérature ?

Si, comme l’affirme Alexandre Gefen, cette vieille opposition entre littérature d’idées et art pour art perd sa pertinence « lorsqu’on rejette simultanément la possibilité d’un acte gratuit et le caractère transparent du langage » 49 , les choses ne sont pas si transparentes pour le témoignage. Ici, les questions formelles de l’écriture sont aux prises avec un engagement qui ne tient pas qu’à elle-même mais à la voix énonciatrice : à son rapport à l’auctorialité et à ses rôle et place dans le système littéraire dont elle fait partie. Le rapport au je étant en perpétuelle mutation au fil des époques, et l’accélération et les brouillements des délimitations des différentes phases caractérisant le contemporain, il est délicat d’en fixer des contours nets pour les cas que nous analysons. Dans la littérature maghrébine la problématique générale de l’auctorialité vient se greffer sur un contexte « postcolonial » où la problématique de l’énonciation constitue la spécificité de sa dynamique.

Sans vouloir se renfermer dans des « particularismes », il nous semble important de creuser les apports d’une étude de la scène énonciative d’où surgit la voix du migrant. Mais, au nom d’une spécificité, il ne faudra pas non plus oublier qu’il existe des dynamiques communes du fait littéraire, sans lesquelles on ne saurait pas repérer les échanges et les points de perméabilité parmi les différences. Nous pouvons en effet remarquer que des dynamiques semblables à celles postcoloniales, englobant la démarche de l’auteur et du lecteur, se sont produites dans les littératures européennes quand elles se sont confrontées à des récits de « crise » relevant des grandes catastrophes de l’histoire. Ces dynamiques sont souvent perçues dans le rapport plus général (au-delà des contextes spécifiques) de l’écrivain confronté à l’événement historique. Comme l’explique Luc Vigier, l’écrivain, dans son statut d’auteur et d’autorité, est conduit inévitablement vers « l’interrogation et l’exploration des processus d’installation aussi bien que des valeurs de son propre témoignage ». 50 Il nous semble cependant qu’une différence fondamentale marque une séparation entre les écrivains européens et postcoloniaux, pour qui le statut d’auteur et d’autorité s’est construit par des chemins différents. Pour l’auteur maghrébin le plus souvent cette autorité s’est faite à travers la garantie du témoignage, et non l’inverse : l’autorité littéraire en Europe a fonctionné comme laissez-passer pour le témoignage.

Dans cette situation l’auteur maghrébin témoin est pris dans ce que le système littéraire francophone appelle la dynamique d’émergence, alors que l’écrivain européen témoin tend vers une sacralisation du témoin. Dans les deux cas ces figements ont produit des restrictions desquelles les écrivains ont senti la nécessité de se libérer. D’où, souvent, le silence jusqu’au « refus de témoigner », illustré par deux titres de la dernière production littéraire sur les camps (Imre Kertész et Ruth Klüger), 51 mais tout autant présent chez l’auteur maghrébin, comme Kateb Yacine : « Un certain silence est accusateur, ne serait-ce que par le refus de hurler avec les loups ». 52 Finalement, émergence et sacralisation sont les deux faces du même processus de bannissement du monde des lettres.

Notes
43.

Jeannelle, Jean-Louis, « Pour une littérature factuelle », disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/atelier.php?Pour_une_litt%26eacute%3Brature_factuelle .

44.

Jeannelle, Jean-Louis, « L’acheminement vers le réel. Pour une études des genres factuels : le cas des Mémoires », Poétique, n. 139, septembre 2004, p. 279-80. (nous soulignons).

45.

C. Coquio le montre bien dans son analyse de Exterminez toutes ces brutes ! de S. Lindqvist. Ce texte génériquement hybride et qui peut se lire comme un témoignage littéraire, présente la particularité de mettre en crise le rapport au discours de savoir. Lindqvist propose un dépassement de la connaissance pour penser jusqu’au bout son contenu. Voir a ce propos : Coquio, Catherine, « De quelques voyages en Afrique aujourd’hui. Journalisme, littérature et philosophie. Ryszard Kapuscinski. Sven Lindqvist. », in : Bessière, Jean et Maar, Judith, Littérature, fiction, témoignage, Vérité, Paris, L’Harmattan, Cahiers de la nouvelle Europe, 2005, p. 106.

46.

Gefen, Alexandre, « La responsabilité de la forme. Voies et détours de l’engagement littéraire contemporain », in : Bouju, Emmanuel, L’engagement littéraire, Rennes, PUR, 2005, p. 78.

47.

Ibid., p. 82.

48.

Viart, Dominique, « Écrire avec le soupçon – enjeux du roman contemporain », in : Braudeau, Michel et Proguidis, Lakis et Salgas, Jean-Pierre et Viart, Dominique, Le roman français contemporain, Paris, Ministère des affaires étrangères, ADPF, 2002, p. 138.

49.

Gefen, Alexandre, op. cit., p.77.

50.

Vigier, Luc, « Figures et portée du témoin dans la littérature du XXe siècle »,réf. du 27/07/05 en ligne :

http://www.fabula.org/atelier.php?Figure_et_port%26eacute%3Be_du_t%26eacute%3Bmoin_au_XXe_si%26egrave%3Bcle .

51.

Klüger, Ruth, Refus de témoigner. Une jeunesse, traduit par Etoré, Jeanne, Paris, Viviane Hamy, 2005 ; Kertész, Imre, Le refus, traduit par N. et C. Zaremba, Arles, Actes Sud, 2001.

52.

Yacine, Kateb, « L’exile et le silence », (1983), entretient avec H. Gafaiti, in : Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989. Paris, Seuil, 1994, p.180.