1.2.4. L’incompatibilité de nature testimoniale : la critique maghrébine.

1.2.4.1. Le performatif.

Dans le champ littéraire qui nous intéresse cette impasse de la fiction et de la factualité (ou référentialité) se double de la réduction de l’aspect performatif, par lequel le témoignage se caractérise, à la fonction de garant du processus d’émergence des nouvelles littératures issues des contextes postcoloniaux. La dimension testimoniale prouverait ainsi avant tout l’existence de la littérature émergente. Mais la question de savoir à quelle subjectivité nous sommes confrontés ne se trouve-t-elle pas oblitérée par la « preuve d’existence » ? La dimension testimoniale disparaît-elle chez les écrivains « confirmés », c'est-à-dire sortis du processus d’émergence ?

Outre qu’il faudrait nuancer sur les étapes qui signalent la fin de l’émergence, il nous semble que le signifié de preuve ne permet pas d’explorer la polysémie des concepts qui s’agrègent autour de la notion de témoignage et va désigner plutôt le statut de document, le plus souvent sociologique, et ses expressions limitées, comme celle de cliché.

‘« Une littérature émergente est le plus souvent inséparable d’un espace culturel émergent, à la définition et à la reconnaissance duquel elle participe activement. Un espace culturel problématique, par exemple lorsqu’il est nié par un discours d’hégémonie comme le discours colonial, a besoin de preuves indiscutables pour affirmer son existence. Et la littérature écrite est probablement une des plus crédibles parmi ces preuves. Quels que soient par ailleurs les thèmes de société développés par les littératures émergentes, c’est d’abord l’existence reconnue de ces littératures elles-mêmes qui affirme aux yeux de tous l’existence de l’univers culturel – et politique – dont elles sont les représentantes. C’est ce que les linguistes appellent la fonction performative de ces textes : qui valent autant et plus dans ce contexte par le simple fait d’exister, que par les thèmes qu’ils véhiculent. (…) La fonction performative d’une littérature émergente dans un contexte de mise en évidence d’un espace culturel nouveau rejoint ici une dimension symbolique dont l’efficacité est assez proche somme toute de celle du cliché. » 74

La fonction performative est perçue chez certains auteurs de la pensée du témoignage (Paul Ricœur en particulier) comme le pouvoir de faire advenir l’événement narré par le récit où le pouvoir du langage est appréhendé dans la stricte relation à celui du sujet. Cette approche, en développant les propositions de la théorie des actes de langage (speech acts), amène à penser le témoignage comme action et à l’inscrire dans une pensée éthique formulée sur la base d’une poétique de l’action et de l’engagement.

‘« Le témoignage inaugure une forme d’expression figurative où dire c’est faire. Penser le témoignage comme un performatif suggère une position du sujet parlant pensé comme sujet agissant » 75

Malgré ses inconvénients – comme la place prépondérante de la frontière entre fiction et réalité qui interdit le passage vers la dimension littéraire qui se trouve, entre autre, dans ce croisement – 76 cette approche permet de centrer l’attention sur le type de subjectivité qui est à l’œuvre dans le témoignage. Le fait que sur ce point naît une divergence au cœur de la pensée du témoignage (Ricœur et Lévinas) souligne que nous sommes là confrontés à un nœud problématique important mais pas inconciliable.

‘« De cela [l’acte de dire qui incline à faire du sujet parlant l’origine de son Dire] Lévinas ne veut à aucun prix, dans la mesure où dans l’ « approche », l’initiative vient principalement de l’autre, d’autrui. Je vois là pour ma part un point d’extrême difficulté. Est-il permis de dépouiller le Dire de son caractère d’acte pour l’accorder avec la passivité « plus passive que toute passivité », propre à la réception de la mise en responsabilité du soi par l’autre que soi ? » 77

Même pensée comme la plus passive, la subjectivité du témoignage entraîne une action qui dans ce cas est toute orientée sur le destinataire qui « est mis en responsabilité du soi par l’autre que soi ». Dans l’approche pragmatique on a évoqué que l’aporie du témoignage, c’est-à-dire sa relation à l’invention qui réside dans la mise en récit et dans le processus de figuration, pourrait amener à des positions rigides face au littéraire. En synthétisant l’approche pragmatique, il suffirait d’assurer sur la base de preuves dans le langage, que la proposition du témoignage représente une situation réelle : « on interrogera la consistance de la référence qui habite l’énoncé afin de déterminer la frontière entre fiction et réalité »  78  ; alors que le « me voici » lévinassien, contenu dans l’irruption de l’énonciation testimoniale, fait résistance à une réduction objective : « le témoignage demeure un dire non aliéné à un dit. Le dire du témoin n’est pas l’actualisation d’une structure linguistique » 79 .

Pensé comme « dédit du dire » (Lévinas) ou comme acte du dire (Ricœur), le témoignage ne se passe pas de la subjectivité et de l’engagement. Dans la pensée de Ricœur, les dimensions pragmatique (énonciative), sociale et institutionnelle ne sont pas séparables de l’engagement intégral de l’être dans une revendication pour laquelle le témoin donnerait sa vie, sans laquelle il ne pourrait pas survivre 80 . On pourrait reconnaître le même concept, décliné comme engagement assumé dans la souffrance ou le pâtir, dans l’expérience sans maîtrise, et donc sans subjectivité active, tel que Derrida le formule développant la pensée de Lévinas.

Notes
74.

Bonn, Charles, « L’exil et la quête d’identité, fausses portes pour une approche des littératures de l’émigration », www.limag.refer.org./Textes/Bonn/Emigr , p. 3, (nous soulignons). Dans la réflexion de Charles Bonn autour du silence sur l’émigration, il nous semble comprendre que les écrivains reconnus sont en quelque sorte « affranchis du performatif » – élément qui caractérise le processus d’émergence – et du piège du cliché qu’il recèle.

75.

Pierron, Jean-Philippe, Le passage de témoin. Une philosophie du témoignage, Paris, Cerf, 2006, p. 34.

76.

Voir à ce sujet la critique de Ricœur menée par C. Coquio. Elle affirme : « Ricœur classe le témoignage dans la phase première, documentaire de l’écriture de l’histoire, bien avant l’étape scripturaire finale, dite « littéraire » au prix d’un abus de langage caractéristique : Ricœur reste finalement sourd au devenir littéraire du témoignage ». (Coquio, Catherine, « A propos d’un nihilisme contemporain : négation, déni, témoignage », in L’histoire trouée. Négation et témoignage, sous la dir. de Coquio, Catherine, Nantes, L’Atlante, 2003, p. 40-41.)

77.

Ricœur, Paul, Autrement : Lecture d’ « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence » d’Emmanuel Lévinas, Paris, PUF, 1997, p. 10-11.

78.

Pierron, J.-Ph. op. cit., p. 37.

79.

Ibid., p. 41.

80.

On pourrait voir ici la superposition de la pensée de Ricœur au concept d’engagement de S. de Beauvoir : « il n’est autre chose que la présence totale de l’écrivain à l’écriture », La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.65. Ricœur décrit l’action de la parole testimoniale dans son rapport au témoin, perçu à travers la résonance grecque (martyr) : « Le mot [témoignage] ne désigne plus une action de parole ; le témoignage est l’action elle-même en tant qu’elle atteste dans l’extériorité l’homme intérieur lui-même, sa conviction, sa foi. », Ricœur, Paul, « L’herméneutique du témoignage » (1972), in : Lectures 3, Paris, Seuil, 1994, p.117.